Une fois les clameurs du village loin derrière eux, Dem raconta à ses compagnons ce qu'il s'était passé dans l'immeuble. Ils ne tarirent pas d'éloges à son sujet, en apprenant le plan qui avait mûri dans sa tête, alors que ses camarades pensaient leur dernière heure arrivée. Modeste, Dem souligna qu'il avait eu de la chance, mais cela ne fit pas oublier aux autres qu'ils lui devaient leur salut. L'ambiance sur le chemin était joyeuse, ce qui était assez rare pour être souligné. Il est vrai que frôler la mort permet de mieux apprécier la chance que l'on a de vivre, car c'est lorsque l'on se rend compte du caractère éphémère d'une chose que celle-ci revêt de la magie. Et de la magie, il y en avait dans leur groupe ce jour-là. Pour un peu, on eut dit un groupe de jeunes randonneurs partant gaiement à l'aventure, et non pas quatre adolescents qui devaient chaque jour se battre s'ils voulaient voir le Soleil se lever le lendemain. A croire que cette journée était réellement la leur, car le destin n'allait pas tarder à les gâter, plus qu'ils n'auraient osé l'espérer.
Mario leva le nez le premier. Les autres ne tardèrent pas à l'imiter. Ce qui n'était qu'une impression devint vite une conviction, qui se mua rapidement en certitude. Cette odeur irrésistible, qui exaltait leur sens olfactif comme il ne l'avait jamais été, était reconnaissable entre toutes. Ils pensaient que ce fumet était à jamais banni de leurs narines, mais force est de constater qu'ils se trompaient : cette odeur était bien celle de la viande. D'un porc bien portant en train de cuire sur une broche, Eazy aurait pu en jurer.
*
Ils n'étaient plus maîtres de leurs corps. Leurs jambes semblaient possédées tant elles enchaînaient les pas à une vitesse folle. Ils ne s'étaient nullement concertés, ils avaient obliqué de concert vers la gauche, le nez dans le vent, ce vent au parfum si exquis qu'il en était jouissif. Du porc ! Il n'en avait pas avalé depuis... ils ne savaient plus. Ils ne mangeaient guère plus que pour survivre, de la viande crue, prélevée sur des cadavres encore chauds. Le plaisir culinaire ne faisait pas partie de leur vie. Mais pourtant, à cet instant, et bien qu'ils n'en aient pas bu depuis des mois, dire qu'ils avaient l'eau à la bouche n'aurait pas été saugrenu.
Alors qu'ils s'approchaient de la source de leur désir, ils décidèrent de cacher la charrette dans un renfoncement de terrain, afin ne pas qu'elle ne les gêne dans l'affrontement inévitable qui allait suivre. Mario se remit immédiatement en route, mais N'da le rattrapa par le bras.
''Bah qu'est-ce qu'il y a ? On y va non ?
-Non. On prend de la hauteur.
-Pourquoi ?
-Parce qu'ils ont probablement des gars qui montent la garde. Et ce serait con de se faire descendre maintenant.''
Ses camarades acquiescèrent, et ils se mirent à la recherche d'un point d'observation. Ceci fut facile, le terrain étant vallonné, et les propriétaires du cochon s'étant établis au sommet d'une petite colline. Ce qui était pratique pour voir venir d'éventuels agresseurs, mais leur ôtait toute chance de passer inaperçus. Ils n'étaient que trois, concentrés sur ce qui cuisait sur leur feu de camp. Manifestement, ils étaient aussi affamés qu'eux, mais n'avaient pas pu résister à la tentation de faire cuire leur trouvaille. Et cela allait causer leur perte. Les environs avaient beau être déserts, c'était totalement inconscient. Les quatre compagnons se demandaient même s'ils étaient les seuls à guetter ainsi dans l'obscurité, tant l'odeur les avait attirés de loin. Toujours est-il qu'ils patientaient, et alors que le cochon terminait sa cuisson, la théorie de N'da se révéla totalement fondée. En effet, semblant sortir de nulle part, deux autres individus, armes aux poings, se dirigèrent vers le lieu du festin. Ils déposèrent leur attirail, et se joignirent aux autres, qui commençaient le découpage.
