Les jours suivants les troisièmes années m'intégraient de plus en plus à leur communauté. Lorsqu'ils avaient quartier libre, un après-midi par semaine, j'arrêtais mes lectures et je les rejoignais. Je continuais à suivre le projet de maturation d'eau-de-vie de Corin, Gormud, Horrik et Anikin, qui m'initiaient à l'art de la dégustation et de l'appréciation de ces breuvages, et Horrik me promit qu'à la fin de l'expérience il ne m'oublierait pas, et préparerait une bouteille supplémentaire pour moi. Lorsque je n'étais pas en session d'entraînement tard le soir avec le Maître d'Armes, je passais mes soirées avec eux et les camarades de leur année.
Progressivement, à mesure qu'ils m'acceptaient parmi eux, ils commençaient aussi à vouloir m'aider dans mes études, en cherchant à compenser les cours auxquels je n'avais pas le droit d'assister. Cela semblait leur faire plaisir de restituer leurs connaissances. Comme j'avais déjà un entraînement poussé au maniement des armes, et que je me désintéressais de l'art de la magie, j'apprenais surtout des élèves de la majeure « Espionnage et Infiltration ». Pandora Courtesjambes, qui s'était formée comme cambrioleuse, m'apprenait tout ce que je voulais savoir sur la détection et le désamorçage de pièges, ou les méthodes de fouille d'une pièce, bref tout ce qui pouvait servir un aventurier durant une infiltration. Pandora était une fille courageuse, qui rêvait de pénétrer dans des cavernes anciennes, de passer sous la vigilance de dragons pour dérober des montagnes d'or. Moi, je n'avais pas les mêmes rêves, les histoires que j'aimais entendre n'étaient pas celles de légendaires chevaliers pourfendant des liches, mais plutôt des récits de complots et de conspirations à démasquer. Dans les aventures d'espionnage que je comptais bien vivre un jour, les enseignements de Pandora en matière d'investigation, de crochetage de serrures, d'art de l'invisibilité ou du déguisement me seraient bien utiles.
Habituellement dans l'école, les différentes promotions se mélangeaient très peu, car la rancune de chacun suite au bizutage des premières années par les secondes se muait en une rivalité très marquée opposant chaque classe. Aussi, mon intégration auprès des plus anciens de l'école n'était pas une chose banale, et commençait à être remarquée par les élèves de mon année. Etrangement, cela m'attira un certain respect et une admiration au sein de ma promotion, et je fus mieux considérée par le réseau de ma classe. Je me rapprochais donc un peu plus d'eux, et ma vie sociale devint très active, partagée entre ces deux mondes : celui de ma classe, et celui des Anciens. Avec les troisièmes années j'étais parmi mes amis, dans un environnement sincère et rassurant, où personne n'avait de masque. Avec les secondes années, j'étais de retour à la Cour, où les relations mondaines étaient calculées, où les gens étaient mus par leur recherche d'importance ou de reconnaissance sociale, et je réussissais de mieux en mieux à trouver ma place dans cette meute. Je redécouvrais l'art de manipuler les gens en les flattant, et je faisais vite la distinction entre les membres qui n'était que les coqueluches du moment, et dont la popularité n'était qu'éphémère et les vrais membres influents, que j'avais tout intérêt à mettre dans ma poche. C'est sur ces piliers durables que je consacrais mes efforts pour bâtir mes relations utiles. Mais ces jeux d'hypocrisie et de calculs ne m'amusaient que parce qu'à côté je connaissais de vraies relations sincères, hors de tout esprit de compétition sociale, au sein des Anciens.
Un jour, Pandora m'avait conviée à prendre un thé avec d'autres élèves de troisième année. La conversation tomba sur les leçons de culture religieuse, dont nous suivions tous des cours différents. Chacun parlait librement des cours qu'il suivait, du dogme que son Prêtre ou sa Prêtresse lui enseignait, souvent pour en faire l'éloge, rarement pour critiquer. Je fus étonnée que ce sujet de conversation puisse être abordé de façon si décomplexée, car chez les secondes années il était très mal vu de parler de religion en dehors d'un cours dédié.
Je leur fis part de mon étonnement. Pandora me répondit alors qu'en parler n'était pas irrespectueux, et était même dans l'avantage de tous, tout comme n'importe quel partage de connaissances ou d'opinions. La raison pour laquelle en parler librement était déconseillé implicitement par les professeurs, est que la pédagogie de cette école nécessitait de renforcer notre détermination en nous cloisonnant dans des groupes de mêmes croyances, quelles qu'elles soient, pour nous fanatiser et faire de nous de féroces machines efficaces, en chassant toute trace de doute qui pourrait nous faire hésiter dans nos actions.
