12. Les larmes d'un frère

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Cela faisait presque une heure qu'Eoden était parti en éclaireur, et Aria n'avait toujours pas de nouvelles. Elle trépignait d'impatience et d'inquiétude. Lui était-il arrivé quelque chose ?

N'y tenant plus, elle laissa derrière elle les deux chevaux et s'approcha du camp. Sa cape rabattue sur sa tête, elle espérait ne pas être reconnue. Le voyage l'avait amaigrie et la saleté recouvrait son visage, elle n'avait plus rien de la princesse altière qui avait quitté Minas Tirith.

Au fur et à mesure qu'elle approchait, elle sentait l'odeur âcre et rance du sang et de la mort qui flottait au dessus du camp. Elle en eut la nausée. Alors c'était donc cela la guerre ? Rien qu'une boucherie héroïque ? Une fois que le combat a cessé, il ne reste plus de héros, rien que la ruine et le trépas, rien que la douleur et les larmes.

Aria se faufila au milieu de l'agitation. Des soldats humains, elfes et nains accourraient en tout sens pour sauver les blessés qui valaient encore la peine de l'être. Personne ne fit attention à la jeune femme. Alors qu'elle errait dans le camp dans l'espoir de croiser un visage connu parmi la foule, elle aperçut une silhouette familière, secouée de sanglots.

- Eoden ? demanda-t-elle en s'approchant.

Son ami ne sembla pas l'entendre. Depuis combien de temps était-il là ? Agenouillé devant un corps sans vie, il caressait les cheveux du mort avec des gestes tendres, parlant à voix basses à travers ses larmes, comme s'il voulait le réveiller d'un lourd sommeil. Aria s'approcha davantage pour tenter d'apercevoir le visage du cadavre et eut un haut-le-cœur. Des cheveux blonds, une barbe de trois jours, un sourire figé, des yeux bleus levés vers le ciel en un ultime regard...

-Boromir... murmura-t-elle en s'effondrant aux côtés d'Eoden.

Ce dernier sembla enfin se rendre compte de sa présence, mais n'eut pas la force de la regarder dans les yeux. Aria crut qu'il allait rester silencieux, mais il prit la parole.

- Il ne méritait pas de mourir, dit Eoden entre deux sanglots.

Aria pensa que personne ne méritait de mourir. Que la guerre était injuste, et que les dieux responsables de ces massacres l'étaient encore plus. Mais elle ne répondit rien, car elle n'était pas sûre que ces paroles aient consolé son ami.

- C'est MOI qui aurait du mourir ! Reprit Eoden en criant presque. C'est moi le grand frère, celui qui était censé le protéger. Je...

Il était désormais secoué de spasmes et sa voix était entrecoupée.

- Je n'étais même pas là lorsqu'il est tombé au combat. J'aurais du me battre à ses côtés, j'aurais du veiller sur lui comme un grand frère doit veiller sur son cadet, j'aurais du...

Aria posa sa main sur son épaule :

- Mais ce n'est pas de ta faute Eoden, répondit-elle maladroitement. Tu n'aurais sans doute rien pu faire.

- MAIS TU NE COMPRENDS PAS ! Éclata le jeune homme en se tournant pour la première fois vers elle. JE N'ÉTAIS MÊME PAS LA LORSQU'IL EST MORT.

Il se prit la tête entre ses mains.

- Il était seul, il avait besoin de moi, et je n'étais pas là..., reprit-il d'une voix éteinte.

Aria était pétrifiée. Elle ne savait pas quoi faire. Elle doutait même qu'il y eut quelque chose à faire. Elle pensa à ses propres frères, à la douleur qu'elle ressentirait si l'un d'eux venait à mourir... Eoden se tourna de nouveau vers elle :

- Ne sommes-nous pas censés sentir un grand vide lorsque celui qui partage notre sang disparaît ? C'est ce que les contes nous disent. Et pourtant, je n'ai rien senti. Je ne sais même pas quand il a quitté la vie. Je ne sais même pas quand il est mort.

Comme s'il prenait conscience de ses paroles, il répéta en hurlant :

- JE N'AI RIEN SENTI ! JE NE SAIS MÊME PAS QUAND IL EST MORT !

Il se jeta sur le cadavre de son frère et s'y cramponna, l'enlaça avec force. Sa main effleura son côté qu'une lance avait sans doute transpercé et d'où un flot de sang, maintenant sec et noirâtre, s'était échappé. La scène était insoutenable pour Aria qui se mit à pleurer à son tour. Ils restèrent longtemps ainsi. Quand, enfin, Eoden se fut calmé et eut lâché le corps, il reprit la parole. Sa voix était tremblante mais douce, comme s'il acceptait désormais ce qui s'était passé. A côté de lui, Aria l'écouta sans lui couper la parole, elle sentait que son ami avait besoin de prononcer ces mots.

- J'ai toujours voulu être à sa place. Depuis tout petit, je l'ai envié. Il était plus fort que moi, plus intelligent, plus beau aussi...

Eoden laissa échapper un rire sans joie.

- Et puis surtout, il n'avait pas de pied bot.

Eoden marqua une pause et essuya les larmes qui lui revenaient déjà aux yeux.

- J'ai toujours pensé que si mes parents ne m'avaient pas appelé Boromir, c'était qu'ils ne voulaient pas que ce nom soit porté par un infirme. Ils voulaient un garçon fort, et courageux, qui ferait honneur à son oncle, cet oncle si fameux qui a fait partie, en son temps, de la Communauté de l'Anneau. Alors, quand je suis né, ils m'ont appelé Eoden. Tu comprends, un infirme ne pouvait pas s'appeler Boromir.

De nouveau il marqua une pause, submergé par l'émotion.

- Je ne leur ai jamais demandé si cela était vrai. Je n'ai jamais eu le courage. J'avais bien trop peur de la réponse... Mais à présent, quelle importance ? Ce cher Boromir est mort, comme son oncle, et comme sa mère. J'espère qu'il me pardonnera de l'avoir toujours jalousé. Je crois qu'au fond de lui, il le savait. Et je crois que ça le rendait triste.

Eoden se tourna vers son amie. Les larmes coulaient de plus en plus vite sur ses joues et venaient se perdre dans sa barbe naissante.

- J'ai peur Aria. Peur qu'il ait cru que je le détestais. Peur qu'il se soit senti coupable. Aria...J'ai peur de ne pas lui avoir assez montré que je l'aimais.

Elle le prit par les épaules, se sentant totalement désarmée face à cette situation.

- Tu aimais ton frère, et il le savait, répondit-elle d'un ton sûre d'elle. Tu peux me croire, Boromir était ton unique frère, tu l'aimais et il t'aimait. Il ne peut en être autrement.

Aria cala sa tête sur l'épaule d'Eoden et lui prit la main. Eoden la serra fort, comme si sa vie en dépendait. Il se raccrochait à son amie comme un naufragé se raccroche à sa bouée. Il embrassa une dernière fois son frère et lui ferma les yeux, avant de se relever. Il sentit que la vie continuait. Que la lutte n'était pas terminée.


La Dernière larmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant