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  Une bonne partie de leur charrette était composée de bocaux remplis de gélules, dont aucune personne étrangère à leur groupe ne connaissait l'utilité. Ces gélules étaient tout simplement leur bien le plus précieux, la chance incroyable qui leur offrait un avantage considérable sur l'ensemble des aspirants au peu de nourriture restante sur la planète. Celles-ci leur permettaient tout simplement de ne pas avoir à chercher la denrée la plus précieuse, la plus difficile à trouver : l'eau potable. En effet, ces cachets, subtilement baptisés "geaulules", pouvaient remplacer l'eau, à raison d'une consommation relativement importante chaque jour. Celles-ci avaient été inventées par un scientifique russe, Leonid Gratinsky, dont Dem et Eazy, grâce à leur grand-père, pouvaient réciter la biographie entière dans les moindres détails. Leonid Gratinsky était né à Moscou, le 17 août 1996, et avait consacré sa vie et son génie à résoudre un problème qu'il s'était promis d'élucider : la survie de l'homme en cas d'une contamination des eaux à grande échelle. Et il était parvenu à mettre au point sa "geaulule", mais la Guerre s'étant déclarée peu après, il ne put jamais la commercialiser mondialement, bien que la production fut déjà en cours. Cependant, le grand-père maternel des deux cousins, grand admirateur du savant, et lui-même directeur d'une petite entreprise pharmaceutique à l'époque, avait cru en lui, et avait acquis une quantité astronomique de "geaulules". Il dépensa ainsi toutes ses économies, mais sûr de l'intérêt qu'elles allaient bientôt susciter chez le grand public, il parviendrait, il en était convaincu, à rentrer rapidement dans ses frais. Malheureusement, la Guerre changea la donne, et le pharmacien pris la décision, au vu de la très faible médiatisation qu'avait suscité cette invention, de garder ce formidable atout pour lui et sa famille, chacun devant jurer de ne jamais révéler l'existence, et encore moins l'utilité de ces fabuleuses gélules. Le secret de celles-ci ayant été bien gardé, et leur consommation limitée au strict minimum tant que l'eau potable n'était pas introuvable, les derniers descendants du pharmacien se trouvaient les propriétaires de suffisamment de "geaulules" pour tenir une bonne dizaine d'années, même à quatre.

  Dans leur cargaison se trouvait également ce qu'il leur restait à manger, leur réserve de sel, tous leurs manteaux (car il faisait extrêmement froid, en particulier la nuit), leurs armes (du moins celles qu'ils n'avaient pas à la main), et un tas de piles, qui alimentaient les vieilles lampes qu'ils avaient dénichées dans un ancien magasin. Les lampes étaient nécessaires, car n'ayant plus ni électricité, ni bois pour faire de feu, elles constituaient leur seule source de lumière. Si être dans le noir complet dans leur squat n'était déjà pas très rassurant, en pleine nature (même si "nature" était un grand mot), cela devenait franchement angoissant. Chaque nuit, ils organisaient des tours de garde, avec toujours deux guetteurs éveillés, l'un auprès des deux qui dormaient, l'autre faisant des rondes à une centaine de mètre de leur lieu de campement. N'ayant pas de sac de couchage, et encore moins de tente, ils dormaient sur des manteaux, et se recouvraient d'autres manteaux pour supporter les nuits glaciales, qui menaçaient chaque fois de les garder dans leur froide obscurité. Ils décidèrent finalement de voyager de nuit, se réchauffant par la marche. En effet, s'ils avaient estimé dans un premier temps qu'il était bien trop dangereux de camper de jour, ils s'aperçurent vite de leur erreur, le Soleil et l'absence de toute végétation leur permettant de repérer un éventuel danger à des kilomètres, s'ils s'établissaient dans un endroit idéal. La nuit, ils étaient éclairés par la lune et les étoiles, et Eazy ne pouvait pas s'empêcher, lorsqu'il levait la tête, de penser qu'avec autant de beauté dans le ciel nocturne, il était impossible que la planète dont il foulait le sol fût aussi laide sur toute sa surface. Il existait forcément encore des lieux qui pourraient l'éblouir de leur splendeur, et il se jura qu'il ne mourrait pas avant d'en avoir contemplé un.


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  Durant la première moitié du XXIe siècle, la population n'avait eu cesse de croître, de même que le niveau des eaux, à un rythme qui dépassait les prévisions les plus pessimistes. Des villes entières, telle que New York, furent rayées de la carte, ce qui impliquait d'énormes déplacements de population, que les gouvernements n'avaient pas suffisamment anticipés. Ajoutée à la demande de nourriture toujours plus importante, la relocalisation de millions de personnes était tout simplement sans solution. On ne pouvait plus se permettre de sacrifier davantage d'espaces de culture ou d'élevage, mais on avait en même temps besoin de place. Le commerce international avait quasiment disparu, chacun gardant évidemment pour lui ce qui suffisait à peine à subvenir aux besoins de sa propre population. Les gouvernements des pays qui importaient leurs denrées alimentaires constatèrent que la seule option restait de piller ces biens, puisqu'ils ne pouvaient plus les acheter. La guerre était déclarée. De conflits locaux, elle s'étendit comme une traînée de poudre au monde entier, chacun voulant attaquer avant de l'être. Finalement, tout le monde fût frappé, terrassé, anéanti. Les bombes nucléaires, lâchées partout, désolèrent à jamais les paysages de régions entières : l'humanité serait éteinte depuis longtemps avant que quoi que ce soit de comestible ne pousse en ces lieux. Après une première vague de combats, d'une ampleur inouïe, les derniers dirigeants que la Terre compta se rendirent à l'évidence : s'ils voulaient nourrir leur peuple, ils ne pourraient plus compter sur leur sol national, dévasté, et pollué. Ils prirent en toute logique la décision d'aller au plus vite piller les pays que l'on avait jugés inutile d'agresser dans un premier temps. Tout le monde ayant eu la même ingénieuse idée, cela donna lieu à de nouvelles destructions massives de ce qu'il restait de l'environnement, du peu d'espoir qu'il pouvait subsister dans la survie de l'espèce humaine. En 2067, date de la fin des combats, faute de combattants, et plus encore faute d'objectifs pour lesquels se battre, l'humanité avait signé son arrêt de mort. Elle l'avait en vérité signé depuis longtemps déjà, mais trop peu l'avaient constaté, la majorité préférant tragiquement se consacrer à sa propre existence, plutôt que de s'occuper des problèmes de grande échelle dont chaque homme, apportant sa petite pierre au gigantesque édifice qu'est la destruction de sa planète, avait contribué à la réalisation. Les arbres, et toutes les plantes, avaient commencé à mourir lentement. Leur perte avait entraîné celles des animaux, toute la chaîne alimentaire étant peu à peu atteinte. L'homme ayant la chance de se trouver au sommet de celle-ci, il avait le privilège unique d'être le dernier à investir la surface terrestre, et ainsi d'avoir tout le loisir de s'extasier sur les effets de ses actions sur la planète. Il peut sembler malheureux, cependant, que ceux qui subissent les conséquences des méfaits de l'activité humaine ne soient que les descendants des véritables coupables, morts, pour la plupart, dans des conditions tout à fait paisibles, et probablement en paix avec leur conscience. Et peu leur chaut si un siècle plus tard, ceux qui véhiculent leur propre sang vivent quotidiennement dans la faim, l'horreur et la misère. En s'autoproclamant l'espèce animale possédant droit de vie et de mort sur toutes les autres, en vertu de son incroyable, de sa fabuleuse, de son inégalable intelligence, l'homme avait condamné toutes ces espèces, l'ensemble du règne animal et végétal, toute la vie sur Terre, sur laquelle il avait un irrépressible sentiment de supériorité, à périr avec lui.

Après la finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant