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  2096.

  La Guerre était finie depuis presque trente ans maintenant, mais le monde ne s'en était pas remis. Il ne s'en remettrait jamais. La Terre payait pour avoir été l'écrin d'un diamant, tant ébloui par son propre éclat qu'il en avait oublié qu'il ne pouvait briller tout seul. Elle payait pour avoir été le berceau de l'espèce humaine, cet enfant prodige qui n'hésita pas à mutiler sa propre mère. Le moindre recoin de la planète portait les stigmates de la Guerre. S'il y avait encore des yeux pour voir ces paysages, ils verraient une végétation anéantie, ne manqueraient pas de noter l'absence du moindre animal, et s'attarderaient sur le comportement des derniers hommes, qui n'avaient plus que d' "homme" le nom. Le concept de loi n'était même plus un souvenir, celle du plus fort était seule en vigueur. La notion de pays avait disparu, seules subsistaient les frontières naturelles, les seules qui traversent les guerres. Et si les bombes avaient entamé le travail, la Famine l'avait achevé. Celle-ci avait décimé ce qui avait traversé la Guerre, le moindre endroit qui n'était ni détruit ni pollué se voyant assailli, tels des vautours devant leur proie mourante, par les derniers hommes, qui exploitèrent tant ce qui pouvait encore l'être que la nature n'eut bientôt plus rien à offrir. Des bruits disaient que par le passé, les hommes pensaient que leurs actions durant leur vie les conduiraient, après leur mort, soit à une utopie, appelée "paradis", ou à l'inverse vers un "enfer". Aujourd'hui, de telles aberrations avaient peu de chances d'investir les esprits des derniers hommes. Leur réalité était plus simple : leur vie était l'enfer, la mort le paradis.

  Cependant, beaucoup croyaient que l'humanité s'était réorganisée, dans quelques points du globe n'ayant pas subis de retombées nucléaires. C'était notamment le cas de l'Afrique sub-saharienne, et même s'il semblait peu probable qu'un semblant de société puisse encore exister, le voyage pouvait s'avérer tentant. "Il faut essayer", se disait Eazy en gagnant la cuisine, aussi dangereuse et insurmontable que pouvait sembler la route. Il attrapa un reste du repas de la veille, ses pensées continuant de le conforter dans son choix. Plus il songeait à leur vie ici, dans cette ville qui avait autrefois fait partie de la France, plus il se disait que ce voyage, même s'il s'agissait là d'une entreprise impossible, serait l'odyssée qui donnerait un sens à leur vie. L'expédition ne leur offrirait sans doute pas les joies d'une existence confortable, mais elle leur offrirait de l'espoir. Et l'espoir, c'est ce que l'on peut rêver de mieux aujourd'hui, pensa Eazy en mordant dans le bras de l'homme qu'ils avaient attrapé hier.



*

  Il avait mangé un humain pour la première fois il y a trois ans. Encore maintenant, il se souvenait à quel point cet acte, banal aujourd'hui, les avait profondément traumatisés, la première fois. Il se rappelait distinctement de ce qu'il s'était passé ce soir-là. Un adolescent était entré dans leur squat de l'époque, seul, désespéré, affamé, espérant dénicher quoi que ce soit à se mettre sous la dent, quoi que ce soit qui satisfasse son estomac qui manifestait sans cesse son mécontentement. Il s'était pris dans l'un des pièges de Mario, et N'da l'avait descendu. Une balle dans la tête. Efficace, à défaut d'être propre. La scène était courante, mais l'état de leurs propres panses n'avait pour sa part rien d'anodin. Ils n'avaient rien avalé depuis quarante-huit heures, et n'avaient mangé que deux fois ces cinq derniers jours. Ils projetaient de partir, de trouver une autre ville, où il y avait encore de la nourriture pour laquelle se battre, mais n'étaient pas sûr d'y arriver dans leur état actuel. C'était loin d'être la première fois qu'ils se retrouvaient avec un cadavre au beau milieu de la nuit, mais c'était bel et bien la première fois qu'ils avaient aussi faim. Et la faim rend fou le plus équilibré des êtres vivants. Finalement, après quelques instants de contemplation silencieuse, qui semblèrent infinis, du corps qui gisait devant eux, ils s'agenouillèrent autour de lui, et sortirent leurs couteaux. Il leur sera impossible, par la suite, de se souvenir de qui fût le premier à se pencher vers la dépouille, le premier à dégainer de quoi le découper, le premier à se retrouver avec de la chair humaine au creux de ses doigts. Ils n'étaient plus maîtres de leurs actions, leurs esprits les avaient désertés, leurs corps agissaient comme des automates. Toujours est-il qu'il y eût ce moment où chacun, enfermé dans sa propre dérive anthropophage, remarquait, inconsciemment ou non, que les autres tenaient entre leurs mains de la viande, et qu'eux aussi s'apprêtaient à la porter à leur bouche. Ce fût avec un ensemble presque surréaliste qu'ils mordirent dans un morceau de bras pour l'un, de cuisse pour l'autre, mais d'homme pour tous, les larmes perlant aux coins de leurs yeux. Car chacun de son côté prenait conscience que ce qu'ils venaient de faire marquait un tournant dans leur vie, dans leur façon de voir le monde, et plus largement, cela traduisait un changement fondamental de l'Homme en lui-même. Car cette scène se produisit, plus tôt ou plus tard, mais quelle importance, dans tous les endroits de la planète encore habités par l'espèce humaine. L'homme redevenait ce qu'il avait toujours été, bien qu'il ait tenté de se convaincre du contraire à travers les prouesses de son intelligence, celles-là même qui l'ont conduit à sa perte. L'homme redevenait un animal.



Après la finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant