Chapitre 3

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Edward Albright avait très exactement 25 ans et à son actif un passé heureux d'étudiant en journalisme. Aux dires de monsieur Fairtaker, ses facultés intellectuelles l'avaient placé sur la première marche de sa promotion et de cette première marche, il avait sauté dans la salle de rédaction d'un grand magazine d'investigations. Our Lives. La conscience professionnelle d'Edward était devenue proverbiale et pour un sang neuf, il ne manquait déjà pas de caractère. Le pognon et le statut de ses parents n'y jouaient aucun rôle ; Edward était Edward. Pierce Fairtaker ajoutait :

-Et en plus d'être intelligent, cultivé, consciencieux, taillé comme un Apollon du Belvédère, ce gamin a eu le culot de se dénicher la plus belle fille de la région, de l'état, et peut-être même de tout le continent américain. Après vous, bien sûr, miss Tagore ! Après vous, bien sûr.

La petite flatterie était savoureuse venant d'un homme âgé qui passait le plus clair de son temps la tête dans les fleurs.

-Et où est passée cette plus belle fille de la région, de l'état, de la galaxie après ma femme ? Est-ce qu'elle s'est tirée quand le Golden Boy s'est vautré ?

-Je ne crois pas, Man. Le jardinier dit qu'elle vient de temps en temps lui lire le journal et donner des nouvelles des amis communs... qui eux ne viennent pas.

L'intérêt de Priyanka pour cette histoire de Golden Boy changé en Shadow Boy alla croissant. Les ténèbres n'avaient pas toujours régné, le cloîtré n'avait pas toujours retenu son souffle. Qu'avait-il donc fait dans sa précédente incarnation pour mériter un tel lot ? Manesh ne croyait ni aux Dieux ni au Destin. Tout le monde peut se crasher en voiture. C'est le hasard, Yaya, juste le hasard. Si les Dieux et le Destin existaient vraiment, ils ne m'auraient pas autorisé à te plaire. Imagine un peu ! La déesse Priyanka et le bouffon d'Amritsar langue contre langue, moi Shiva, je vote pour ! Et toi, Ganesh ? Moi aussi je vote pour ! D'ailleurs, regarde Shiva, je les berce sur ma trompe d'éléphant comme sur un putain de hamac ! Quelle bonne blague ! Juste le hasard... Priyanka respectait les pensées de son mari mais les siennes suivaient un autre cours. Non ! On ne bascule pas d'un lot à un autre lot aussi tragiquement sans la confluence de forces qui nous dépassent ! Le hasard et la volonté ne peuvent pas tout contrôler. Il faut un Destin ou une bande de Dieux. Priyanka elle-même avait basculé d'un lot à un autre par amour. L'amour était-il saisissable ?

Au cours des deux premières semaines, Priyanka Tagore s'escrima à concocter les meilleurs plats possibles, les plus odorants, les plus colorés, les plus savoureux possibles et à fléchir les genoux au seuil de la chambre du jeune maître. Le spectre de son renvoi planant toujours plus bas au-dessus de sa nuque, la jeune femme décida, à compter du seizième jour, de toquer à la porte du monstre afin de lui faire entendre raison. Sans l'humour de son mari et le contrôle étudié de sa respiration, elle n'aurait pas osé. Bien sûr, personne ne vint lui ouvrir la porte. Un silence de mort filtrait jusqu'aux phalanges de Priyanka, pliées contre le bois massif de cette porte. Que dire ? D'abord rien. Tendre l'oreille, toquer, attendre, toquer encore, partir.

Puis, l'orgueil et la curiosité aidant, commencer à exprimer quelque chose de distinctif. Une présentation de sa personne en bonne et due forme, de l'humour, de l'humour, de l'humour et aussi l'énoncé du plat du jour. Ceci fait, persister dans l'humour et la légèreté, croquer un morceau d'agneau au gingembre ou de bhajis aux oignons, se pourlécher, vanter ses propres mérites, parler de l'Inde en termes chatoyants. Ceci fait et sans résultats, baisser d'un cran la légèreté, jouer davantage sur la confession, sur les tribulations d'une fille étrangère en territoire yankee, les heurts de culture à culture, les quiproquos, les cocasseries, les doutes, les victoires. Soupirer. Se taire. Attendre. Etre une sorte de comédienne seule en scène devant un prince ombreux mais présent, car une chose demeurait de plus en plus certaine pour Priyanka ; Edward était présent. Elle le sentait présent et l'écoutant lèvres closes, présent et l'absorbant derrière la porte close. Du moins voulait-elle le sentir. Catherine Albright, la mère du monstre, ne tarderait plus à déchirer son contrat, ça aussi elle le sentait et l'argent ne poussait pas dans les arbres, arbres américains compris.

-Edward, voulez-vous bien me parler s'il vous plaît ? Je suis une vraie pipelette, dites-moi au moins de me taire ! Je voudrais entendre votre voix pour une fois. Monsieur Fairtaker me dit que vous avez une voix profonde. Laissez-moi en juger. Mon accent n'est pas très bon, peut-être avez-vous du mal à me comprendre. Mais moi, je vous comprendrai. Après tout, c'est vous le journaliste, vous savez raconter des histoires ! Dans ma culture, on tuerait pour une bonne histoire. S'il vous plaît.

Le silence qui suivit donna à Priyanka l'impression que l'oxygène se ridait de mécontentement. Elle colla son oreille au plus près de la porte, sa main veinée sur la poignée. Elle entendit un bruit dans la chambre. Quelqu'un respirait. Oui. Oui. Oui ! Quelqu'un respirait sous l'effort. Priyanka eut un mouvement de recul. Elle qui voulait un contact humain depuis vingt jours recula soudainement. Les Dieux auxquels elle croyait intervinrent à point nommé. Quelqu'un d'autre arrivait par les escaliers.

DéfiguréWhere stories live. Discover now