''Là on fonce, dit N'da, joignant le geste à la parole.
- Garde la charrette, Mario'', ordonna Eazy, en s'élançant à son tour.
Ils firent de leur mieux pour aller au plus vite sans faire de bruit. Mais, à vrai dire, c'était inutile. Toute l'attention du groupe était exclusivement portée sur leur repas. Ils purent ainsi s'approcher à portée de balle, sans éveiller le moindre soupçon chez leurs futures victimes. Ils s'avancèrent autant que possible, jusqu'au moment où le jeune garçon qui leur faisait face senti leur présence. Il eut tout juste le temps d'écarquiller les yeux, Dem avait déjà logé sa balle entre eux.
*
La fusillade fût expéditive. Les autres n'eurent même pas le temps de réagir, ils étaient déjà morts. La première chose que fit N'da fut d'éteindre le feu, afin de limiter les risques qu'il ne leur arrive la même mésaventure. Pendant ce temps, Eazy jeta un œil à leurs victimes. Il avait personnellement abattu une jeune fille et un jeune garçon, manifestement jumeaux, âgé à peine d'une dizaine d'années. C'était les plus jeunes de leur groupe, et les seuls à ne pas porter d'armes à leur ceinture. Ils étaient maigres, atrocement maigres, les joues creusées, les jambes et les bras si fins qu'il lui semblait qu'il lui suffirait de deux doigts pour les briser. Il ne put s'empêcher d'imaginer leur joie, à l'idée de se délecter de viande cuite, qu'ils n'avaient sans doute jamais eu la chance de goûter. Alors qu'un rayon de Soleil éclairait enfin leur vie, lui, Eazy, arrivait par derrière et les abattait froidement. Il était un boucher. Comment ces fragiles créatures auraient-elles pu leur faire le moindre mal ? Comment pouvait-on avoir une frimousse aussi innocente et périr assassiner pour un porc ? Comment avait-on pu en arriver là... ? Son monde le dégoûtait, mais, plus que tout, lui-même se dégoûtait. Il avait à peu près leur âge quand sa famille fût décimée, et ne pouvait s'empêcher de ressentir un irrésistible élan d'affection pour les deux enfants, un irrépressible besoin de s'agenouiller auprès d'eux et de leur demander pardon... S'il les avait vus avant, il aurait pu les épargner... S'il avait su... S'il avait pu...
Mais il se ressaisit. La mort était le plus beau cadeau qu'il pouvait leur offrir. Leurs compagnons étaient des imbéciles qui pouvaient allumer un feu pour faire cuire un cochon. Et par les temps qui courraient, la stupidité était un défaut qui ne pardonnait pas. Ils n'auraient pas non plus pu se les coltiner sur la route, ils les auraient ralentis, auraient été inutiles en cas d'agression, mais auraient mangé autant qu'eux. Ils avaient déjà Mario, ils ne pouvaient pas se permettre d'inclure un autre maillon faible à leur groupe. Encore qu'on ne puisse pas retirer à Mario le mérite d'être habile de ses mains, et il était aussi, à sa manière, très attachant. La preuve, Eazy n'avait pas hésité à plonger à son secours dans la ''maison du blé''. A ce souvenir, il pensa que laisser Mario seul n'était peut-être pas une excellente idée, et il se retourna pour aller le chercher. Mais c'était inutile. Mario était là, s'échinant pour les rejoindre en tirant la charrette. Eazy ne put réprimer un sourire, et descendit aider son jeune ami.
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Après la fin
Aventura2096. La Terre a été dévastée par la Guerre, l'humanité par la Famine. Alors que la vie sur la planète est sur le point de s'éteindre, quatre adolescents se lancent dans un périple fou, avec un unique objectif en tête : arrêter de survivre. Et vivre...