Face à la Mer

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Parce que les femmes se relèvent quand elles tombent. Toujours...

Tu sais, là maintenant, j'ai l'impression d'être comme la mer.
Comment ça, Angie ? Libre et fière ?
Un vent frais s'abattit sur elles. La bouteille de Prestige placée à gauche de Karen se renversa sous le sable de la plage. Elle s'empressa de la remettre à sa place. À ses côtés, Angela, avait les yeux fermés, donnant pratiquement l'impression qu'elle rêvassait. Cette image de son amie lui fit sourire, elle se pencha subtilement, prit son appareil photo sous ses jambes et la photographia à deux reprises. Magnifique, pensa-t-elle.

Le déclic du Canon fit sursauter Angela. Elle rouvrit les yeux et sourit, malgré elle. Elle n'avait jamais compris quand, où et comment cette passion pour la photographie avait pris naissance dans le cœur de sa meilleure amie. Voilà déjà six années que Karen la prenait en photo et tout ce qu'elle trouvait à dire, c'était qu'elle était vraiment douée pour cela.

Elle referma les yeux et répondit à la question de Karen :
J'ai comme cette impression d'être emprisonnée et condamnée à refaire les mêmes choses...

Puis, elle ajouta :
Je suis comme la mer, Karen. Cernée par les vagues, les marées et les courants qui m'empêchent de me libérer et de faire autre chose... Je ne suis rien, je suis bonne à jeter...

Karen voulut lui répondre à l'instant, mais elle se retint. C'était la chose la plus déprimante qu'elle avait entendu depuis des lustres. Elle comprenait parfaitement son amie et partageait sa peine. Mais ce qui lui faisait terriblement mal, c'était de la voir dans un état pareil : abattue et perdue.
Voilà aujourd'hui dix-huit mois depuis qu'Angela, suite à un accident de moto, avait perdu l'usage de ses deux membres inférieurs. La jeune femme, débutant une brillante carrière comme communicatrice, avait été obligée de tout abandonner. L'incident avait mis sa vie dans une parfaite déroute. En l'espace de quelques mois, Angela avait assisté à la chute de sa propre existence et telle une spectatrice, elle n'avait rien pu faire, réduite à regarder son monde s'écrouler, tel un château de cartes.

Aujourd'hui encore, elle n'arrivait toujours pas à comprendre comment à vingt-six ans, elle avait fini par en arriver là, au bord du gouffre, avec l'étrange sensation qu'à n'importe quel moment, elle finirait par y tomber. Elle n'avait personne à qui rejeter la faute dessus, alors elle se culpabilisait. Elle avait fini par se détester pour son infirmité.

-Tu sais Angie, je ne pense pas que tu sois bonne à jeter...

Leurs regards se croisèrent l'espace de quelques microsecondes et ce que Karen put lire dans les yeux de son amie n'était autre que du désarroi. Voilà déjà plus de douze ans qu'elle connaissait Angela et elle avait vu naitre puis mourir en elle sa flamme. Suite à cet accident qui l'avait laissé impotente, la jeune femme avait pratiquement changé, elle s'était refermée sur elle-même, ne donnant accès à presque personne de rentrer dans sa vie. N'était-ce sa ténacité, Angela aurait fini par l'éloigner de sa vie. Mais elle avait tenu bon, parce qu'elle l'aimait plus que personne d'autre au monde.

-Tu es juste dans une mauvaise impasse, et bientôt, tu t'en sortiras, crois-moi.
-Oui, mais comment ?
Quelques gouttes d'eau vinrent s'écraser au pied des jeunes femmes. Si ça n'avait été sa profonde peine et interminable mélancolie, Angela aurait pu apprécier ce moment, elle qui aimait tant la plage, la mer et ses mystères...
Angela poursuivit :
-Les gens n'arrêtent pas de me dire que ça ira et qu'avec le temps, je pourrai redevenir moi. Mais personne n'est foutue de me dire comment y parviendrai-je. Comme si le temps à lui seul pourrait estomper tous mes maux !

Angela s'empressa d'effacer d'un revers de main une larme perlant sur sa joue gauche. Karen lui passa une main dans le cou et lui embrassa le front. Puis, elle lui dit :
-Peut-être est-ce ça le truc, Angie. Tu n'as pas à redevenir celle que tu étais, pas forcément... Tu vois, cet accident t'a changé, pas seulement physiquement, mais il a eu raison de ton esprit, de ta force intérieure et de tes ambitions. Tu te dis peut-être que j'ignore de quoi je parle, mais crois-moi, si tu as vraiment la volonté d'y arriver, rien, même pas ton infirmité, ne pourra s'opposer à ton ascension.

