Chapitre 7

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Priyanka venait d'arriver en cuisine ce matin-là quand l'une des deux domestiques la prévint que Wyatt Albright désirait la voir dans son bureau. A en juger par l'expression de cette messagère de peu d'attraits, Priyanka pressentait mal cet entretien.

La nuit précédente n'avait pas été de tout repos ; le sommeil d'Esha était de plus en plus agité. L'enfant aurait dû tomber de fatigue dès sept heures du soir, selon la diligente nourrice. Esha ne faisait qu'une demi-heure de sieste l'après-midi, laps de temps dérisoire. Un sursaut de panique lui tirait les paupières et elle hurlait.

Les absences nocturnes de son père jouaient-elles sur son moral ? Esha adorait son père. Elle adorait le bain s'il faisait couler le bain, adorait les légumes s'il cuisinait les légumes, ne jurait que par ses tartines de compote de fraise et ses comptines éraillées à la limite du bon goût. Même l'odeur de son tabac bon marché provoquait les ronronnements de la petite fille. Sa peau mal rasée était comme de la soie sur les petites joues. Manifester les mêmes sentiments à l'égard de sa mère coulait moins de source. Priyanka en éprouvait une tristesse bien naturelle mais s'efforçait de prendre du recul. Elle chassait de son mieux ses réflexions sur le karma et les lois punitives de la destinée. Elle chassait l'image de sa propre mère courroucée, l'image du mauvais œil, l'image d'un spectre de la Tradition vindicatif, venu pour lui faire payer sa trahison familiale en lui confisquant l'amour de sa fille. En règle générale, Priyanka s'en était plutôt bien tirée. Mais ces derniers temps, Esha la rendait folle d'amertume et de colère sourde. Manesh, ce héros, parlait de réorganiser son emploi du temps d'épicier pour rester auprès de sa fille la nuit. Priyanka lui en savait gré et en même temps, détestait ses prévenances.

En apprenant que Wyatt Albright désirait la voir, ses cernes s'assombrirent encore. Je ne peux pas être incompétente dans tous les domaines, je ne peux pas perdre ce boulot, par pitié ! Le bureau de monsieur Albright était situé au dernier étage de la vaste demeure blanche. Il donnait sur les combles et avoisinait les chambres d'amis et le bureau de madame Albright. Priyanka n'était jamais montée si haut. Pourquoi faire ? Mais elle espérait depuis le début qu'en cas de turbulences, Wyatt serait du nombre des alliées, si ce n'est le seul allié. Il aimait sa cuisine et avait toujours un mot gentil à la bouche ou un trait d'humour. Elle toqua à la porte, regrettant son manque de coquetterie. Les femmes de sa famille avaient bien essayé de lui transmettre le célèbre goût de la coquetterie indienne, en vain. Elle frotta ses cernes du mieux possible.

« Entrez. »

Elle entra. Il faisait grand jour dans la pièce immaculée et quasiment vide. La teinte parme des rideaux agités par une brise discrète enjolivait tout ce blanc. Le bureau, terminé par des pattes de fauve, paraissait de facture ancienne. Les quelques dossiers mystérieux y étaient rangés sans bavure.

Comment échapper à la statuette d'inspiration mythologique posée juste au bord du bureau dans un équilibre suicidaire ? Une représentation en bronze du dieu Ganesh, le dieu hindou à tête d'éléphant, maître de l'écriture et de l'éducation, égal en célébrité à Arthur Pendragon ou Jésus de Nazareth, mais de l'autre côté du monde.

« Venez plus près, ma chère Priyanka, faîtes donc le tour. »

La voix de l'homme était à son image, profonde et pondérée. Ses épais sourcils encore noirs, arqués comme sous l'effet de la mauvaise humeur, tempéraient l'espièglerie d'un regard très bleu. Sa grande carcasse musclée pivota sur son fauteuil alors que Priyanka finissait d'approcher. La jeune femme put contempler à loisir la statuette de Ganesh. Mais la photo encadrée à quelques centimètres de la statuette retint son attention à un degré frisant l'indiscrétion.

DéfiguréWhere stories live. Discover now