Chapitre 2

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Les deux premières semaines furent difficiles. Priyanka faisait rigoureusement ce qu'on lui demandait. Elle cuisinait aussi fameusement que prévu. Son rapport aux deux domestiques ne passait pas la barre de la plus froide courtoisie. Elle sentait tout le mal que ces femmes laides lui souhaitaient, à elle, trop jolie noiraude. En revanche, monsieur Fairtaker, le vieux jardinier, se montrant vraiment agréable, Priyanka lui parlait volontiers de choses personnelles, certainement triées parmi d'autres choses plus personnelles encore. Elle lui parlait de sa fille, de son mari, du bonheur et de la difficulté d'être jeune, d'être florissante de santé mais pauvre, pauvre et rêveuse. Elle qui était si diligente dans la cuisine des Albright se détendait dans leur jardin, l'après-midi, assise ou couchée sur un banc de pierre au milieu des fleurs, sa peau buvant tout le soleil qui passait dans le coin. Le fils Albright, cet Edward, ne mangeait pas ce qu'elle lui préparait. Ses parents devaient aimer ce qu'elle lui préparait puisqu'ils finissaient par le manger à sa place, suivant le moment de leur retour à la maison. Mais plaire à l'estomac des parents n'était pas constitutif du contrat.

Deux semaines durant, Edward Albright laissa son plateau repas intouché au seuil de sa chambre. Son père, presque guilleret, encourageait Priyanka à ne pas lâcher prise, alors que l'épouse resserrait chaque jour un peu plus les visses de sa délicate mâchoire. Nous y étions ; l'étrangère énigmatique avec son riz et ses milliards d'épices était maintenant posée sur la sellette. Elle déplaisait aux femmes de la maison.

Pendant ce temps-là, l'imagination de Manesh Tagore, mari de Priyanka Tagore, fonctionnait à plein régime. Manesh était un jeune homme gavé aux films d'épouvante et qui travaillait la nuit, alors pensez-vous ! Edward Albright devait avoir entre dix-sept et trente ans. On pouvait penser à tort qu'il n'était qu'un enfant. Edward n'était plus un enfant. Il portait un masque blanc, a priori flexible et d'une pureté de ligne comparable à l'artisanat japonais. Deux trous pour les yeux, un trou pour la bouche. Rien de très compliqué mais une immanquable impression de néant. En quinze jours, il s'était montré une seule fois à la fenêtre. Priyanka avait mobilisé ses bonnes manières pour lui rendre son regard le plus naturellement du monde. Cette après-midi là, Edward portait un vulgaire sweat-shirt à capuche. Ce vêtement brouillait sa carrure par sa largeur indéfinie. Rideau.

Tout en nourrissant sa fille de tartines à la compote de fraise, Manesh essayait d'imaginer précisément le dessous du masque blanc. Difficile d'imaginer un monstre sans se référer au cinéma et aux livres d'images ; les monstres de la vie réelle existaient, mais chez eux ce n'était pas une question de visage. Manesh et Priyanka avaient bien connu ce type de créatures, qui d'ailleurs, n'était pas étranger à leur départ du Punjab. Pourtant, rien ne semblait entamer la joie de vivre de Manesh Tagore. Sa petite Esha figurait au sommet de ses passions et l'enfant mise à part, il brillait de toute façon par ses facéties, sa légèreté, son optimisme. Ces qualités ne valaient rien dans la famille de Priyanka. So what ? Priyanka avait craqué.

-Il a un trou à la place du nez, ton bonhomme. Non, il a deux bosses en forme de fesses à la place du front. Attends, attends : sa mâchoire inférieure est déviée vers l'oreille gauche et son crâne de 50 kilos est dévié vers l'oreille droite. Et il a du tartre !

Manesh accompagnait ses descriptions de grimaces hilarantes et Esha riait aux larmes. En dépit d'un mauvais pressentiment, Priyanka se laissait aller à rire avec eux. Sa disposition naturelle à la compassion cédait très souvent devant l'humour de son mari.

-Je t'ai déjà dit qu'il n'était pas difforme, Man. C'est une légende urbaine. Il est... défiguré. C'est le jardinier qui me l'a dit. Défiguré !

-Oui, oui, des suites d'un accident de voiture, je sais, mais c'est pas assez bizarre, Yaya ! Tout le monde peut se crasher en voiture, alors qu'une tête de sanglier écrasé, vlà le cadeau des Dieux ! Chez nous, il serait vénéré, ton p'tit Lord ! 

DéfiguréWhere stories live. Discover now