Chapitre 11

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Cette journée est à peine croyable. De toutes celles qui constituent ma convalescence, c'est la plus dingue. Hier, j'ai dîné chez les Tagore ; diné est un grand mot. Je suis rentré en voiture de l'autre côté de la ville. Mes bons parents n'avaient pas encore réintégré le domicile familial. J'aurais aimé une confrontation, j'aurais aimé un heurt, une ivresse ! J'ai décliné la proposition de Priyanka de dormir sur le canapé des Tagore. Je me suis couché dans mon lit, malheureux, traversé par des pensées violentes jusque dans ma bite. C'est seulement au réveil que j'ai pris conscience d'avoir dormi avec cette chose sur la gueule. Cette chose est infroissable, un cauchemar justement par la pureté de ses lignes. Même mes yeux dans le miroir paraissent fixes et incassables.

Je me dirige vers la fenêtre, comme la veille chez les Indiens, sauf que cette fois-ci, je porte autour de mon cou l'appareil photo de Liam Wink, l'un de ses appareils photo. Je l'avais rangé sous mon lit. Un bel appareil argentique, petit, historique. J'ouvre la fenêtre, laissant pénétrer le soleil. La chaleur printanière ne me gêne plus, je m'en fous. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir photographier ?

J'arme l'appareil quand la voix du jardinier me parvient. Je baisse la tête. Il me fait signe en tremblant de descendre. Mes vieux lui ont interdit l'accès à ma chambre. Je n'aime pas Fairtaker, Son air de soupçon me crispe. J'ai parlé de le renvoyer : maman a dit oui, renvoyons-le ! Papa a dit non, pas question ! Comment un homme aussi peu sentimental que Wyatt Albright peut-il tenir à un jardinier ? En vérité, mon père aime jouer avec le feu. C'est un Icare volontaire.

Je descends, laissant l'appareil de Liam dans la chambre. Arrivé au jardin, j'adopte l'attitude la plus seigneuriale possible. Les Albright invitent fréquemment à leur table les esprits les plus brillants de la société américaine. Un Albright ne marche pas le dos rond. La course à pied dans la forêt noire, les dix millions de pompes, les dix millions d'abdos, les dix millions d'exercices respiratoires inspirés des yogis les moins rigolards crèvent le dos rond d'un fils de bonne famille. Notre nom se perd en ancienneté avec le nom Lincoln, avec le nom Washington. Ce n'est pas seulement une question de compétence médicale et d'aisance matérielle. C'est une question de solidité. Je ne sais pas comment mon ancien moi a pu s'accommoder d'une telle hygiène de vie. Je suis très en deçà de son niveau.

Fairtaker se tient debout sur ses vieilles jambes arquées, tout proche du parterre aux gardénias. Ces fleurs blanches me plaisent et m'effraient. Fairtaker ne me sourit pas. Il ne me regarde pas non plus par en-dessous; de la ta tristesse, rien que de la tristesse.

-Il est mort, monsieur.

-Qui est mort ?

-Le mari de la petite cuisinière. Elle ne viendra pas aujourd'hui. Je ne sais pas si nous la reverrons un jour, monsieur. C'est une tragédie. Une tragédie.

Les oiseaux eux-mêmes se taisent. L'oxygène me manque.

-Qu'est-ce que tu dis ? Comment est-ce arrivé ?

-C'est arrivé la nuit dernière. Quelqu'un lui a tiré dessus dans son épicerie. Un ou plusieurs quelqu'un, peu importe. Des garnements ! Une bête histoire de chapardage qui a mal tourné. La petite a téléphoné ce matin très tôt. Il est mort à l'hôpital. Il s'appelait Manesh. Un prénom plein de caractère. Manesh.

Je poste mes mains sur les hanches et commence à faire les cent pas.

-Que lui ont dit mes parents ? A Priyanka, que lui ont dit mes parents ?

-C'est votre père qui a reçu la nouvelle. Il lui a dit de prendre tout le temps nécessaire pour régler les formalités adéquates et de ne pas hésiter à venir ici pour... pour y trouver du réconfort.

-On va donc me trouver une nouvelle cuisinière.

-C'est possible, monsieur. Mais pour ma part, je n'ai pas faim.

Le reproche est à peine voilé.

-Merci, Pierce, laisse-moi seul.

Il obtempère. Je reste seul, ahuri, dans ce jardin de toute beauté. Je ne me suis pas retrouvé sous un ciel clair depuis longtemps. La nausée arrive. Manesh est mort. Bon. Ok. Ce n'est pas la mort de ce pauvre Indien qui me dérange mais la mort en tant que tel. La mort m'aime un peu trop bien. Et Priyanka ? Ne plus voir Priyanka ?

-Ah ! Le fils du Maharadjah ! Tu tombes bien, j'étais partie te chercher.

Catherine Albright, ma mère. En jupette de tennis. 

DéfiguréWhere stories live. Discover now