III

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Après quelques jours de marche dans un décor vide et monotone, ponctué de quelques villages abandonnés, où ils ne trouvèrent rien d'intéressant (les derniers habitants ayant pris soin de tout emporter avec eux), le paysage changea enfin. Et à vrai dire, ils ne s'en réjouirent pas. En effet, se dressait devant eux une forêt. Se trouver devant une forêt verdoyante, par une chaude après-midi, peut être une vision enthousiasmante. Mais se trouver, par une nuit si glaciale qu'il n'existe pas de mots pour l'exprimer, devant une forêt d'arbres morts, est une vision qui procure une foule de sentiments, mais aucun qui ne se rapproche, de près ou de loin, à de l'enthousiasme.

"On contourne ?" demanda Mario d'une petite voix.

Eazy et Dem se regardèrent, regardèrent autour d'eux, et, malgré la visibilité réduite, constatèrent qu'il leur faudrait probablement des jours s'ils décidaient d'en faire le tour.

"Non", finit par lâcher Dem.

Et, pour donner plus de poids à sa réponse, il se remit en route, la charrette sur ses talons, immédiatement suivi par Eazy, et, après un léger temps d'hésitation, de Mario. N'da rejoignit rapidement la reste de la troupe, et les quatre marchèrent, serrés autant que possible, entre les rangées de troncs dénudés. Bien qu'aucun ne l'aurait admis à voix haute, cette forêt était franchement terrifiante. Il y avait ces arbres morts, aux branches rares, qui, dans l'obscurité nocturne, semblaient parfois former un visage grimaçant en train de les dévisager. Mais ce n'était pas le pire. Il y avait cette odeur, cette odeur indéfinissable, à la fois de cendres et de cellules vivantes en décomposition, qui leur prenait le nez, la gorge. Mais ce n'était pas le pire. Il y avait ce froid, qui leur semblait bien plus piquant dans ce décor d'horreur. Mais ce n'était pas le pire. Le pire, c'était le silence. Car, si l'on avait pu penser qu'ils y étaient habitués depuis le début de leur marche, ce silence était différent de celui de la plaine. En terrain découvert, ils pouvaient voir au loin, la vue informait des dangers bien avant l'ouïe. Mais ici, n'importe qui, n'importe quoi pouvait se dissimuler. Ce silence était d'autant plus profond qu'ils n'osaient pas parler, comme impressionnés, hypnotisés par l'effroi que provoquait l'atmosphère qui les entourait. Seulement brisé par le léger grincement régulier des roues de la charrette, le sol étouffant le bruit de leurs pas, le silence était quasi total. Le moindre craquement d'une branche sous leurs pieds les faisait sursauter tous les quatre de concert. Aussi aucun d'eux ne put ne pas entendre le bruit de pleurs qui venait de leur droite.

*

A la Guerre avait succédé la Famine. La plupart des aires cultivables étant détruites, pour nourrir les survivants des ruines de leurs pays, les terrains restants furent drastiquement surexploités. L'un des derniers progrès scientifiques que devait accomplir l'humanité fût le smurfium (un engrais qui devait son nom à son étrange teinte bleutée), qui donna des résultats stupéfiants. Un hectare cultivable produisait quasiment autant que cinq hectares cultivés par le biais d'une agriculture "traditionnelle". Mais, car c'était bien évidemment trop beau pour être vrai, cette formidable productivité tourna rapidement à la catastrophe. Le produit miracle n'avait pas eu le temps d'être expérimenté sur la durée, et, face à l'urgence extrême de la situation, les autorités, se basant sur des premières simulations encourageantes mais incomplètes, l'utilisèrent immédiatement à grande échelle. Les problèmes ne tardèrent pas : ce fût une véritable épidémie d'une étrange maladie, baptisée "maladie du blé fou". Les victimes perdaient peu à peu l'usage de leur corps et de leur esprit, terminant paralysées ou démentes. Une majorité de la population fût emportée par ce mal, finissant ses jours dans d'immenses cimetières vivants, qu'on appelait les "maisons du blé". Mais les effets du smurfium ne se limitèrent pas aux seuls consommateurs, touchant l'ensemble de l'écosystème. Le composé avait pénétré la terre, contaminé les nappes phréatiques, et se répandit ainsi aux derniers végétaux épargnés par les épreuves que l'homme avait imposé à sa planète. Par le biais de ces végétaux, il atteignit les derniers animaux. Ceux-ci n'avaient déjà plus aucune perspective de survie, à l'exception de ceux qui vivaient en milieu hostile, à supposer que celui-ci fût épargné par la Guerre. Les autres, sans exceptions, des éléphants aux insectes, des reptiles aux amphibiens, en passant par les chiens et les chats, furent chassés et dévorés, sans le moindre souci de proportion. Ceux qui restaient s'empoisonnèrent à travers les plantes, et emportèrent avec eux dans la tombe ceux qui avaient consommé leur chair. Les stocks, tels les boîtes de conserves, devenues la seule nourriture disponible, ne tardèrent pas à s'épuiser. La Famine atteignait son paroxysme, pour ne plus le quitter. Les plantes disparues ou toxiques, les espèces animales éteintes, les productions épuisées, la chair humaine devint bientôt le seul aliment disponible. Les règles changeaient, et il n'y en eut bientôt plus qu'une seule en vigueur : les tueurs mangeaient, les tués étaient mangés.

Après la finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant