Chapitre 10

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 Les Tagore avaient un sens de la disposition et des couleurs autrement plus chaleureux que celui des Albright. Livres, poufs, babioles formaient un nid échevelé, bancal où tout paraissait sur le point de se vautrer, même les murs. Mais c'était personnel. Priyanka vint à la rencontre d'Edward, son enfant dans les bras. Elle n'était pas maquillée, et ses longs cheveux s'entortillaient dans un chignon de fortune ; mais sa beauté naturelle continuait de narguer les circonstances. Esha ne dormait pas, elle fixait maintenant l'étranger et tendait sa petite main vers son masque. Sans y réfléchir, Edward la laissa le toucher. Les parents suspendirent toutes réactions, fascinés de ce que leur fille ne s'embarrassait de rien. Age béni où l'audace n'a même pas conscience d'elle-même. Esha n'avait pas la force d'arracher le masque, ni même de le déplacer. Edward attrapa sa main et fit mine de la lui baiser. L'enfant n'avait d'yeux que pour lui.

Ils passèrent tous les quatre à table. L'instant de vérité approchait. Edward ne pouvait pas, si imaginatif qu'il fut, dîner sans ôter son masque. Les lèvres artificielles étaient trop serrées. L'inflexibilité des mâchoires ne permettait rien ; autant faire dîner une statue. Une bouteille de vin français émergeait de la petite table en formica mauve.

-Puligny-Montrachet ! C'est l'effet que vous avez sur ma femme, Edward. Elle y prend goût à votre vie de château !

La boutade de Manesh n'obtint pas le succès escompté.

-Je ne suis pas née Dalit, mon chéri. J'ai connu le Puligny avant de venir ici.

La réplique était si cinglante que Manesh eu du mal à en croire ses oreilles. Dalit signifie Intouchable. Cette insinuation relative aux origines scabreuses de Manesh, comme si elle ne suffisait pas, s'accompagnait du prérequis selon lequel Priyanka connaissait le goût de l'alcool depuis longtemps en dépit des vues très sévères de sa famille sur ce chapitre. A quoi jouait-elle ? Esha se tortillait dans ses bras et réclamait son père.

La tension entre mari et femme était palpable. Manesh sautillait entre la cuisine et la salle à manger, multipliait les traits d'humour et cherchait à enrôler Edward dans ses efforts de camaraderie. Bientôt, Esha se mit à brailler sans vergogne, à se jeter aux jambes de son père qui faisait la cuisine. Dès que sa mère osait s'interposer, l'enfant raidissait ses membres caoutchouteux jusqu'à donner l'impression de pouvoir les briser sur les phalanges de l'adulte. Manesh, tout occupé à mettre au repas ses dernières touches, essaya tant bien que mal de raisonner sa fille. La patience de Priyanka se fissurait minute après minute. Edward tendit les bras. Une fois blottie contre lui, Esha se calma graduellement ou plutôt, le masque travailla à la calmer comme une hypnose. Edward Albright n'avait jamais tenu de bébé dans ses bras.  Gratitude et embarras se disputaient l'expression de la mère de famille.

Manesh, qui passait par là avec son plat de riz biryani aux légumes, planta ses yeux à l'endroit où le pull de sa femme était un peu trop lâche puis hocha la tête en direction d'Edward d'un air entendu. Il posa le plat sur la table mauve et fourra son nez dans le décolleté de sa femme. Un martin-pêcheur n'eut pas été plus véloce. Priyanka le rudoya mais la surprise réussit presque à la faire sourire bien malgré elle. Edward, gamine dans les bras, ne savait plus où se mettre.

-Priyanka Montrachet ! Priyanka Montrachet ! Par Shiva, tu me donnes envie de danser, ma femme !

Manesh était fou. Il fallait être fou pour répondre à la mauvaise humeur par la bonne.

Edward ne mangea rien, strictement rien de tout le repas. Il se contenta de donner à manger à l'enfant, cuillerée après cuillérée, en parfaite nourrice.

DéfiguréWhere stories live. Discover now