Chapitre 5

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Quelqu'un d'autre arrivait par les escaliers. Les pas étaient ceux d'une femme ; l'autorité d'un talon haut ne se confond pas. Priyanka se raidit, le cœur au bord des oreilles. Le couloir était assez long à parcourir pour lui laisser le temps d'amorcer son retour à l'étage inférieur, et de là, simplement descendre au rez-de-chaussée. En Inde, on l'avait toujours comparée à une biche pour la grâce et la célérité de ses mouvements. Ce soi-disant compliment ne lui plaisait pas car il induisait l'existence d'un chasseur de biches et pour une fille comme Priyanka Tagore, une fille de notre temps douée d'une tête bien faite, s'il fallait un chasseur, alors elle serait celui-là. D'ailleurs, soyons clairs, c'est elle qui avait dragué Manesh jusqu'à le pousser dans le lit d'un hôtel minable de la région d'Amritsar. C'est elle qui avait mené leur folle équipée jusqu'aux Etats-Unis, au mépris de l'avis de sa famille et portant déjà la petite Esha dans son ventre. C'est elle qui avait sauté à bas de l'échelle sociale pour vivre à son rythme, au gré de ses intentions et selon les termes de son contrat. Une biche ? Pas vraiment.

Priyanka ne bougea pas. Elle resta près de la porte de la chambre interdite, attendant tête haute ce qui se présenterait, le plateau repas à ses pieds, fumant. Cette partie de la maison n'était pas très bien éclairée, la lumière du jour s'y introduisait chichement. Maladresse d'architecte ou concordance des mauvais esprits, allez savoir. De l'autre côté de la porte, plus un bruit. Edward attendait lui aussi. Le prisonnier devait jubiler à la moindre fausse note dans l'harmonie de sa vie d'ennui et de désespérance. La présence se matérialisa enfin au bout du couloir. Une silhouette de femme. La silhouette s'immobilisa. Priyanka ne reconnut ni son employeuse ni l'un des deux mastodontes femelles préposés au ménage. La silhouette reprit sa marche en avant, ses talons l'annonçant comme les trompettes d'un cortège. Priyanka alla à sa rencontre.

-Madame, je...

-Vous êtes la nouvelle cuisinière. Bonjour. Angelina Panettiere. La fiancée d'Edward.

-Enchantée...

-Enchantée.

Les deux jeunes femmes se serrèrent la main. Un courant positif, automatique, circula entre elles. Priyanka voulut justifier son effronterie devant la porte mais Angelina ne lui en laissa pas le loisir.

-Attendez-moi dans le jardin, nous discuterons un peu. En italien, mon nom signifie « boulanger ». Ça ouvre l'appétit, non ?

La jeune Indienne acquiesça. Alors, sous ses yeux, la fiancée du monstre qui était elle-même d'une grande beauté classique avec ses cheveux longs, profus, et ses traits réguliers, fléchit ses longues jambes et, se munissant du plateau repas, ouvrit la porte de la chambre interdite. Edward ne dit rien. De toute façon, Angelina fut trop prompte à entrer et à refermer la porte pour laisser à l'intruse indienne le soin de voir ce qu'il y avait à voir. L'intruse regagna le jardin où Pierce Fairtaker tenta de la divertir avec son savoir botanique de premier plan. Il échoua. Edward ne vint pas à la fenêtre.

Angelina tint parole. Elle descendit au jardin, salua laconiquement le jardinier et lui déroba sa petite partenaire sans l'ombre d'une excuse. Les manières d'Angelina Panettiere étaient exactement celles d'une personne de haute condition sociale : aussi familières qu'une vendeuse à la criée, le volume sonore en moins, l'allure en plus. Quand le monde est à vous par privilèges, inutile d'en faire des tonnes. Et puis, Angelina sentait peut-être que Priyanka venait du même moule social ; la différence raciale et les circonstances de la vie de Priyanka n'auraient mystifié que les niais. Les deux femmes allèrent causer à bonne distance de Fairtaker, leurs têtes chaudes du soleil de midi.

De toute évidence, Angelina avait besoin de s'entretenir avec quelqu'un et quelqu'un de nouveau. Son homme brisé, son avenir professionnel brouillé, son pays tranché ; on est jamais trop de deux pour porter ce genre de valise. L'Américaine ne comprenait pas que les Tagore aient pu choisir les Etats-Unis actuels comme Eldorado, comme antidote à Amritsar. Le président américain et son gouvernement de poules mouillées échouaient décrets après décrets, mesures après mesures, discours après discours à rencogner la guerre civile dans son œuf. Le meilleur peuple du monde moderne n'avait jamais été si autodestructeur, si schizophrène, si extrême dans ses contradictions. Et les ennemis de l'extérieur n'attendaient que ça : Corée, Moyen-Orient, Russie. Les ennemis de l'extérieur sabraient déjà le champagne, appelant de leurs vœux que les Blancs et les Noirs s'enterrent mutuellement, que les homos et les réactionnaires s'enterrent mutuellement, que les pacifiques et les va t-en guerre s'enterrent mutuellement, que les enfants d'Abraham Lincoln se déciment sur les ossements amérindiens. Quand Angelina sut que Manesh était un Intouchable et qu'il avait fallu fuir la famille, fuir l'Inde afin de vivre selon des préceptes personnels, des préceptes que l'Amérique avait porté en triomphe dans sa guerre d'Indépendance à l'Angleterre et dans la conduite de toutes ses affaires depuis lors, elle parut déçue. Priyanka devina qu'Angelina n'approuvait pas les unions hors-normes, les coups de canifs dans le contrat, les révolutions.

Ta famille doit te manquer. N'as-tu jamais aucun regret ? Et ta petite princesse, elle ne connaitra pas ses grands-parents. Tu es très audacieuse, sweetheart... trop audacieuse, maybe.

La Panettiere affichait le sourire iconique américain, blanc comme un morceau de banquise entre des lèvres élastiques, puis soudain,  elle opta pour un étrange procédé narratif. Elle se mit à parler d'un certain Liam Wink, un photographe de sa connaissance qui l'avait dragué ouvertement sans se préoccuper de sa situation amoureuse. Cerise sur le gâteau, Liam était un bon camarade d'Edward. Tous deux s'étaient retrouvés dans les murs d'Our Lives et y avaient collaboré dans la meilleure intelligence possible, l'un photographe, l'autre rédacteur. Liam était un garçon taquin et nonchalant, un bon vivant, un sacré buveur. Mais dans le travail, il savait se montrer parfaitement digne de confiance et capable de prendre tous les risques. Spécialiste des escarmouches politiques et des émeutes, Liam, à peine plus vieux qu'Edward, savait déjà lire les hommes.

A ce stade du monologue, Priyanka ne saisissait pas bien le rapport entre ceci et cela. Elle soupçonnait un lien entre son lot et celui d'Angelina, mais quoi exactement ? Angelina poursuivit, assise sur un banc de pierre, ses longues jambes détendues et croisées dans ses bottes de cavalière.

-Il y a des hommes comme ça, Priyanka, des hommes très bien en apparence mais sans scrupule. Ils font semblant de vous comprendre, de se conformer à vos valeurs, alors qu'en fin de compte... ils ne pensent qu'à profiter de vous. Profiter de l'occasion. Ils voient l'occasion partout.

-Ok...

-Comprends-moi bien, sweetie. Je ne dis pas que ton mari est un profiteur. Non ! Il est sûrement très bien, ce Manesh. Mais Liam Wink, en tout cas, ce n'est vraiment pas un mec bien, tu vois. Il voulait m'avoir ! Je représentais quelque chose d'important pour lui, une réussite sociale, je n'en sais rien. Et dans ce cas, peu importe le reste, peu importe Edward, peu importe nos sentiments.

-Comment a-t-il réagi à l'accident d'Edward ?

-Aucune idée. Pose la question aux Albright. Liam ne reste jamais longtemps au même endroit et j'ai cherché à l'éviter depuis qu'il m'a... fait sa déclaration. Déclaration, si on veut.... Il m'a embrassé de force. 

-...

-Il m'a dit qu'il m'aimait. Il n'allait quand même pas essayé de me sauter sans y mettre un minimum de cœur. Pas idiot, ce jeune homme. Pas idiot du tout. Les outsiders sont peut-être malsains, mais pas idiots du tout.

Priyanka Tagore avala cette couleuvre sans faire de grimace. On lui avait demandé de venir ici pour y faire la cuisine, égayer les papilles d'un grand blessé. Elle aimait faire à manger sans y avoir été contrainte. Cuisiner était une échappée tout comme lire, tout comme écouter de la musique ou faire du cheval, rien de plus, rien de pire. Mais elle ne s'attendait certes pas à souper elle-même des secrets de famille et des insultes déguisées qui visaient son mari, encore des insultes ! Cette Angelina Panettiere qui lui prenait le bras et prétendait s'ouvrir à elle comme si elles avaient gardé les vaches sacrées ensemble transpirait la condescendance et l'esprit de classe. Les parents de Priyanka auraient donné cher pour échanger cette fille contre la leur. La jeune Indienne prétexta l'appel du devoir et pris congé de son interlocutrice, non sans lui avoir promis de donner régulièrement de ses nouvelles. Wink. Liam Wink. Quiconque était comparable à Manesh, de près ou de loin, inspirait forcément l'intérêt de sa femme. Priyanka se rendit au deuxième étage et trouva le plateau repas au pied de la porte. Ne restaient qu'une assiette vide et des couverts tâchés de sauce. 

DéfiguréWhere stories live. Discover now