Je n'ose pas me regarder dans la glace, lecteur. Les raisons t'en paraîtront peut-être évidentes. Je passe en revue mes livres, mes travaux, mes notes de bas de page, mes réflexions, mes références, toute ma vie cérébrale. Je dois rester moi-même. Ne pas oublier qui j'étais avant l'accident. Rester cohérent. Pourtant, lecteur, je n'ose pas me regarder dans la glace. C'est un trop gros effort. J'ai recouvert la glace d'un drap.
Des bouffées de haine me soulèvent le cœur par moments et dans ces moments-là, je voudrais tuer, je pourrais tuer. Je me mets à cogner contre les murs jusqu'à les tâcher de sang, j'envoie valser toutes ces saloperies de livres à la con, de travaux à la con, de notes de bas de pages à la con, de réflexions et de références à la con, je grogne comme une bête. La douleur dans ma poitrine annonce peut-être une crise cardiaque ; j'ai le cœur au bord des dents dans ces moments-là. Papa m'a déjà trouvé à quatre pattes sur le tapis, le visage recouvert du masque blanc pour n'être pas tenté de me regarder. Il m'a relevé de ses mains puissantes et sans rien perdre de son sang-froid légendaire, m'a rassuré à sa manière, m'appelant fils de Maharadjah, fils de Maharadjah. Il me fait rire, le vieux, avec son obsession de l'Inde et de ses coutumes bizarres. Je n'ai encore jamais mis les pieds en Inde. Irai-je là-bas un jour ? J'en ai vu des pays différents et des coutumes bizarres, mais pas l'Inde. Je ne suis pas sûr d'y être attiré.
Papa me demande de dépenser mon énergie noire dans des choses claires, des choses bonnes. Le sport par exemple : je dois retrouver ma carrure d'Apollon du Belvédère. Bouffer et me sculpter, bouffer et me sculpter. J'ai mes haltères et un vaste jardin à disposition, merde ! Une forêt à disposition ! Les blessures physiques occasionnées par l'accident, visage mis à part, ne m'ont pas trop entamé : c'est un peu comme si ces blessures n'avaient jamais existé. Le visage, rien que le visage, seulement le visage. Papa me parle de la nouvelle cuisinière particulière, une petite Indienne qui te redonnera le goût de vivre. Je dois me reprendre en main. Bouffer et me sculpter. Papa prend son air le plus canaille pour me dire que je ne dois pas faillir à mes devoirs conjugaux. Angelina mérite toutes les attentions. Elle ne tolérera pas un grand mélancolique.
Je dois pouvoir compter sur l'ardeur de ma jeunesse. Et sur le visage qu'on m'a promis. Un visage-prothèse parfaitement égal à l'ancien, celui que j'ai durement cabossé dans l'accident. Mes vieux sont les meilleurs chirurgiens plastiques du monde. Ils y travaillent.
Maman ne veut pas me toucher. Elle préfère ranger ma chambre à hauteur de ce qu'une grande dame peut bien ranger. Les domestiques ne sont pas admises dans ma chambre, tu le sais, lecteur. La confection de mon nouveau visage prend du temps, un : parce que c'est une œuvre d'art, deux : parce que les Albright ont plus d'une marmite sur leur feu. Ce sont des démiurges de la science, l'étendue de leur influence s'étend bien au-delà de la grognasse californienne peroxydée qui refuse de vieillir... et au-delà de moi. Tout le monde voudrait changer de tête. Je prends un ticket comme tout le monde et je ronge mon frein.
La notion du temps se dissout. Le plafond de la chambre devient progressivement ma voie lactée, ma voie bornée. Aucune étoile dans cette galère. Mon amour pour Angelina n'a cessé de grossir. Je hais cette fille. Je la hais d'amour. Si elle trouve un putain de nouveau fiancé avant la reconstruction de mon visage, je la tue, je les tue tous les deux ! Putain, je n'ai pas gaspillé tout ce sperme dans les mouchoirs pour me voir coiffé au poteau.
J'entends les pas de la petite Indienne qui te redonnera le goût de vivre. Je l'entends poser le plateau repas sur le pas de ma porte, attendre et repartir. Elle ne porte pas de talons. Je ne sais pas comment l'imaginer, je ne suis pas doué pour imaginer. Papa n'a pas jugé bon de me la décrire, alors, un jour, me voilà posté à la fenêtre en train de l'épier. Pierce Fairtaker est là, bien sûr, cette vieille chose indécrottable qui me lance ses putains de regards suspicieux. Pierce Fairtaker s'est toujours comporté avec le moi d'avant comme un grand-père de substitution. Depuis l'accident, il me bat froid. Peut-être est-ce sa façon d'être triste et de pleurer Golden Boy. Qu'il aille se faire foutre ! Je le salue parce que je m'ennuie comme un rat crevé.
Donc, j'épie la fille ce jour-là, derrière mon masque. Elle me rend mon intérêt. Par toutes les putains de divinités du folklore mondial : qu'elle est bien foutue ! Ses yeux sont immenses. Le comble du charme, c'est-à-dire le brin de tristesse dans un beau visage, elle l'a. Pourquoi est-ce qu'elle est triste ? Elle n'a pas la tête d'une cuisinière particulière, c'est elle qu'on devrait manger. Je tire le rideau pour ne pas me distraire avec trop de questions inutiles. Défiant les règles de la maison, la fille se met petit à petit à me parler. Elle toque à ma porte, vante sa cuisine, fait de l'humour et joue même un peu la carte de la séduction. Les Albright l'ont certainement pressée de me faire manger. Je n'ai presque rien avalé depuis quinze jours. Je suis tenté de lui ouvrir la porte.

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Défiguré
Mystery / ThrillerLa nouvelle employée de maison d'une influente famille américaine se retrouve confrontée au fils monstrueux qui ne doit en aucun cas sortir de sa chambre.