Jouer avec le feu : le truc de Wyatt. Malgré les protestations de sa femme, le chirurgien réussit à convaincre Priyanka Tagore de venir élire domicile chez eux, avec sa petite fille, le temps de reprendre goût à la vie. Non seulement Esha bénéficierait toujours des bons soins de sa nourrice, que l'on ferait déplacer par l'entremise d'un chauffeur, mais mère et fille pourraient disposer de tout le confort de la maison avec le naturel qui sied aux membres d'une même famille. Priyanka cuisinerait si le cœur lui en disait et se joindrait aux repas si le cœur lui en disait. Elle et sa fille coucheraient à l'étage d'Edward, dans une chambre aux dimensions d'un vaisseau spatial. Il était très difficile de contredire Wyatt Albright.
Cette décision coupait Liam en deux. Le contrat stipulait qu'il se rapprochât d'Angelina et s'en fit aimer autant qu'Edward s'en était fait aimer. Liam aimait Angelina, mais Angelina le méprisait. Il était suffisamment difficile de gérer cette mascarade sans commune mesure, pour en plus avoir affaire à Priyanka Tagore sous un même toit ! Priyanka lui donnait envie de tout arrêter, de tomber le masque et de se barrer loin, loin des psychopathes. Il avait failli tout lui dire chez eux, les Tagore, dans ce quartier merdique. Il s'était presque mis en tête de rendre hommage au vrai Edward, de rendre hommage à ses terribles découvertes sur les membres du gouvernement américain, sur leur monstre. Mais voir la petite Esha avait retenu le flot de ses confidences. Dans le meilleur des mondes, dans un monde où Priyanka rechercherait sa compagnie et s'appliquerait à fuir avec lui comme elle avait fui avec Manesh, que ferait-il d'une mioche baveuse sur les bras ? Il était reporter photographe. Il en avait vu des choses laides. Sa vision de l'enfance n'était que larmes après larmes.
Mais la petite fille mise à part, fuir avec Priyanka, c'était abandonner une vie de luxe aux côtés d'Angelina. C'était abandonner l'idée d'une revanche sur sa vie de privations, sa vie d'enfant abandonné, sa vie de fantôme, de bohémien sans la moindre attache, même pas celle de l'amitié... une vie où seul comptait ce qu'il voyait chez les autres, lui, le dépossédé... Liam voulait se concentrer sur sa revanche mais l'arrivée de Priyanka Tagore dans la maison de ces partenaires criminels rendait ses soupirs plus rauques que d'ordinaire.
La pauvre veuve réussissait à devenir plus belle que jamais dans son malheur. Cette peau brune est vraiment incomparable, voilà ce que pensait Liam, elle ne marque pas, elle encaisse les coups comme du sable mouvant. Liam n'avait jamais mis les pieds en Inde, mais les gens à peaux brunes n'avaient pas manqué devant son objectif. Lui-même était très pâle et ne possédait de brun que les cheveux. L'assimilation à Edward l'avait poussé à les teindre en blond. C'est Pierce Fairtaker qui la conduisit dans ses nouveaux appartements. Il ôta ses bottes de jardinier afin de ne pas saloper le travail des deux domestiques d'intérieur. Sa vieille tête chercha les mimiques et les comptines, enfouies quelque part derrière son front de père de famille, de grand-père de famille longtemps séparé des siens. Il trouva les mimiques et les comptines et Esha y répondit avec joie.
Le premier jour de cette singulière cohabitation, mère et fille ne sortirent pratiquement pas de leur chambre. Quel étrange coup du sort ; Liam se retint de sortir de sa propre chambre et d'aller toquer à celle des recluses. Il pensa même leur faire à manger ! Cette pensée s'incrusta si bien qu'il la concrétisa ; dès le lendemain, il prit la place de la boniche préposée aux repas et improvisa deux sandwichs végétariens et un lait grenadine. Il ne voulait pas prendre de risque avec la viande et se disait que la gamine apprécierait la couleur de la grenadine. Bingo ! On le reçut avec plaisir, lui et son masque.
-Mes condoléances, Priyanka. Toutes mes condoléances.
-Merci.
-S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire, en dehors des sandwichs...
-Enlève ton masque.
-Tu sais que je ne peux pas faire ça...
-Alors, va t'en, Edward.
-Je suis ton ami...
- Bullshit ! Les vrais amis ne se cachent rien.
-Il peut y avoir des exceptions.
-Finis au moins ton histoire. L'histoire de l'assassinat du président américain et de son remplacement par un monstre. Cette histoire-là.
Elle ne put s'empêcher de pouffer mais l'amertume était là.
-Les vrais amis prennent leurs vrais amis au sérieux, Priyanka.
-Quel genre de monstre peut remplacer un président américain ? Un monstre dans ton genre ?
-On ne peut pas parler de ça devant ta fille, Priyanka.
-Edward, je sais que tu ne connais rien à la vie à part les cravates, les cocktails universitaires et les voitures de sport bousillées, alors laisse-moi t'en dire un peu plus long, mon cher : ma fille n'a pas trois ans et ne se soucie pas encore de politique ! Je sais que c'est dingue mais tu dois me croire sur parole.
L'humour dont faisait preuve la jeune veuve la rendait admirable au vu des circonstances. C'est elle qui détendait l'atmosphère.
-Alors oui, un monstre dans mon genre, on peut dire ça. On peut dire ça.
-Qu'est-ce que ça veut dire ? Un homme laid moralement ? Un gosse de riche égoïste et renfermé ? Alors là, figure-toi que ce ne serait pas le premier monstre du genre à prendre le pouvoir ! En Inde, on en a des tout pareils, ne t'inquiète pas. C'est universel !
-Tu ne devines pas, Priyanka ?
-Je veux que tu parles, je ne veux plus deviner ! Les Dieux me font assez chier avec leurs devinettes !
-Le président actuel de notre pays est jugé faible. Des gens redoutables appuyés par les services secrets veulent se débarrasser de lui. C'est un faible. Sa poigne internationale est molle, sa poigne intérieure est molle. Il ne laisse pas l'aigle américain s'exprimer. Alors, c'est simple, il doit mourir. Les gens redoutables veulent le remplacer par quelqu'un qui aura le même visage que lui, mais respectera l'aigle. La nature de l'aigle.
Esha émit une sorte de rire. Sa nouvelle chambre lui faisait bonne impression.
-Quelqu'un qui aura le même visage que lui. Un sosie ? Un jumeau caché ?
-Non, un des leurs. Un homme fiable, acquis...comme ceux qui faisaient partie du réseau des Faux Ophtalmologues.
-Un homme fiable, acquis, sur la tronche duquel on grefferait la tronche du président américain. Par procédé chirurgical.
-Oui ! C'est de la cuisine ! Tu comprends ?
- Je comprends que tes parents sont impliqués. Il y a les commanditaires et les artisans.
-Et il y a le monstre.
Certaines discussions sont assez immersives pour faire oublier le monde alentour. A l'instant où Priyanka, sandwich végétarien entre les dents, allait associer, sur la toile de son esprit, le visage du jeune et beau président américain au visage d'Edward Albright, la présence qu'elle sentit derrière la porte de la chambre la ramena net à l'actualité de l'instant. On les écoutait. On toqua. Liam prit sur lui la responsabilité de dire entrez !
-Hello. Monsieur Albright m'a annoncé la nouvelle. Toutes mes condoléances, Priyanka. Bonjour, petite fille ! Qu'elle est mignonne... moi, c'est Angelina. Tu peux m'appeler Gigi. Comment t'appelles-tu ?
-Elle s'appelle Esha. Et elle ne parle pas aux inconnus.
Toute à l'enfant, Angelina ne se formalisa pas de l'acidité de la remarque. Priyanka n'avalait pas le mépris qu'Angelina avait manifesté pour Manesh l'Intouchable, Manesh aussi peu digne de confiance que ce Liam Wink. Esha était la suite de Manesh. Liam aimait Angelina pour sa capacité à être imperméable aux hostilités, ou en tout cas, à ne rien montrer de ses sentiments. Pour lui, c'était le comble d'un comportement aristocrate et ça le faisait bander.
-Mon chéri, laisse-nous entre filles. Je viendrai te voir dans ta chambre si tu es sage. A toute à l'heure, Edward.
Le jeune homme obtempéra. Le regard de Priyanka lui indiqua par éclair qu'elle aurait préféré poursuivre leur discussion.

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Défiguré
Mystery / ThrillerLa nouvelle employée de maison d'une influente famille américaine se retrouve confrontée au fils monstrueux qui ne doit en aucun cas sortir de sa chambre.