IX

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  Une fois à l'intérieur, Dem engagea la conversation avec l'un de ceux qui les accompagnaient.

''Comment vous avez vu qu'on était rentré dans les salles avec les vélos ?

- On a des caméras dans chaque salle, répondit l'autre sans réserve. Tout est géré dans cet immeuble, on peut voir en direct ce qu'il s'y passe.

- Et comment vous faites pour les décharges ?

- Grâce à un système informatique. Quand ceux devant les caméras voient qu'il y en a un qui est moins efficace que les autres, il est immédiatement signalé à celui qui gère le système, et il envoie le coup de jus''.

Il parlait sans émotions, comme s'il avait évoqué la météo du jour, et non la réduction en esclavage et la torture de centaines de personnes.

''Et cet ordinateur est situé dans cet immeuble ?''.

Dem reçu un regard interrogateur, mais il obtint sa réponse.

''Oui, on va passer devant, c'est juste avant le laboratoire''.

Dem hocha la tête. Il réfléchissait de nouveau. Son plan fou semblait de plus en plus en mesure d'être réalisé. Etre tombé sur ce gars si volubile était le petit coup de pouce du destin dont il avait besoin. Il jeta discrètement un coup d'œil autour de lui, et vérifia une nouvelle fois qu'aucun des membres de leur escorte n'était armé. Il n'avait aucune idée de comment se présenterait la suite, mais il était bien déterminé à prendre tous les risques nécessaires.

  Cet immeuble n'était pas très différent du premier qu'ils avaient visité, en dehors du fait qu'il fut bien plus grand. Là encore, ils allèrent directement vers les étages inférieurs, et à chaque palier, les mêmes alignements de portes les attendaient. Enfin, leur guide prit un couloir, et leur indiqua, à tout hasard, la porte derrière laquelle étaient gérées les décharges des esclaves. Mais pour Dem, ce n'était pas une information anodine. L'air de rien, il effleura la poignée en passant devant la porte, et constata qu'elle était fermée à clef. Il croisa le regard de N'da. Avant d'entrer dans l'immeuble, il lui avait fait promettre d'exécuter tous ses ordres, sans se poser de questions. Et le moment de tenir sa promesse était arrivé.


*


  ''Défonce la porte''.

Et N'da défonça la porte.

''Retiens-les'', ajouta Dem en pénétrant dans la pièce.

A l'intérieur, une dizaine d'individus affichaient une stupéfaction et une incrédulité des plus totales. Mais Dem n'avait pas de temps pour eux. Tout en débouchant le bocal de ''geaulules'', il analysa la pièce. Chacun d'eux était devant un ordinateur, et chacun d'eux gérait manifestement une salle. Mais ce n'est pas ce qui intéressait Dem. Alors qu'il sortait le petit pistolet caché dans le récipient, il repéra ce qu'il cherchait : l'ordinateur auquel était relié les autres, celui qui envoyait les décharges. Il s'approcha, et vida son chargeur dessus. A présent qu'il était hors d'état de nuire, il espéra que son plan fonctionnerait comme il l'entendait. A peine quelques secondes après être entré, il retourna vers la porte, les yeux des informaticiens, médusés et tétanisés, posés sur lui. En sortant, il ne fût pas surpris de voir que les membres de leur escorte étaient soit à terre, soit enfuis, et couru vers l'escalier avec N'da. De toutes les portes, des ''translucides'' pointaient le bout de leur nez pour connaître la raison des coups de feu, mais leur attention fut rapidement accaparée par les cris qui venaient du fond du couloir. Dem ne savait pas ce qu'il y avait derrière cette porte, mais il avait comme une intuition. Et celle-ci était juste. Les cris provenaient de la salle des caméras, où l'on constatait que plus rien n'empêchait les esclaves de descendre de vélo, et d'ôter, enfin, leurs combinaisons diaboliques.


*


  Dem et N'da se précipitèrent vers l'issue de secours, et, une fois à l'extérieur, Dem ne put retenir un sourire de satisfaction. De partout sortaient les anciens esclaves, qui ne sauraient jamais qui les avait affranchis, muent par une haine depuis longtemps entretenue envers leurs geôliers. La ville, si calme à leur arrivée, était à présent le théâtre d'un véritable pugilat. Dem nota que, visiblement, ils avaient été abusés par le chef du village : en effet, les ''translucides'' ne disposaient d'aucune arme à feu, il était donc peu probable que des tireurs d'élites soient positionnés sur les toits. Au moins, cela leur avait permis de libérer tous ces malheureux, qui les remerciaient sans le savoir, en déversant leur aversion sur leurs tortionnaires. Il chercha des yeux celui qui l'avait manipulé, et éprouva une petite pointe de regret à ne pas le voir se faire massacrer par ceux qu'il avait exploités. Mais il avait tout de même de quoi se réjouir. La confusion était générale. En même temps que le jour se levait, la mort s'abattait sur le village. Jamais ils n'avaient vu un tel étalage de violence. Les anciens esclaves auraient dû être épuisés, mais le désir de vengeance leur donnait des ressources insoupçonnées. Au centre de la rue, un petit bout de femme achevait un translucide qui devait peser quatre fois son poids. Un instant omnibulés par le spectacle, N'da et Dem retrouvèrent leurs esprits. Mieux valait mettre au plus vite un maximum de distance entre ce lieu et eux. Tôt ou tard, on les verrait, et le risque était grand que tout ne se finisse pas sous les meilleurs auspices. Ils partirent donc rejoindre Eazy et Mario, en prenant soin de décrire une large boucle, loin des horreurs de la rue centrale. Ils finirent par les retrouver, et Eazy s'était manifestement autorisé un geste d'humeur, puisque toute leur escorte gisait devant lui. Aucun mot ne fut prononcé, N'da attrapa la charrette, et ils se mirent prestement en route, toujours vers le Sud. Ils ne se retournèrent pas une seule fois. Ils ne regrettaient pas que leur court passage dans le village l'ait fait sombrer dans la désolation. Mais ils regrettaient, pour la première fois qu'ils voyaient un semblant de société, que celle-ci fut une des plus malsaines jamais créées par l'homme. Ce village était un village de démons, mais leur arrivée avait tout changé. D'ici peu, un village fantôme verrait le jour.

  La chute de ce village avait quelque chose de symbolique. L'ordre, de quelque manière que ce soit, n'existait plus. Il ne pouvait plus être maintenu, quels que soient les moyens dont on disposait. Il était vain d'essayer de recréer un semblant de société, de croire que l'on pouvait faire renaître un feu alors que les cendres étaient depuis longtemps éteintes. Ce monde n'était plus celui des règles, ce monde était celui de l'anarchie. Et il finissait toujours par le rappeler à ceux qui oseraient prétendre le contraire.

Après la finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant