Autant que je sache, j'ai toujours vécu à l'orphelinat de Padhiver. Mes souvenirs d'enfance sont dénués de tendresse ou de confort. Point de relations complices avec des parents ou des tuteurs, ni d'insouciance juvénile, encore moins d'envie de grandir par impatience de devenir une adulte et de pouvoir vivre la vie que je souhaite. Seulement un tourment constant dans un environnement hostile, sans espoir de fuite, et qui a forgé très tôt en moi une détermination à me battre pour dominer autant que possibles toutes les situations, pour rendre la vie moins pénible dans la modeste mesure de mes moyens. Comme on dit que les premiers souvenirs commencent à l'âge de quatre ans, je suppose que c'est l'âge que j'avais à l'époque où la grande brune au bec-de-lièvre du même dortoir que moi me volait régulièrement mon repas et le mangeait sous mes yeux. C'est donc aussi à cet âge que, après avoir déchirée ma chemise de nuit par accident, j'avais été forcée à m'en passer complètement pendant toute une saison, par punition, pour m'apprendre à prendre soin du matériel et des vêtements fournis par l'orphelinat. J'étais alors tombée si malade que j'étais restée alitée pendant des semaines, et sous mes couvertures, dans mon lit plein d'urine car on ne venait pas m'aider à me lever lorsque j'en avais besoin, j'entendais constamment les nourrices dire qu'il serait préférable d'arrêter les soins pour abréger la situation, car je ne passerai de toute façon pas l'hiver.
Mais j'avais survécu. Et peu après que je sois de nouveau sur pieds, on m'avait dénoncée pour avoir cassé la vitre du premier étage. J'avais été condamnée à recevoir douze coups de bâtons, mais la dame qui me les administrait s'était perdue dans son compte et m'en avait flanqué un treizième, un de trop. Jusqu'à ce jour, vivant dans ce monde sans règles, je ne connaissais pas les notions de droits et de justice, je ne connaissais que le comportement pragmatique de ceux qui luttent pour leur survie, et l'épisode de ce coup de bâton m'apprit un nouveau sentiment. Car si mes vertèbres eurent vite fait d'oublier les douze coups de bâtons, comme tous ceux que j'avais déjà reçus et oubliés auparavant, le treizième que je n'étais pas sensé recevoir m'avait longtemps obsédée. C'était la première fois que je ressentais cet arrière-goût d'injustice, que je définirai comme un désir de vengeance mais qui cette fois n'était pas seulement pour dissuader mon agresseur de recommencer, mais pour le faire payer, et réparer une transgression.
L'année suivante fut moins pathétique. Si mon compte est bon j'avais cinq ans le jour où, étant parvenue à voler le repas de trois autres filles, j'avais connu pour la première fois la satisfaction de manger à ma faim. Et je crois bien que c'est la nuit suivante que j'avais surpris « bec-de-lièvre » se diriger sur la pointe des pieds vers l'escalier pour quitter notre dortoir, dans le but peut-être de fuguer, ou de battre une de nos nourrices dans son sommeil. But illusoire dans tous les cas. J'aurais pu la laisser échouer et subir les conséquences, mais j'ai préféré agir : je m'étais glissée furtivement derrière elle et l'avais poussée dans l'escalier. Elle s'était cassé une jambe et le nez dans sa chute, et avait réveillé tout le dortoir. Pour sa tentative d'escapade nocturne elle avait été battue devant tout le monde d'une manière aussi violente qu'humiliante, et cet épisode avait brisé quelque chose en elle. Par la suite, elle ne m'avait plus jamais volé quoi que ce soit, n'avait plus jamais désobéi, avait cessé de protester lorsqu'on l'accusait à tort de la faute d'une autre. Elle avait cessé de lutter et s'était laissé dépérir, et c'est donc à cinq ans que je pris conscience de la mort, car un matin à mon réveil je trouvai son cadavre dans son lit.
Cet environnement dans lequel le danger et l'hostilité était notre quotidien, était rendue plus terrible encore par nos nourrices qui nous parlaient constamment de la vie confortable des enfants plus chanceux que nous, nés dans des familles riches et aimantes. En nous apportant ces éléments de comparaison, elles rendaient notre sort plus cruel encore. Un animal né en captivité ne sait pas que la vraie vie de ses congénères en liberté est autrement plus savoureuse, il s'imagine que la vie normale est là, faite de barreaux et de solitude. Mais nous, bien que nous n'ayons jamais quitté notre cage nous n'avions pas le luxe de l'ignorance.
VOUS LISEZ
La Duchesse de Prudetour, ou le récit initiatique d'une femme de chambre
FantasyL'histoire suit une petite fille vivant dans un monde de médiéval-fantasy, envoyée malgré elle dans une école militaire. Elle aura trois ans pour y résoudre le mystère qui tourne autour de l'Espion d'Iriaebor, et mettre fin à ses agissements macabre...