Angela pleurait à présent. Karen connaissait parfaitement les sentiments humains pour avoir été une photographe depuis ses seize ans. Aujourd'hui, à l'aube de ses vingt-sept ans, elle pouvait se vanter de connaitre parfaitement les gens et de savoir quand ils jouaient un rôle ou quand ils étaient sincères. Angela était la personne la plus sincère qu'elle avait croisé sur sa route et c'est ce qui avait été à la base de leurs relations : une pure franchise. Son amie n'allait pas bien et elle ferait tout pour la soutenir, envers et contre tout.

La tête sous les épaules de la jeune photographe, Angela dit tout en sanglotant :
-Déjà avec toute ma mobilité, c'était difficile pour moi de m'en sortir.
-Comment ferais-je à présent Karen ? Je ne pourrais pas. Je ne serais plus la même aux yeux des gens. Tu les connais... Tu les connais beaucoup plus que moi et tu sais comment ils peuvent avoir pleins de préjugés à l'égard de ceux qui sont comme moi (Elle marqua une pause à cause d'un hoquet, puis reprit : ) Je n'y arriverai pas, trop de marches à gravir pour une femme comme moi !

-Non, Angie, ne dis pas ça. Arrête d'être si négative. Tu as tellement de potentialités que je suis quasiment certaine que tu y parviendras. Je ne te promets pas un avenir ensoleillé, tu baveras sans l'ombre d'un doute, tu connaitras de rudes moments, mais au moins, toutes ces épreuves, tu les affronteras en étant debout, en poursuivant tes rêves, altière et déterminée.

Hum...
Un long silence s'ensuivit. Les deux jeunes femmes se mirent à contempler la mer : vaste, bleue, imposante. Elle les invitait, toutes deux, à venir la rejoindre. Angela sentit monter en elle une vague d'apaisement. Etait-ce la mer ou les conseils de sa meilleure amie ? Elle ne pouvait répondre à cette question, mais ce qu'elle savait, les deux combinés rendaient présentement sa vie moins pathétique. Elle ferma les yeux à nouveau. Cette fois, elle se vit heureuse, auprès de sa famille et de ses amies. Et là alors, pour la première fois depuis l'accident, elle ressentit la forte envie de sortir de l'état déplorable qu'elle se trouvait et de prendre enfin sa vie en main. Il était grand temps qu'elle se relève.
Se retournant vers son amie, elle ne parut nullement étonnée de la voir, son appareil en main, en train de photographier la mer. Lorsque leurs regards se croisèrent, cette dernière lui sourit.
-Tu sais Angie, je repensais à ce que tu m'as dit tout à l'heure.

-Quoi donc ? s'empressa-t-elle de lui demander.

-Au fait que tu avais cette impression d'être comme la mer, condamnée à refaire les mêmes choses, inlassablement...
Angela hocha de la tête. Karen poursuivit :
-Je crois que tu as tout faux à ce sujet...

-Ah oui ?

-Je ne pense pas que la mer se sente emprisonnée, pas le moins du monde...
Angela connaissait très bien son amie et ne parut pas étonnée de l'entendre personnifier la mer. Elle lui fit signe de continuer :
-Parce que la mer, elle, est consciente de ses limites. Elle sait pratiquement ce qu'elle ne peut faire. Alors elle fait de son mieux pour être heureuse et de bonifier la vie des gens, au-delà de ses restrictions. Elle fait souvent peur quand elle le souhaite, mais la plupart du temps, elle s'efforce d'arborer son plus beau visage et de tout faire pour qu'on ne nuise pas à ce bonheur qu'elle s'est construite au fil des siècles.

Karen ferma les yeux, laissant la brise lui caresser le visage et poursuivit :
-Elle a connu de mauvais jours la mer, mais elle sait que c'est ça la vie, et qu'il lui faut à tout prix avancer, un pas après l'autre. Parce qu'après tout, si elle reste à terre, les autres en pâtiront.

Lorsqu'elle finit par rouvrir les yeux, son amie à sa droite sourit gauchement. Elle lui dit :
-Les femmes se relèvent toujours quand elles tombent, Angie. N'oublie jamais cela ! Puise en toi le courage nécessaire pour te relever et continuer ton chemin. Triomphe, Angie, triomphe !

Angela hocha à nouveau la tête. Karen, la regardant droit dans les yeux, lui demanda :
-Alors, que feras-tu une fois qu'on aura quitté cette plage, Angie ?
La jeune femme, le sourire aux lèvres et sans l'ombre d'une hésitation dans la voix, lui répondit :
-Je triompherai !


Pradley

Si les Mots étaient FemmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant