Les Larmes de la Lune

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Elle franchit avec peine la grande barrière de cet immeuble derrière lequel se battaient la vie et la mort. L'atmosphère était imprégnée d'angoisse et son cœur se serra dans sa poitrine. Elle croisa des malades dès l'entrée et s'indigna de leur emplacement infortuné dans les couloirs. Certains gisaient, le visage convulsé par la douleur, sur des bancs qui meurtrissaient leur corps maladif. D'autres, assis par terre, étaient la proie idéale pour les mouches qui festoyaient dans leurs blessures. Elle aurait voulu se précipiter pour sortir mais seule sa principale raison de vivre l'en dissuada.
-Ma fille, où est-elle?, cria-t-elle à la femme qui papotait au téléphone derrière le comptoir.
-Vous voulez, madame? Fit-elle en raccrochant.
-Ma fille, elle a été amenée ici il y a environ une heure. Kerya Georges.
-Ah oui, celle qui a été percuté par le motard ? Accident de la voie publique, elle est là.
-Je veux la voir.
- Etes-vous un parent de la victime, nous ne laissons entrer que les proches
-Je suis sa mère. Bordel, je suis sa mère.
-Venez, suivez-moi.

Elle lui désigna une grande salle d'où s'échappaient des relents putrides. Elle le vit, allongée sur un lit, sa petite robe déchirée et son corps déchiqueté qui laissait apercevoir ses tissus fragiles, du sang maculait son corps et son visage exprimait la plus grande souffrance qu'un être humain peut supporter. Son front était ciselé de blessures et un trou béant livrait ses organes viscéraux au regard. Une infirmière était debout à ses côtés. Elle était comme en transe, ses yeux grands ouverts fixés vers un point inconnu. Le sang coulait à flot. Seule une larme roula sur la joue luisante de la mère.
-Où est le médecin? Demanda-t-elle à la femme.
-Il va venir mais il ne donne aucun espoir quant à ce qu'elle vive.

Elle prit sa main droite et la caressa. Comme l'enfant ne réagissait pas depuis déjà cinq minutes, elle laissa son esprit dériver. Sa petite chérie, elle avait tout juste 10 ans et devrait être préservée des injustices de ce monde. Elle se rappela les circonstances dans lesquelles elle l'avait eue.

Tout juste seize ans, elle s'était laissé guider par son amour pour un garçon du même quartier ou elle habitait en ces temps-là. Marc s'appelait-il et ils avaient le même âge. Il représentait son idéal, elle l'aimait et refusait d'écouter ses parents qui lui interdisaient tout contact avec le masculin, les connaissant comme des gilettes affutées. Elle avait pour habitude de le retrouver tous les après-midi après l'école. Ils passaient environ une heure ensemble à parler de leur journée, leurs projets, leur avenir. Elle sera médecin, disait-elle souvent.

Il disait l'aimer, lui promettait de faire d'elle sa femme et souvent des baisers enflammés s'ensuivaient pour appuyer ses dires. Elle rentrait chez elle, l'esprit et le cœur enivrés d'amour. Au début, ils s'arrêtaient là: quelques baisers, de légères caresses qui devinrent plus osées. Il voulait plus, lui disait-il. Elle hésitait. Il la convainquit... une façon de prouver leur amour, la rassura-t-il. Un vendredi de mars, elle accepta. Une seule fois avait suffi pour basculer sa vie.

Elle tomba enceinte deux mois et demi après. Elle lui en parla. Son rire méprisant et ses inepties sur une relation qu'elle aurait eu avec un autre furent pour elle quelque chose d'inattendu et une reconsidération de tout ce qu'il lui avait dit. Il l'avait blessée, trahie, meurtrie. Elle allait devoir continuer sa vie sans lui et panser son cœur.

-Ah machè pa banm kenbe sa, konya ou panse m pral vin pran koze sa nan menw? Ou fin fe lòt nèg ou baw pitit epi se mwen ou vin di sa? Fe komsi ou pat rekonèt mwen.

Elle apprit par la suite qu'elle n'avait pas été la seule avec qui il s'amusait. Elle perdit l'appétit et commença à maigrir. Elle passait ses nuits à pleurer quand la maisonnée était endormie. Elle réfléchissait encore et encore et ne savait toujours pas quoi faire: garder l'enfant ou avorter? Et le matin, les violentes nausées qui la secouaient, la laissèrent affaiblie. Elle s'arma chaque jour de courage pour aller à l'école. Vu sa maigreur prononcée, certaines voisines vinrent en parler à sa mère.

-Makomè, ou pa wè eta pitit ou a? Piga yo voye kèk zonbi sou li non.

Celle-ci qui elle aussi l'avait vu mais avait préféré se taire, fit le pas. Les questions fusèrent de partout et elle finit par tout avouer. La quantité de "souflèt" et de "kout sentiwon" reçue a longtemps laissé sa marque. Son père décida de la mettre à la porte, ni ses pleurs ni ses supplications n'y changèrent grande chose.

La voilà seule, sans famille, sans amis, obligée d'abandonner l'école, livrée aux caprices de la vie. Elle entra comme "sèvant" chez une famille pour ne pas mourir de faim et élever son enfant qu'elle choisit de garder. Le fils aîné, trop gâté et qui s'obstine à ne pas tenir compte de ses avances refusées, un soir, viola son intimité. Dégoûtée, humiliée, elle quitta ce travail de déshonneur. Elle trouva un autre chez une vieille dame dont elle prit soin.

Son ventre s'arrondissait et elle peinait à travailler. On choisit de la garder un peu le temps qu'elle se trouve une chambrette et puisse « monte yon komès ». Ayant très peu d'économie, elle se fit vendeuse de « sachè dlo ». Tous les jours, sous le soleil brûlant d'Haïti, on la vit suer à grosses gouttes, le ventre ballottant, sa marchandise sur la tête. Ainsi passèrent les deux derniers mois précédant son accouchement.

Elle mit au monde son enfant un mercredi au marché aidée d'autres marchandes s'improvisant sages-femmes. Une jolie petite fille brune, aux grands yeux faits pour découvrir le monde, aux petites lèvres roses. Elle en tomba immédiatement amoureuse et se promit de la protéger.

La laissant tous les jours chez une voisine avec qui elle s'était liée d'amitié, elle entreprit d'agrandir son commerce avec les bénéfices récoltés. Les années s'écoulèrent, témoins de ses épreuves, ses sacrifices, ses déboires et son amour pour sa fille qui accaparait tous ces soirs où elle rentrait tard. Elle représentait son seul univers et rien ni personne ne pouvait rivaliser. Pour elle, elle déplacerait des montagnes et serait même prête à tuer. En aucun cas, elle ne permettrait qu'il lui arrive la même chose qu'à elle. Elle trancherait la tête de tout effronté qui penserait à l'avenir pouvoir profiter d'elle.

Kerya, était-elle appelée, grandit selon les vertus inculquées par sa mère qui malgré son absence prolongée lui consacrait autant de temps qu'elle put et beaucoup d'amour. C'était une enfant débordante de vitalité et respectueuse qui faisait la fierté de sa mère et la joie des voisines qui la gardaient lorsqu'elle revenait de l'école.

Elle pensa au coup de fil reçu deux heures auparavant alors qu'elle plaignait son « lavant ki pa fèt jodia menm ». Sa fille avait été percutée par une moto conduite sûrement par un de ces chauffards qui au lieu de cultiver la terre, par manque d'encadrement du gouvernement face au développement de la production nationale, s'improvisaient divers métiers au centre-ville. Et elle fondit en larmes, de grands « rèl » qui emplirent la salle. Sa fille, pour laquelle elle avait tant vécu, avait tout supporté était victime des injustices de la vie.

Soudain, les paupières de l'enfant clignèrent et ses yeux devinrent effrayés.
-Ma...man, appela-t-elle faiblement.
-Je suis là ma chérie, s'efforça-t-elle à articuler sans laisser l'émotion transparaitre dans sa voix.
-Je... je... je... t'ai...me.

Sa petite poitrine se souleva au rythme de sa respiration qui faiblissait. Elle hoqueta une fois, deux fois puis... Elle la regarda rendre son dernier soupir, les yeux hagards. Elle aussi venait de s'éteindre car la vie venait de la tuer une seconde fois. Elle maudit Marc, l'enfant à qui la vie avait tout donné, les vicissitudes de la vie, les motards incompétents. Elle n'avait plus aucune raison de vivre, car son seul espoir de sortir de la misère venait de s'envoler. Poussant un dernier cri, elle s'effondra tout comme sa fille.

sumycastie6

Si les Mots étaient FemmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant