Oranges

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Ellyn examinait attentivement le liquide nacré qu'elle avait versé dans un petit bol de bois patiné pour mieux l'observer. Elle avait discrètement emprunté des habits de dame dans la réserve prévue pour les espions. La robe était trop longue et les grandes manches brodées gênaient ses mouvement et manquaient de renverser tout ce qui se trouvait sur leur passage, mais elle préférait cela que de s'introduire seule dans la bibliothèque, désormais strictement surveillée, en pleine journée. Elle s'était donc transformée en bourgeoise le temps d'une journée et avait pu accéder sans problème à la section dédiée à l'étude de la médecine et des sciences. Elle avait fait le tour de tous les ouvrages traitant de près ou de loin de boissons et de médicaments, mais rien n'évoquait un breuvage métallique à l'odeur végétale. Elle avait alors voulu accéder à la section « Magie et alchimie » mais l'accès y était limité. Il fallait montrer patte blanche et, surtout, la présence de femmes y était interdite.

Révoltée mais pas stupide, elle avait ravalé une puissante envie de sauter à la gorge du bibliothécaire constipé et avait choisi une autre approche.

Le symbole à moitié effacé sur la flasque voulait bien dire quelque chose, elle en était persuadée. Et après plusieurs heures à éplucher les pages de livres poussiéreux, alors que les cloches des temples avaient depuis longtemps cessé de sonner et que les portes de celui du savoir s'apprêtaient à fermer, elle avait enfin trouvé ce pour quoi elle était venue : l'entrelacs le spirales gravé sur la mystérieuse gourde était là, dessiné avec minutie au fusain sur le papier vieilli. Seulement, le mot inscrit sous la figure était dans une langue qui lui était inconnue.

Elle avait parcouru les couloirs de livres jusqu'à trouver un scribe qui, comme elle, poussait son travail jusqu'à la fermeture.

L'homme chauve, d'âge moyen, avait effectué un signe de prière en découvrant la page, puis lui avait conseillé de s'éloigner à tout prix de celui qui portait cette marque. Sous le questionnement de la jeune fille, entre ses dents noircies par la pâte de racines d'icab qu'il mâchonnait sans cesse, s'était échappé le mot « Selkan ». Il l'avait chuchoté, presque inaudible, comme si le dire trop fort pouvait faire s'abattre sur lui un mauvais sort.

Ellyn repensa au comportement étrange de Daën lors de leur voyage jusqu'à la capitale, à la façon dont il avait semblé blessé lorsqu'elle avait évoqué un faux souvenir en insultant au passage ce peuple d'homme-bêtes.Était-il possible que cet homme qui l'avait aidée et pris sous son aile, qui vivait sous le même toit qu'elle, soit en réalité un monstre qui se changeait en animal ?

Tous les indices pointaient vers cette seule conclusion. Mais il lui fallait une preuve pour en avoir la certitude.

Elle s'était réfugiée sur le toit, à l'abri des regards, et avait sorti le vieux livre écorné et bruni qu'elle avait emporté avec elle en quittant Ursa. C'était un traité d'histoire qui aurait semblé d'un ennui mortel à n'importe qui, mais il avait de précieux les détails précis qu'il apportait sur des éléments de moindre importance. Enfin, de moindre importance pour celui qui ne s'intéressait qu'aux guerres et aux querelles de la noblesse. Mais pour la petite fille coincée dans sa chambre sombre, c'était un moyen de découvrir le monde sans bouger de sa prison invisible.

Et elle avait lu et relu ce seul livre des dizaines de fois, elle connaissait chaque chapitre presque sur le bout des doigts. Elle se souvenait très clairement avoir lu un paragraphe sur les selkans ; un paragraphe qui laissait deviner, à demi-mot, un moyen de démasquer un métamorphe qui masquerait son identité.

Le passage en question contait en réalité la façon dont un Prince d'Ixys, méfiant envers l'un des membres de la cour de son père, avait réussi à révéler l'identité secrète de ce dernier.

La Tour Du TempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant