Elle se souvenait encore de ce jour où elle était revenue chez elle, les genoux écorchés et la mine boudeuse ; elle avait passé l'après-midi entier à s'amuser (du moins, c'était le terme qu'elle donnait) à jeter des cailloux sur ses petits camarades à peine âgés de sept ans, tout comme elle. Mais un père était arrivé et l'avait gravement réprimandée après qu'elle ait accidentellement envoyé une petite pierre dans le visage d'un enfant. Anthémis n'avait pas compris pourquoi on la grondait ; elle n'avait fait que jouer, comme n'importe quel enfant de son âge l'aurait fait. En rentrant, elle avait été bousculée, était tombée et s'était blessé les deux genoux. Elle en avait profité pour se venger, et avait lancé un dernier caillou dans le dos de celui qui l'avait poussée.
Les yeux plissés et les poings serrés, elle était arrivée jusque chez elle en furie. Ambroisie l'avait stoppée dans le couloir, et, de son air sévère, lui avait demandé sur un ton plein de reproches pourquoi tous les enfants du parc voisin étaient en pleurs ; évidemment, ce n'était pas la première fois que cet incident arrivait. « Pourquoi ne peux-tu pas t'empêcher d'embêter tous tes camarades ? » l'avait-elle blâmée. Mais quelque part, elle savait que sa petite sœur se sentait terriblement seule, et n'avait pas forcément toujours eu une éducation irréprochable. Elle l'avait prise sur ses genoux, et avait désinfecté ses écorchures.
Ambroisie avait une odeur de lavande. Elle se parfumait tous les jours, sans exception. Elle disait que les gens du monde au-delà de l'océan le faisaient aussi, que c'était la mode là-bas, à l'époque où Hodei n'avait pas encore été bâti. Elle avait la peau douce, aussi. Anthémis aimait enfouir son nez dans son cou et se laisser bercer par sa grande sœur quand elle la prenait sur ses genoux ainsi.
Mais Ambroisie ne pourrait plus jamais la bercer. Alors, seule au monde, Anthémis retournait au seul endroit où tous ses souvenirs passés avec sa sœur reposaient, là où Ambroisie, si elle vivait encore, était peut-être.
Plus elle s'approchait d'Ibai, plus les alentours semblaient calmes, et surtout vides ; ce premier aspect qui se reflétait à Anthémis ne la rendait que davantage anxieuse. Pourquoi n'y avait-il aucune de ces créatures d'ébène ? Elle ne souhaitait pas spécialement en rencontrer, c'était même le contraire, mais il y en avait tellement lors de cette nuit où lui avait été arrachée Ambroisie ; tous les Miroirs auraient-ils donc disparu ? Non, c'était impossible. Ils étaient encore là. Elle n'avait qu'à continuer la marche, pour rapidement croiser la route de certains d'entre eux. Par précaution, elle partit se cacher derrière les rochers qui bordaient la route reliant les deux villes, par laquelle passaient les charrettes contenant la marchandise en provenance de Lunaria. Et, les pieds fatigués de sans cesse fouler sans un bruit le sol dur de terre sèche, elle continua sur sa lancée.
Au bout de plusieurs minutes, enfin, elle reconnut au loin la mince et grande silhouette noire d'un Miroir. Des frissons lui parcoururent tout le long de l'échine ; ses ongles s'enfonçaient dans sa peau tant elle serrait ses mains moites, se concentrant tant bien que mal pour faire le moins de bruit possible. Elle se baissa, et continua d'avancer à quatre pattes sur le sol terreux, cachée derrière les rochers.
C'était du suicide. Elle aurait probablement dû faire demi-tour à ce moment-là, rentrer à Lunaria, repartir de zéro, mener une petite vie paisible loin d'Ibai. Mais finalement, elle ne le pouvait pas. Sa vie ne serait jamais paisible, elle ne pourrait plus jamais paraître normale. Son destin avait pris une toute nouvelle tournure, et ce depuis l'attaque d'Ibai, depuis qu'elle s'était fait toucher et que son œil avait pris cet ocre lumineux. Elle ne pouvait plus rien faire. Alors oui, c'était du suicide, oui, elle en avait conscience, et oui, tout cela ne rimait à rien. Anthémis ne rimait à rien, sa vie non-plus. Qu'aurait-elle dû faire, qu'aurait-elle dû éviter ?
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Reflétés T1 - Lunaria
FantasiPeu après l'attaque d'Ibai en 2368, la nouvelle couronnée d'Hodei lance un appel aux habitants de l'île, et prévient de l'arrivée de ce qu'elle appelle les Miroirs. La jeune Anthémis Vanderguel est une survivante ; elle a vu l'attaque de ses propres...