Chapitre 17

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 J'ai tué. Mon journal intime vient de prendre du poids ; le poids d'un corps humain. Doté de ce corps dans les pages de mon journal, il me sera difficile de le refermer. Mes voyages m'ont beaucoup amené à côtoyer la mort. Un reporter-photographe doit s'y préparer. Des enfants morts, des parents morts, des soldats de l'armée régulière morts, des miliciens fanatiques morts, mes confrères morts : la Faucheuse joue du piano en rentrant ses ongles dans la chair des différentes touches. J'ai toujours échappé à ses ongles, je suis une touche qui glisse. Il est vrai qu'au bout d'un certain temps, on ne s'émeut plus. Un jour l'œil s'ouvre, puis il se ferme. Et alors ? Il n'y a pas de spoilers puisque tout le monde connait le dénouement. C'était la grande différence entre Edward et moi : cette capacité à s'émouvoir. Lui travaillait toujours dans l'émotion. Il écrivait ses articles avec son ventre. Il arpentait les rues de notre grand pays et mettait son ventre au cœur de tout. Un passionné ! Un sanguin ! Un taurillon de l'information ! C'est ce qu'on disait de lui dans les salles de rédaction. Le petit qui a de l'appétit ! Le petit qui mâche fort !

Moi, j'ai toujours pris du recul, planqué derrière mon objectif. Longtemps, il n'y a eu que la beauté. Le chien n'a plus de tête, mais la photo sera-t-elle belle ? L'enfant est mort dans les bras de sa mère, mais la photo sera-t-elle belle ? Ce vieil homme qui pleure est le seul survivant de son village en ruines mais la photo sera-t-elle belle ? A une époque où le dernier des manchots peut s'improviser photographe et relater l'actualité dans sa chambre, qui suis-je si mon travail ne survole pas toute cette merde instantanée ?

Edward Albright est mort en se battant avec son père. Voilà, c'est dit. C'est écrit. Des suspicions de plus en plus fortes ont amené Edward Albright à enquêter sur les activités nébuleuses de ses propres parents et leurs affiliations tout aussi bizarres à certains membres du gouvernement. Ce qu'il a trouvé l'a mis en rage avant de le mettre au supplice. C'est cette rage qu'il est venu porter chez ses parents, preuves à l'appui et avec la ferme intention de les dénoncer s'ils s'obstinaient dans cette mauvaise direction. Edward était le parfait petit soldat de la justice. Je n'ai jamais vraiment su à quel degré d'amour il portait ses parents dans son cœur, il était très discret à leur égard quand nous travaillions ensemble à Our Lives. Je crois qu'il voulait faire oublier ses origines sociales, les cercles influents dans lesquels il avait toujours baigné. Honteux comme je l'étais de mes propres origines et de ma misère affective, j'appréciais sa discrétion, son tact. Il m'aimait beaucoup et attendait toujours avec impatience mes retours de zones de conflits. Nous avions à peu près le même âge et des références culturelles similaires. Nous aimions rire et boire des bières européennes en regardant de vieux dessins animés japonais dès que le temps nous le permettait. Je croyais l'aimer autant qu'il m'aimait mais la vérité est moche. En vérité, je l'enviais et désirais sa putain de bonne femme. Pends-moi haut et court, lecteur, tu as de bonnes raisons de le faire !

En fin de compte, Edward n'était pas si angélique que ça. Quand on est prêt à dénoncer ses propres parents à la justice, on quitte les sphères célestes. Je détestais mes parents mais je ne les aurais jamais dénoncés pour leurs mauvais traitements. C'est bête, mais c'est ainsi. La vérité est moche : Edward voulait marquer sa profession. Il était prêt à faire beaucoup de choses pour se distinguer. Le ventre, c'est très bien. La tête, c'est encore mieux. Un carriériste doublé d'un humaniste, voilà ce qu'il était ; cette race-là peut frapper très fort et se prendre pour Dieu. Il est venu porter sa parole de feu chez ses parents, là où toute son enfance modèle s'est épanouie. Avait-il mis sa fiancée dans la confidence ? Il faut croire que non puisque cette pimbêche est toujours visible chez les Albright, inaltérée, snob et qu'elle semble avoir gobée l'histoire de l'accident de voiture.

