Désormais, je savais que les élèves au cours du Père Deremundis n'étaient pas représentatifs de l'opinion de tout le monde. Ils avaient été choisis justement pour leur appartenance à cette idéologie, et le cours avait pour but de les couper de toute doctrine alternative, pour exacerber leurs traits de caractère spécifiques et laisser rouiller leur esprit critique. Désormais, ayant compris tout cela, je pouvais assister l'esprit libéré à ces cours, et je faisais même semblant de m'y intéresser. A défaut d'être emballée par les paroles des chants religieux, je m'intéressais à leur mélodie, à leur forme, et je chantais plus fort que les autres, mais sans y croire.
Ce jour là, nous étions en train de prier, comme à chaque fois. Nous chantions un chant aux rimes pauvres et à la structure simple, écrit par un prolétaire fils de tapissier sans éducation, et très épris de l'apôtre Fharlanghn :
Mon Dieu, des mœurs du temps, mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts, avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable,
À force de sagesse on peut être blâmable,
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Et c'est une folie, à nulle autre, seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde.
Intérieurement, je me moquais de ce que je chantais. Et pourtant, d'une certaine manière ce jour-là, je ressentis un grand vide en moi. Un besoin de me rattacher à une sagesse supérieure se faisait ressentir. D'une certaine manière j'enviais ces grenouilles de bénitier. Ils avaient au moins le luxe d'avoir une vie spirituelle, un idéal divin, ce que je n'avais pas. Je n'avais ni doctrine, ni guide qui m'aiderait à savoir que faire de ma vie.
Aussitôt que la messe fût finie et que le Père nous libéra, je montai dans ma chambre chercher la clé de la bibliothèque des professeurs. Cette fois, j'allai au rayon Philosophie et Religion. A la lumière de ces ouvrages, j'essayais d'y voir plus clair dans notre panthéon de Saints. La religion assez stricte de nos provinces n'en reconnaissait qu'une petite dizaine, les plus grands étant représenté par un Prêtre de l'école, mais je trouvais, dans des ouvrages d'études des mœurs de lointains indigènes qui avaient été évangélisés à différentes époques de notre Histoire, certaines croyances locales reposant sur des récits de miracles accomplis par des missionnaires non canonisés mais que ces indigènes tenaient pour Saints malgré l'absence d'un consensus parmi les Docteurs de la Foi. En étudiant le témoignage de leurs fidèles et de leurs disciples je triais ceux qui n'étaient que superstition primitive et ceux dont la véracité me paraissait avérée. Parmi ces Saints apocryphes, aux miracles non-reconnus par l'Eglise mais auxquels je voulais bien croire, je me sentais inspiré par plusieurs, aux idéaux de liberté et de choix individuels, de justice, de protection sociale et d'altruisme, saints patrons des bandits au grand cœur et des justiciers solitaires. Je me retrouvai pleinement dans l'un d'eux, Trithereon, protecteur des libertés individuelles et du châtiment envers les injustes et les oppresseurs. C'était un évangéliste qui avait libéré de nombreuses tribus indigènes du joug de colonisateurs esclavagistes et opportunistes. On le représentait généralement armé de son épée baptisée Langue de Vérité, de sa lance Présage du Destin, et de son spectre Bâton de Châtiment, marchant en croisade contre la tyrannie des puissants, encourageant à résister contre tous les hommes de pouvoir, et au besoin à se faire justice soi-même.
Je passai plusieurs jours à découvrir sa légende, et sa doctrine. Je cherchai aussi quels ordres monastiques existaient parmi ses adorateurs. Il en existait bien peu dans nos régions, malheureusement. Quelques cultes clandestins avaient été documentés par certains clercs des ordres de Saint-Cuthbert ou d'Héronéus, mais ces essayistes au point de vue très partial avaient déformé les faits, et les cultes y avaient été dépeints comme des messes noires sanglantes. Bien sûr, aucun fidèle n'était là pour contredire ces témoignages erronés, puisque les adeptes, une fois leurs rituels clandestins découverts, étaient tous morts en martyre, la chair meurtrie par les tortures, mais l'âme en paix.
J'en découvrais de plus en plus sur Trithereon, sur ses enseignements, ses miracles, ses croisades au cours desquelles il défendait victorieusement la liberté des pauvres gens. J'en devenais admirative, jusqu'à brûler de passion. Il devenait mon héros, mon idole, le défenseur des opprimés que je rêvais de devenir un jour. J'avais envie de tout connaître de lui, d'en parler à tout le monde autour de moi car je ne pouvais pas contenir à moi seule tout le bonheur que me procurait au quotidien le simple fait de penser à lui. J'étais tant fascinée que je voulais raconter par tous les moyens possibles sa bonté et sa grandeur, aussi je passais des heures sur mon écritoire à dessiner ou écrire sa légende.
Je me mis à le prier, matin et soir, en souhaitant de tout mon être qu'il veuille bien recevoir les prières de la misérable mortelle que j'étais. Sous mon lit je dessinai au plancher son symbole, un grand V rouge dans un cercle trop petit pour le contenir en entier. Ainsi, secrètement, je dormais toutes les nuits au-dessus de mon Saint Protecteur, qui m'aimait et veillait sur moi.
Je commençai à écrire des cantiques et des psaumes. Ils étaient très mauvais bien sûr, comme mes dessins et le reste de mes œuvres religieuses, mais l'essentiel était qu'ils me permettaient d'exprimer mon dévouement à tout ce que Trithereon représentait, dans le combat éternel pour la Liberté des individus, et contre la tyrannie. Suivant des rituels décrits dans des livres, je passai toute seule le Sacrement d'engagement à son Eglise, et je fis le vœu de me donner toute entière jusqu'à la mort dans cette Guerre Sainte pour la Justice.
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La Duchesse de Prudetour, ou le récit initiatique d'une femme de chambre
FantasiL'histoire suit une petite fille vivant dans un monde de médiéval-fantasy, envoyée malgré elle dans une école militaire. Elle aura trois ans pour y résoudre le mystère qui tourne autour de l'Espion d'Iriaebor, et mettre fin à ses agissements macabre...