Chapitre I

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La ville grouille, peste. Elle clame sa liberté alors qu'ils marchent et l'écrasent. Crachats et cris, verres renversés, musique trop forte : elle doit le supporter, l'homme insupportable.

Claudia déteste la Ville, c'est comme ça qu'elle l'appelle, oubliant sa singularité qui l'oblige à porter un nom. Cet enclos où l'on se sent toujours observé, où chaque geste semble important, du simple clignement d'œil à des mots prononcés par égarement, frivoles. Claudia n'aime pas y mettre les pieds, elle trouve la Ville sale et empestée. Sauf les vendredis soir.

Après les cours, le cinquième jour de la semaine, c'est le vide grenier. Dans des stands dressés à la main, empilés dans des boîtes en carton ou sur des tables qui tiennent péniblement sur leurs pieds en bois rongé par les mythes, ce sont des trésors qui se cachent. Livres déchiquetés par le temps, CD dans de vieilles boîtes crasseuses, cassettes VHS et vinyles. Sur la place, la statue de bronze noir surveille les passants qui s'échappent entre les rues. C'est un homme imposant au regard obscur, ancien de la Troisième République et fier de l'être, qui est en mouvement dans son immobilité. La cathédrale s'élève menaçante au milieu de tout, gothique, elle semble percer le ciel bleu turquoise de ses griffes acérées. Sa façade brille sous le soleil de mai. Il semble qu'elle veille sur eux, alors que des silhouettes glissent à ses pieds, entre les toiles jaunâtres qui font office de tente.

Le brouhaha est incessant, vague, des bribes de conversations volent. Claudia pédale sur son vélo, un vieux Peugeot récupéré quelques années auparavant d'une couleur rouge qui commence à rouiller. Il a du mal à glisser entre les rues, les enfants qui jouent sur les trottoirs et les voitures qui klaxonnent. Elle descend rapidement le trottoir, zigzaguant entre trois tacots dont le tube d'échappement fume un épais nuage noir. Sur quelques mètres, elle appuie sur la sonnette du guidon pour que les deux individus qui lui barrent la route s'écartent. Le tintement de la cloche est imperceptible, donc elle roule des yeux et opte pour une autre solution : glisser entre deux voitures dont l'une klaxonne. « Désolé », lance-t-elle en levant la main et pinçant des lèvres. Mais en réalité, elle s'en fiche : au moins elle a réussi à passer.

Claudia saute de son vélo, le laisse rouler encore quelques mètres, les pieds encastrés sur la pédale, et s'arrête enfin pour marcher à ses côtés. Tout en serrant les sangles de son sac à dos en cuir marron, elle s'engouffre dans la foule bruyante. Il y a là des langues qui s'envolent, du français bien évidemment, de l'espagnol et de l'anglais, quelques bribes d'italien peut-être. Son corps se fraie un chemin entre eux, et elle lance parfois des « pardon, excusez-moi » que personne ne semble entendre.

Les stands sont partout, florissant, un champ entier coloré et bruyant. Au fond, une fanfare joue une musique, elle devine des trombones et d'autres instruments à vent. Ses yeux balaient les rayons pendant qu'elle marche avec son vélo à ses côtés. Sur des tables s'entassent des livres aux couvertures usées, sur d'autres, de belles photographies s'exposent sur de grandes plaques de carton. Elle regarde les titres et les images, espérant qu'un simple visage gribouillé, un paysage coloré ou quelques mots à l'improviste puissent l'emporter. Ses yeux glissent, ils vont se poser sur une boîte en plastique rectangulaire dans laquelle s'entassent d'autres bouquins. Sans réfléchir, elle agrippe le premier. Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. C'est un vieux bouquin, les pages sont jaunes et tâchées de café brun. A peine l'a-t-elle empoignée qu'une voix doucement raillée l'interrompt :

« Ce qu'il y a d'admirable dans le bonheur des autres, c'est qu'on y croit ».

Claudia lève soudainement les yeux, confuse. L'objectif d'un caméscope gris clair est posé sur elle. Intimidée, elle porte une main à son visage pour se cacher et murmure un simple « Hein? ».

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