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Grâce à l'oncle de N'da, ils disposaient d'un véritable arsenal de guerre, avec un stock de munitions suffisant pour mener une guerre. Aussi Eazy y croyait-il réellement lorsqu'il leur fit part de son projet de redescendre pour mettre un terme à la souffrance de tous ces malheureux oubliés. Mais il se heurta au refus catégorique des trois autres.

"On n'est pas là pour soulager les misères de ce monde. C'est déjà assez compliqué de rester en vie, on va pas faire dans le social, lâcha N'da.

-Il a raison... en plus tu sais même pas combien ils sont là-dedans. T'en auras peut-être pour des années, ajouta Dem.

-Jamais j'y retourne, conclut Mario avec un frisson.

-Ok, ok... céda Eazy.

Ils dormirent à proximité du bloc. A la nuit tombée, Dem s'attela à la charrette, et ils se remirent en route. Eazy fermait la marche, et ne put s'empêcher de se retourner vers le grand bloc de béton. Il éprouvait une telle pitié, face à tant d'infortune, que s'en était difficile à décrire. Il aurait voulu faire quelque chose pour eux, mais les autres avaient raison. Ils n'avaient pas le temps, ce monde était un monde d'égoïsme, les bons sentiments n'y avaient pas leur place. Il espérait sincèrement que leur terrible agonie arriverait à son terme le plus rapidement possible, qu'ils accéderaient enfin à la paix à laquelle ils aspiraient depuis si longtemps. Il se remémora une phrase de son grand-père qu'il avait adorée, et qu'il avait prononcée à son intention sur son lit de mort : "Avance toujours, ne recule jamais. La vie c'est le futur pas les regrets". Aussi, Eazy avança. Il devait penser à son groupe, à leur progression, à leur croisade vers des lieux plus cléments. Au vu de ce qu'il venait de voir, il se senti, pour la première fois depuis la mort de sa famille, chanceux de la vie qu'il avait. Il avait trois personnes sur qui il pouvait compter les yeux fermés, et même s'ils avaient chacun leurs défauts, ils les aimaient comme des frères. Il devait avancer pour eux, se battre pour eux, comme eux se battaient pour lui. Il ne pouvait pas se permettre de perdre du temps pour ceux qui lui faisaient pitié, il devait tout donner pour ceux qu'il aimait. Cependant, il se retourna une dernière fois, alors que le groupe s'enfonçait de nouveau dans la forêt, et que la "maison du blé" disparaissait dans la nuit noire. Il savait qu'il n'oublierait jamais ces pauvres hères, tous ces hommes, toutes ces femmes, tous ces enfants, victimes de la folie de leur espèce. Il savait aussi que ce regard qu'il avait partagé avec l'un d'eux hanterait ses rêves pour longtemps.


*


Après deux nuits de marche, ils arrivèrent enfin au terme de la forêt. Bien que le Soleil se levait, ils décidèrent d'un commun accord de poursuivre encore un peu, pour dormir loin de ce lieu d'horreur. Si le paysage était bien moins terrifiant, il n'en était pas moins déprimant. Il n'y avait tout simplement rien. La Guerre était manifestement passée ici, et les ravages étaient visibles. Pas d'arbres à l'horizon, pas d'oiseaux traversant le ciel, pas d'insectes grouillant sur le sol. Ça et là, on pouvait apercevoir les ruines de quelques bâtiments, vestiges d'une activité humaine passée, quelques troncs d'arbres, témoins de la végétation qui avait, autrefois, régnée sur la zone, ou encore des squelettes, d'animaux divers, autant de preuves que la vie avait un jour eu sa place ici. Mais le temps où les hommes construisaient, où les arbres grandissaient, où les animaux prospéraient, appartenait à une autre époque. Ce jour-là, à des kilomètres à la ronde, l'unique trace de vie se limitait à quatre garçons, minuscules pixels colorés sur un immense écran, éternellement éteint. Ils se sentaient infiniment petits, et surtout infiniment seuls. Leur instinct leur dictait un besoin irrépressible de rencontrer d'autres personnes, leur faisait éprouver le besoin d'aimer, d'être aimé, de partager. Ils avaient besoin d'un père qui leur apprenne des choses, d'une mère qui les serre dans ses bras. Ils voulaient rire, se faire des amis, rencontrer des filles, tout ce que ceux de leur âge avaient fait par le passé, et qu'ils ne connaitraient jamais. On ne désire pas ce qu'on ne connaît pas, et pourtant ils désiraient plus que tout connaître ce à quoi ils n'auraient jamais droit. Ils étaient quatre, devaient se supporter, ne pouvaient créer de liens hors du groupe. Ainsi en allait-il, s'ils voulaient survivre. Mais bien souvent, et plus encore dans ce décor vide, ils se sentaient vides, eux aussi. A quoi bon persister, puisqu'ils finiraient de toute façon par mourir sans trouver le bonheur ? A quoi bon vouloir survivre, alors qu'ils n'avaient même pas de but réel à poursuivre ? A quoi bon ce voyage, qui ne faisait que les faire avancer vers la mort plutôt que de l'attendre sagement ? Cette expédition n'était qu'une excuse, naïve, pour se persuader qu'ils croyaient encore en quelque chose. Mais à la vérité, ils ne croyaient plus en rien. Eazy avait entendu que, par le passé, beaucoup de gens s'imaginaient que leur destin était entre les mains d'une sorte de divinité, à qui ils demandaient d'exaucer leurs rêves. En promenant son regard, il se dit qu'il n'était pas surprenant que les hommes aient réduits leur planète à cet état, s'ils donnaient foi à de telles absurdités. Mais Eazy avait besoin de demander du courage à quelqu'un, aussi tenta-t-il de se rappeler le visage de son père, alors qu'il s'endormait. Il parvint à le reconstituer, mais les yeux qui le regardaient n'étaient pas les siens. C'étaient ceux du malade de la "maison du blé".


*


Lorsqu'ils reprirent leur marche, l'atmosphère était pesante. Aucun ne parlait, plongés dans de sombres pensées. Au moins progressaient-ils vite, leurs corps concentrés sur la marche.

Eazy pensait à ses parents, se demandait ce qu'aurait été sa vie s'ils étaient toujours là pour le protéger, pour le rassurer, pour l'aimer. Rien ne le rongeait plus que l'envie de revivre ces moments où il avait été innocent, où il n'avait encore tué personne, où il n'avait encore mangé personne, où il était simplement un fils ou un frère entouré des siens. Il pensait à son grand frère, qu'il aurait tant voulu avoir à ses côtés, juste quelques instants, pour qu'il lui transmette un peu de son courage, qu'il lui dise de continuer, de ne pas abandonner. Il espérait que s'il pouvait le voir, il serait fier de lui.

Dem pensait à ce qu'avait dit Mario, après l'attaque des enfants dans la forêt. Il se demandait ce qu'il aurait fait s'il avait été, lui, à la tête d'une des nations qui avait provoqué la Guerre. Il échafaudait mille théories, imaginant des alliances, des projets communs au monde entier, des remèdes aux problèmes écologiques, des solutions pour endiguer l'augmentation de la population. Il était convaincu que les dirigeants auraient compris le bon sens qu'exigeait la situation, et qu'ils auraient été prêts à faire passer l'intérêt du monde avant le leur. Mais ce qu'il ne savait pas, c'est que ses idées étaient irréalisables, quelle que soit l'époque. L'homme n'avait jamais été altruiste, et n'avait pas attendu la Famine pour se consacrer uniquement à lui-même.

N'da pensait à sa vie, bien loin de ce qu'il imaginait plus jeune. Il pensait à ce temps où il avait des rêves, ce temps où il ne vivait pas un perpétuel cauchemar. Il pensait à sa famille, à cette époque où il avait été heureux, mais qui paraissait si lointaine, qu'il finissait par douter même qu'elle eut existée. Il pensait à ceux avec qui il partageait aujourd'hui sa vie, qu'il n'avait pas choisis par affection, mais par souci de survie. Il pensait que rien ne le rattachait à ce monde, qu'il n'avait pas de but, pas de perspectives. Il se demandait si la vie qui était la sienne valait la peine d'être vécue. Mais il pensait aussi qu'il retournait vers le Sud, et qu'il aurait peut-être l'occasion d'accomplir la seule chose qu'il avait encore à faire sur cette terre.

Mario pensait à l'Afrique. Il se remémorait ce qu'avaient dit Dem et Eazy, sur les paysages, sur les animaux, sur les gens. Il savait qu'ils avaient imaginé ces descriptions, mais il voulait y croire tout de même. Il ne se sentait pas à sa place dans ce monde, mais il se sentait à sa place dans ce groupe. Pour eux, il voulait continuer à vivre. Et lorsqu'il n'y a plus rien, qu'est-ce qui fait vivre, sinon l'espoir ?

Après la finOù les histoires vivent. Découvrez maintenant