Edward et son père en sont venus aux mains et c'est tout à fait par hasard, un malheureux hasard que la tête d'Edward a heurté le coin du manteau de la cheminée en chêne massif. Catherine l'a cru évanoui mais Wyatt savait qu'il était mort sur le coup. La force du heurt ne laissait aucun doute. Je ne commenterais pas ici, ni même ne relaterait ici la stupeur des deux parents. Je veux croire en leur tristesse. Je veux croire que Wyatt n'a pas tué son fils exprès. Tu vois, lecteur, que je ne suis pas si méchant. Il fallait faire vite. Maquiller le drame, lui donner une autre teinte. Se livrer à la police, tout expliquer ? Ah ! Ah ! Truc de pauvres. Wyatt a eu l'idée de l'accident de voiture. Il a pris en mains la voiture de course de son fils, a foncé comme un gosse dans l'épaisse forêt avoisinante, s'est extrait de la voiture de course en marche et l'a laissée s'écraser contre un chêne. Les chênes ont quelque chose contre Edward Albright. Il y a des arbres comme ça, vindicatifs.

Ils ont enterré le fils dans le jardin, sous les roses. Une nuit entière à l'installer dans sa nouvelle et dernière maison. De son vivant, il était trop blond pour aimer le soleil. Là au moins, sous terre, Edward saura éviter les cancers de la peau et en cas de pluie, les bains de boue font des miracles. C'est Catherine qui a programmé la suite des opérations. Quand on projette d'assassiner le leader du plus puissant pays au monde et de le remplacer par un homme de paille doté du même visage, l'imagination ne fait pas défaut.

Catherine a opté pour la même solution finale : mettre le visage de son propre fils sur la face de quelqu'un d'autre. Un squelette qui servirait à la lettre les intérêts supérieurs de la nation. Edward était progressiste, naïf, ouvert. Son remplaçant s'introduirait à Our Lives, journal progressiste et y planterait méticuleusement la graine du protectionnisme, la graine du patriotisme, la graine de l'impérialisme, un nouvel impérialisme décomplexé. Une Plume rendrait service à l'Aigle. L'aigle américain tutoierait à nouveau les étoiles. Plus de compromissions, plus d'angélisme. De la force, beaucoup de force et de courage. Le courage de faire le mal approprié pour le bien de tous. En temps et en heure. Catherine souffrait sûrement de la perte de son fils. Mais plutôt que de reconnaître platement sa mort, elle choisissait de lui redonner la vie. Ressources infinies d'une mère. Pragmatisme héroïque d'une chirurgienne.

Je les ai écoutés me faire leur proposition. Ils disaient savoir que je n'étais pas heureux. Ils disaient l'avoir remarqué. J'étais l'ami de leur fils, presque un frère. Edward ne tarissait pas d'éloges à mon sujet. Il m'admirait, admirait mon flegme, ma posture apolitique, mon œil de photographe. Wyatt réussit à me faire avouer que j'aimais Angelina ou croyait l'aimer. Ce diable d'homme était assez vicieux pour épingler d'un seul coup le vice chez les autres. Il m'avait amené dans son bureau, son fameux bureau. Son épaule démise depuis sa chute de voiture lui inspirait de multiples grimaces mais il conservait malgré tout son sourire. Je n'aurais jamais cru possible en dehors d'un film hollywoodien qu'un homme put s'éjecter d'une voiture en marche. Wyatt, à sa façon, incarnait Hollywood, alors pourquoi pas ?

-Tu vois, nous sommes démocrates, Liam, tout à fait démocrates : chacun sa chance. Edward a eu la sienne, tu peux maintenant bénéficier de la tienne... fils de Maharadjah !

-Ou tu peux aussi mourir.

Catherine ne grimaçait pas et souriait encore moins.

-Eh oui, mon garçon. Tu sais trop de choses.

C'est à cet instant que j'ai compris, en un éclair très cuisant, que les gens de grande envergure sont avant toute chose, des joueurs. Peu importe le domaine d'activités, ce sont des joueurs et plus ils jouent gros, mieux ils se sentent. Alors, j'ai décidé de jouer gros, moi aussi. 

DéfiguréWhere stories live. Discover now