Plus tard dans la soirée, me retrouvant à dîner avec Corin Elrohil et quelques uns de ses amis, j'en profitai pour leur faire part de la remarque de Pandora. Je m'attendais à ce que comme moi ils trouvent étrange cette absence de gêne à parler religion publiquement, mais il n'en fut rien, et ils ne comprirent pas mon étonnement. Chez les secondes années, leur expliquai-je, c'était un sujet tabou que l'on n'abordait jamais, par respect pour les autres. Corin m'expliqua alors que dès notre première année, après quelques semaines à nous observer individuellement, les enseignants nous avaient tous classés selon nos actes et selon notre éthique. Ils avaient jugé tout d'abord notre sens de la loyauté envers la hiérarchie, différenciant les disciplinés des anarchiques. Puis ils avaient jugé notre sens de la morale, notre goût pour faire le bien autour de nous. Sur la base de ces traits de caractère, ils nous avaient tous répartis dans des cours qui nous correspondaient, pour faire de nous des fanatiques dans la voie qui était la nôtre.
« Toi, analysa Corin, ils ont dû rapidement repérer ton caractère indépendant. Ils t'ont classée comme peu respectueuse de la hiérarchie et de l'autorité. » Un choix pertinent, pensai-je, et le Père Diommacchus avait réussi à me rendre confiante dans mes idées et mes méthodes marginales. « Du coup, poursuivit Corin, ils t'ont confié à ce Diommacchus qui te pousse à n'écouter personne et n'en faire qu'à ta tête. » Je ne répondis rien, vexée par son ton. Corin poursuivit : « A côté de ça, ils t'ont mis avec le Père Deremundis qui prône l'égoïsme. Ils ont dû te classer comme amorale. C'est-à-dire ni morale, ni immorale, simplement neutre sur les questions éthiques. » Effectivement, cela décrivait bien les sermons de Deremundis. Je l'entendais encore nous prêcher de taire son empathie pour ne ressentir ni le plaisir ni la souffrance de ses pairs, car seul notre objectif individuel comptait, et ainsi acquérir cette sorte de flegme philosophique en se déclarant détaché du clivage manichéen entre Bien et Mal. « Et je parie que tu ne te plais pas dans ses cours » dit Corin.
— Comment as-tu deviné ?
— C'est évident, tu n'es pas comme ça. Depuis le temps que je te connais, je sais que tu n'es pas du genre à rester indifférente aux injustices ou au malheur. Ils t'ont vue comme une amorale sûrement parce que dans les premiers jours dans cette école tu te sentais en situation d'infériorité, et que tu étais forcée à faire des compromis moraux pour tirer ton épingle du jeu. Je pense que tu te serais sentie plus à ta place en suivant les enseignements sur Corellon Larethian, le Saint Protecteur elfe de la Vie et de la Nature, cela t'aurait d'avantage correspondu. Ma famille lui est fidèle depuis des générations, et je le prie matin et soir depuis que je suis tout petit. »
Ces mots de Corin Elrohil suffirent à m'ouvrir les yeux sur les cours de culture religieuse que je suivais depuis un an et demi. En quelques explications, mon ami avait réussi à m'ôter d'une gêne : subissant depuis plus d'un an le matraquage dogmatique de Deremundis, et voyant tout le monde autour de moi y adhérer, j'avais fini par remettre en doute mes convictions. Certes il y avait toujours en moi une petite voix, irréductible et dérangeante, qui continuait à me rappeler quelles sont mes réelles convictions, et me murmurait que j'étais en train de trahir ce que je suis vraiment, mais à force j'avais fini par l'ignorer et je cédais progressivement, et commençant à penser la même chose que mes camarades de classe, me faisant à l'idée que c'est seulement par arrogance que je m'étais forcée jusque là à penser différemment, pour me sentir spéciale.
Je dus admettre ce jour-là qu'être sincère envers autrui demande certes beaucoup d'efforts, mais pas autant qu'être sincère envers soi-même, et pourtant rester fidèle à ses idéaux et à son identité est à ce prix.
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La Duchesse de Prudetour, ou le récit initiatique d'une femme de chambre
FantasyL'histoire suit une petite fille vivant dans un monde de médiéval-fantasy, envoyée malgré elle dans une école militaire. Elle aura trois ans pour y résoudre le mystère qui tourne autour de l'Espion d'Iriaebor, et mettre fin à ses agissements macabre...