VI

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  La nuit suivante, la monotonie du paysage devint franchement inquiétante. Pas une seule trace de vie en trois jours (ce qui valait peut-être mieux si l'on considérait leur dernière rencontre avec des êtres vivants), et aucun signe d'amélioration à l'horizon. Ils commençaient à se demander sérieusement s'ils reverraient quelque chose de vivant un jour, quand, au loin ils aperçurent un semblant de lueur. Il était bien trop tôt pour que le Soleil ne se lève, aussi cette luminosité leur parut particulièrement intrigante. Ils ne se concertèrent pas pour savoir s'ils allaient s'approcher ou pas, le phénomène se produisait droit devant eux, ils poursuivirent simplement dans leur direction. Ils étaient impatients de voir ce dont il s'agissait, car la marche dans un cimetière géant, accompagnée par des compagnons muets comme des tombes, devenait vite oppressante. Ils avaient besoin d'activité, d'un objectif, et ce mystère venait à point nommé. Attelé à la charrette, Eazy accéléra sensiblement le rythme. Dem retrouva l'énergie qui l'avait quitté depuis quelques temps, et Mario commença à établir joyeusement des théories. Même N'da n'émit aucune réserve. L'inaction lui pesait également, il avait besoin d'agir, peut importait la raison, car l'ennui lui faisait remuer le passé, et il se sentait sombrer dans la déprime et la mélancolie. Un souffle nouveau animait les membres de la petite troupe, qui l'espace d'un instant, ne se préoccupait plus des dangers qu'ils traversaient, de la futilité de leur existence, ou des souvenirs douloureux. Seule comptait cette lumière, dont ils n'étaient plus si loin, seul importait de savoir ce qui la produisait. Les yeux sur leur cible, ils sentaient se raviver en eux la petite flamme de la vie.

  Ils arrivèrent finalement à proximité de la source lumineuse, celle-ci semblant provenir d'une sorte de cuvette, juste derrière une colline. Eazy se détacha de la charrette, et la laissa au pied de la butte, dissimulée par un petit renfoncement. Ils montèrent au sommet, et virent une petite ville, plutôt même un village, s'étaler devant eux. Il était encore en très bon état, mais ce n'était pas ce qui retint l'attention du groupe. Ce qui les captivait, c'était les lampadaires, leur lumière jaunâtre, qui luttait avec la nuit, de part et d'autre de la rue principale.


*


  Ils ne parlaient plus. Ils ne bougeaient plus. Ils ne respiraient plus. Le spectacle les hypnotisait. Ils n'avaient jamais vu de lumière comme celles-ci, les seules lumières artificielles qu'ils connaissaient étant celles de leurs petites lampes à piles. En ville, il n'y avait plus d'électricité, et de toute façon, la moindre lueur à une fenêtre dans la nuit vous condamnait immédiatement, attirant tous les rôdeurs nocturnes et affamés.

"C'est possible que les derniers à avoir habité ici aient oublié d'éteindre, tu penses ? demanda Eazy à Dem.

-Je pense pas... A moins qu'ils soient partis y a pas longtemps, il aurait fallu changer les ampoules. Non... je pense qu'il y a des gens qui vivent ici.

Chacun méditait cette idée dans sa tête, ne sachant trop comment la prendre. D'une part, ils ne connaissaient pas cette ville, et ses habitants, si tant est qu'il y en ait, avaient de fortes chances de leur être hostiles. Mais d'un autre côté, après ces jours d'apathie, jeter un coup d'œil de plus près sur cet étrange village était extrêmement tentant. Chacun soupesait le pour et le contre dans sa tête, ne sachant vers quelle décision faire pencher sa balance interne.

"On fait quoi ? finit par demander N'da.

-J'ai bien envie d'aller voir... répondit Eazy. Vous en pensez quoi vous ?

-Moi aussi, opina N'da.

-J'ai un mauvais pressentiment... dit Dem. Comme si on allait nous prendre à revers dès qu'on aura mis un pied dans la ville. J'ai... J'ai l'impression que si on y va, on va mourir ici...

-Exact", fit une voix dans leur dos.


*


  Ils sursautèrent si fort qu'ils frôlèrent l'infarctus. Ils se retournèrent si vivement que leur cou menaça de ne plus faire corps avec le reste de leur être. Leurs cœurs battaient si vite qu'on eut dit qu'ils allaient exploser. Leurs yeux s'écarquillèrent tant pour mieux voir ce qui s'avançait vers eux qu'ils manquèrent de sortir de leurs orbites. S'approchaient lentement des êtres diaphanes, presque translucides, à tel point qu'ils semblaient briller à la lueur de la lune. Ils n'auraient pu jurer qu'ils avaient bien affaire à d'autres humains. L'un d'entre eux reprit d'une voix douce, presque fluette, qui contrastait tant avec la frayeur qu'ils leur avaient causé que s'en était presque décevant.

"Vous avez deux possibilités : soit vous empruntez un autre chemin, et ne mettez jamais les pieds dans notre ville, soit vous y entrez, et je vous garantis que vous n'en ressortirez jamais".

Et ils disparurent dans la nuit aussi soudainement qu'ils étaient apparus. Ils restèrent tous les quatre muets pendant de longues secondes, peut-être même de longues minutes, avant que l'un d'eux n'ose reprendre la parole.

"Bon, on contourne ou on y va ? interrogea Eazy.

-On contourne ! s'exclama Mario, pour qui l'idée même de se poser la question paraissait saugrenue.

-Ils doivent avoir des merveilles à cacher..., avança N'da.

-Oui, je crois aussi, renchérit Eazy. Ils nous ont fait peur parce qu'ils nous ont surpris, mais je ne suis pas sûr qu'ils soient si forts que ça.

-Ils ont l'avantage du nombre, le contredit Dem. Et ils connaissent le terrain.

-Ils n'avaient même pas l'air armés, observa N'da.

-Ils ont de l'électricité... Ils ont peut-être des armes plus puissantes que les nôtres. Et ils peuvent très bien être des centaines dans ces immeubles. Non, on contourne, conclut Dem.

-... OK, comme tu veux", céda Eazy, qui comprenait bien le réalisme des arguments de son compagnon, mais trouvait frustrant de ne pas répondre à l'appel de sa curiosité, qui supportait mal l'idée de ne pas percer le mystère de ces étranges apparitions, et celui des trésors que devaient contenir leurs immeubles.

Il se résigna à s'atteler à la charrette, mais quand il alla la récupérer, il eut le souffle coupé. Elle avait disparu. 

Après la finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant