Chapitre 9

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Chose promise, chose due. Edward Albright s'était engagé, sous la contrainte exercée par le charme de sa cuisinière particulière, à venir dîner chez les Tagore. Pour quelqu'un dans sa position, sortir de chez soi n'était pas simple, on l'aura bien compris.

Son domaine réservé, circonscrit, s'arrêtait aux limites du domaine Albright : la maison, le jardin, la forêt sous la lune. La forêt n'appartenait pas aux Albright mais sa densité lugubre tenait à l'écart même les plus coriaces plaisantins. Quelque chose d'anormal pesait dans l'atmosphère de cette forêt, quelque chose de l'ordre du conte de fée. Edward ne retirait son masque sous aucun prétexte, excepté la compagnie de ses vieux et la sienne propre. Il ne le retirait même pas en forêt. Qu'auraient pensé les corbeaux de son visage ?

Alors, le monstre enchaîné ne rêvait qu'à une chose : la désobéissance. Voilà que l'opportunité de contrecarrer les plans de ses vieux lui tombait dessus. Il allait la prendre ! Après tout, c'est eux qui avaient autorisé Priyanka à venir le trouver dans sa chambre. Lui n'en demandait pas tant. Une fois le soir du rendez-vous réglé, réglé en fonction des absences de monsieur et madame Albright, le prisonnier se mit à trépigner d'impatience et à retrouver des couleurs, dirons-nous, sous son masque. Il conduisit couvert jusque chez les Tagore à l'autre bout de la ville, se demandant ce que le zèle des flics pourrait bien inventer pour lui faire ôter son appendice, qui ne gênait ni sa visibilité, ni sa respiration, ni son civisme. Une part de lui-même aspirait sans doute à une altercation de ce genre. Zorro caresse un peu le rêve d'être démasqué.

Les Tagore vivaient dans un quartier pauvre, agressif jusque dans ses silences. La voiture qu'avait piochée Edward dans le lot de ses parents était noire et discrète. Sa valeur ne sautait pas aux yeux. Mais à se garer là, il fallait accepter le jeu de la perte. Edward savait ce que c'est que de perdre une voiture, non ? Il sortit de celle-là parfaitement conscient de l'absurdité du tableau qu'il offrait à tous les curieux, les dangereux curieux de cet environnement neuf. La guerre ne lui faisait pas peur. De se savoir dévisagé si frontalement rendait Edward plus alerte que jamais. Il faisait déjà nuit, mais les gangsters en caleçons et bandanas, tatoués comme des veaux, ne sont jamais prêts de dormir, sauf quand la mort s'en mêle et de fait, les poussent à un sommeil forcé. En croisant leur route dans ce silence mortuaire, Edward se demanda si Priyanka n'était pas folle de vouloir attirer l'attention sur sa petite famille. Croyait-elle vraiment qu'il serait venu sans son masque ? Sa simple démarche indiquait qu'il était d'ailleurs. Et même sans son masque, même défiguré à ciel ouvert, il demeurerait le Blanc, le tortionnaire historique et lumineux, l'ennemi génétique des Basanés de banlieue, toutes nuances de teint mat confondues. Priyanka était une belle fofolle. Comment Manesh allait-il le recevoir ?

Edward Albright monta au huitième étage d'une cage à lapins modelée vers le ciel et noire comme suie. Plusieurs lueurs ici et là en trouaient les fenêtres. Il s'était attendu à enjamber des meutes de jeunes guerilleros avachis dans les escaliers et contre lesquels il n'aurait pas su se défendre. Personne dans les escaliers, pas même un cafard. Un peu essoufflé, il sonna à la porte des Indiens. Manesh Tagore vint lui ouvrir. Il s'était attendu à des odeurs et à de la musique. Eh bien, non. Manesh était un grand garnement à la peau très sombre, marqué d'un air très juvénile. Il exsudait la fraîcheur. Il lui sourit de toutes ses belles dents blanches et leva sa longue main gracile comme un guerillero qui s'apprête à vous faire la passe. Edward répondit à son geste en souriant sous son masque impassible. Il entra dans l'appartement. 

DéfiguréWhere stories live. Discover now