Chapitre 18

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Personne n'avait accès à la chambre du monstre en dehors de ses parents et de sa fiancée. Ne voyant pas redescendre Priyanka, la fiancée entreprit d'aller voir par elle-même ce qui se tramait dans les hauteurs. La lune dominait depuis longtemps le ciel noir et les invités des Albright, les plus jeunes surtout, commençaient à réemprunter les voies de la raison. On pliait doucement bagages. Angelina monta les escaliers sans précipitation, tempérant d'instinct son impatience.

L'accident d'Edward, il faut le dire, lui avait laissé un goût amer dans la bouche. Elle n'était pas faite pour aimer les handicapés. Triste vérité peut-être, mais vérité totale. Elle n'était pas faite pour éprouver de la compassion. Edward, en dépit de ses idées sur le monde, l'avait conquise. Son ardeur était communicative. Et puis, il faut le dire, il était très beau, très athlétique et savait même se montrer français dans sa façon arrogante d'avoir du charme. Un monsieur je-sais-tout, oui, mais taquin à ses heures, et délicat à point nommé. Son accident rappelait à Angelina qu'il n'était pas vraiment le meilleur parti. Trop progressiste, trop activiste, trop enfantin. Un enfant capable de percuter un arbre à 300 à l'heure au lieu d'aller gentiment faire dodo. Au lieu de préserver leur couple. Au lieu de rester beau. A l'annonce qu'il allait récupérer son visage, son visage intact, Angelina avait souri. Tout n'était donc pas perdu pour eux.

Elle toqua une fois, deux fois. Le monstre ouvrit la porte à demi. Son masque luisait dans la pénombre.

-Elle dort. La petite Indienne dort.

Et il referma la porte.

Les parents prirent le relai car il se faisait tard et Esha réclamait sa mère. Freida tombait de fatigue, pauvre nourrice. Ils toquèrent à leur tour, ensemble. Le fils du Maharadjah eut la courtoisie d'ouvrir une seconde fois cette porte. Il fit mieux que cela, il les laissa entrer. Priyanka était étendue sur le lit, le visage tourné vers le plafond, ses grands yeux en état de veille ou quelque chose comme de la veille. Elle paraissait toute molle et toute chaude, l'exemple même d'une femme comblée par les étreintes. La lune l'éclairait puisque le rideau n'était pas tiré.

-Je me suis allongé près d'elle sans la toucher. J'ai pris exemple sur Gandhi, papa. Je me suis allongé près d'elle et n'ai rien fait. Rien du tout.

Wyatt avança les doigts jusqu'au cou de la jeune femme. C'était un geste inutile, un beau geste. Elle était bien assez morte, pour un œil expert. Catherine ne disait strictement rien. Elle se tenait presque aussi immobile que le clou de ce spectacle. Wyatt soupira. Sa carrure dans le clair de lune s'affaissa mais il se reprit vite.

-On s'en occupe, fils, ne t'inquiète pas. A quoi servent les parents ?

Priyanka fut enterrée sous les roses du jardin aux côtés du vrai Edward. La police ne se donnerait pas la peine de fouiller où quoi que ce soit. Le museau de la police ne reste jamais insensible à une bonne caresse de maître. Et puis, qu'est-ce que c'était que Priyanka ? Une immigrée, merci. Une star de Bollywood retrouvée morte chez les Albright aurait pu provoquer un incident diplomatique, c'est vrai, mais là... la thèse de l'immigrée veuve et bipolaire serait servie à Angelina Panettiere, enfoncée dans ses préjugés. Oui, Priyanka avait abandonné son bébé. Ça arrive. Un bébé né dans le péché. Un petit bâtard. Une honte pour ces cultures-là. Et une fillette, en plus ! Angelina Panettiere comprendrait les diverses implications, l'importance du contexte culturel. L'intelligence d'Angelina Panettiere ferait la part des choses. Si seulement Priyanka était née chez nous ! Voilà ce que dirait cette bonne fille patriote et sensible. Si seulement Dieu l'avait faite comme nous !

Le Jour du Visage arriva enfin. Au moment de quitter la maison pour se rendre à la clinique Albright, le monstre, qui bénéficiait pour l'occasion d'un chauffeur privé, dut juguler son impatience. Pierce Fairtaker, ses vieilles mains accrochées à sa manche, le pria de ne pas entrer dans la voiture.

-Qu'est-ce qu'il y a, mon bon Pierce ? Tu as l'air d'avoir vu un monstre !

-Pourquoi...

-Pourquoi quoi ?

-Je vous aurais regardé bien en face. Sans discrimination. Comme un père regarde son fils. Pourquoi m'avoir tenu à l'écart ?

-Ce masque ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir, Pierce. Nous pourrons humer le parfum des fleurs ensemble. Il n'y aura plus jamais d'intermédiaire entre nous.

Le monstre voulut se dégager de l'emprise du vieil homme mais le vieil homme serrait fort.

-Tu sais, Edward.... personne n'est remplaçable. Une perte est toujours unique et le mal est toujours particulier.

Ne trouvant rien à redire à cela, le monstre mit simplement plus de vigueur à se dégager et entra dans la voiture. Le trajet qui le menait à la clinique fut doux. Le chauffeur passa par la forêt, riche et dorée sous l'action du soleil. Le monstre se sentit pacha, en route pour un monde de miel, de seins, de lingots d'or... avec en définitive peu de responsabilités. Les Albright et leurs amis du gouvernement tireraient les ficelles pendant que lui tirerait les cheveux d'Angelina Panettiere. Fini les bombes de bergers barbus qui s'improvisent dieux du tonnerre, fini les tirs de kalachnikovs qui vous font danser la gigue, fini les cachettes à l'improvisade, les soupes de vomi, le froid à la place du chaud, le chaud à la place du froid, la violence en coupe réglée contre vous parce que vous êtes un reporter, un informateur ! Fini la vie derrière un objectif. Je suis mon objectif. Je suis mon objectif. Fuck off ! Fuck you all !

Le monstre arriva à bon port. La clinique était blanche de partout, petite et aiguisée dans ses terminaisons. Une architecture de hérisson selon le mot de Wyatt. Le monstre fut conduit à l'accueil où il remplit comme un grand garçon les traditionnels papiers d'admission, puis les jolies infirmières toutes en jambes et en taille de guêpes, trop souriantes pour être vraies, le conduisirent dans une sorte de vestiaire éblouissant. Elles l'aidèrent à se déshabiller et à enfiler la blouse de circonstance. Elles ne s'octroyèrent pas le droit, bien sûr, de toucher au masque. Puis, le monstre fut laissé seul. Il en profita pour faire ce qu'il n'avait jamais réussi à faire. Le vide.

Enfin, Catherine elle-même vint le tirer de son refuge. Il nota immédiatement qu'elle avait pleuré. L'humidité sur ses joues était comme un coup de couteau. Le monstre peinait à y croire. Se laissant prendre par la main, il la suivit docilement au bloc opératoire où attendait le père. Ils l'installèrent sur le promontoire, l'y couchèrent avec minutie et caressèrent ses cheveux teints avant de lui retirer son masque. Tous trois se regardèrent sans mot dire. L'émotion semblait réduire l'oxygène. Catherine Albright accabla son soi-disant fils d'une dose de gaz anesthésiant beaucoup trop importante pour la situation. Un cheval y aurait trouvé la mort. Liam Wink ne se réveilla plus jamais. 

DéfiguréWhere stories live. Discover now