L'été arriva sans prévenir. Sans tournoi, concours ou examen de fin d'année, personne n'avait ressenti de pression ou d'excitation particulière à l'approche des derniers jours. Les dernières semaines s'étaient déroulées comme les autres, et un matin comme les autres, nous nous étions réveillés en notre premier jour de vacances, dans le dortoir des troisièmes années au dernier étage de l'aile Est du bâtiment. Nos affaires, nos meubles, et nous-mêmes avions été télétransportés durant la nuit.
Comme l'été précédent, on nous conviait à participer aux travaux de l'école pour nous occuper. Je me portai volontaire pour travailler à nouveau dans les vignes. Ce travail éveilla en moi beaucoup de nostalgie, car j'avais gardé un excellent souvenir de l'été précédent, de mon premier repos après une année éprouvante, et de ma rencontre avec Corin Elrohil, le premier ami que je m'étais fait dans cette école. Mais c'était une nostalgie qui après quelques jours de travail commençait à me faire souffrir d'un chagrin inavouable, car je sentais que ce souvenir était derrière moi, et qu'il était vain d'essayer de le recréer pour tenter de le revivre. Ces vendanges-ci ne furent pas le moment extraordinaire que je voulais qu'elles soient. Alors, prenant sur moi ma déception, j'essayais au moins de rendre ce moment intéressant pour les élèves de premières années qui participaient. Je lisais dans leurs yeux la même souffrance et la méfiance bestiale que j'avais moi aussi éprouvé à la sortie de ma première année, aussi je les réconfortai, leur assurant que le plus dur était derrière eux, et que l'année suivante serait beaucoup plus agréable. Je me liais d'amitié avec certains. Les premiers jours, je les voyais incrédules et ravis d'avoir une conversation amicale pour la première fois dans cette école, comme s'ils avaient oublié que cela pouvait exister. L'un d'eux se surprit à pleurer de joie et de soulagement. Ses camarades se moquèrent de lui pour la forme, mais ils savaient tous que chacun d'eux se retenait d'en faire autant, pour se libérer de toute la pression accumulée. Ces vendanges commençaient à constituer pour eux leur plus beau moment dans cette école.
C'était durant cet été passé dans les champs, que j'observais mon corps d'enfant prendre enfin ses formes d'adolescente. Ma silhouette avait bien changée, mes hanches s'étaient élargies, une poitrine discrète m'était poussée, et j'avais encore pris des centimètres. J'avais attendu cela avec impatience, et j'espérais que cela ferait enfin cesser les moqueries que je subissais occasionnellement de certains camarades. A cet âge bête, obtenir le respect de ses proches passe par des choses bien insignifiantes. Mais en plus de me rassurer vis-à-vis de la pression de mon entourage, cela mettait aussi fin à mes angoisses et mes questionnements intimes sur ma croissance qui tardait, et sur la peur irrationnelle que j'avais de ne jamais muer. Jusqu'à maintenant, chaque mois qui passait sans que je puisse constater le début de ma puberté m'avait conduite à me demander si je n'étais pas anormale, si je n'avais pas une malformation qui empêchait mon corps de grandir. Alors j'avais essayé de me convaincre que j'étais simplement plus jeune que je le croyais, et que les dames de l'orphelinat m'avaient menti ou s'étaient simplement trompées sur mon âge quand j'étais toute petite. C'était un mensonge qui n'était pas difficile à croire, mais je fus bien satisfaite de ne plus y avoir recours, et enfin pour la première fois de me sentir comme tout le monde.
De semaine en semaine j'entrais avec toujours plus de difficultés dans mon lit devenu trop petit, mais heureusement mes camarades, à la vue de mon nouveau corps, décrétèrent que je n'étais plus une enfant, et m'autorisèrent à changer de lit. Heureusement, il y avait eu six morts dans notre classe depuis notre première année, donc six lits vacants. Je décidai de m'approprier le lit de Thohelm Barbeluth, la première de notre classe à s'être faite tuer il y avait maintenant presque deux ans.
Mes camarades de classe exigèrent quand même que je marque symboliquement mon passage à l'âge adulte par le rituel du sang, tradition de l'école de Padhiver qui normalement s'effectue lors du bizutage de bienvenue. Un moment j'eus peur qu'ils envisagent sérieusement de m'infliger le dépucelage que l'on inflige aux nouvelles élèves, mais mes camarades avaient évolué depuis l'époque de la première année et de la sauvagerie ambiante qui la caractérisait, et ils laissaient désormais les violences aux plus jeunes. On me fit simplement verser une goutte de sang, en me piquant avec une aiguille sur l'extrémité d'un doigt, et ce fut tout. J'étais pleinement l'une des leurs maintenant.
Ce sentiment de reconnaissance de mes pairs était si nouveau pour moi, que dans les semaines qui suivirent, je devins socialement insatiable. Fréquenter mes camarades aussi longtemps que possible, m'était devenu un but ultime. La simple idée de déjeuner en solitaire était devenue impensable pour moi, comme si m'afficher seule en public était devenu honteux, aussi je m'arrangeais toujours pour faire acte de présence à la table de mes compagnons de classe, à tous les repas, et ce même lorsque cela me mettait en retard dans mes activités de la journée.
Pour renforcer mon acceptation j'éprouvais le besoin de continuellement rappeler à mes camarades que mon corps était devenu celui d'une femme, car c'était ce qui m'avait valu la reconnaissance que l'on m'accordait, c'était mon passe-droit dans la cour des grands. Aussi durant cet été je n'avais pas passé une journée sans montrer que je n'étais plus plate de poitrine. Mais se montrer trop dénudée était une marque explicite de prestige social réservé à l'élite, et je me souviens bien de l'indignation que soulevaient, lors de réceptions à la maison du Duc, les invitées les plus pédantes qui osaient laisser voir leurs épaules, leurs avant-bras, ou le commencement de leur poitrine, alors que même Madame la Duchesse dans sa propre maison ne prétendait pas à tant d'honneur. Il n'y avait pas de raison de ne pas se comporter dans notre école avec la même bienséance qu'ailleurs en société, aussi je devais m'habiller de simples chemisiers ordinaires mais que secrètement j'ajustais pour que, lorsque je me penche, je puisse négligemment dévoiler mes seins tout neufs, en feignant de ne pas le remarquer, dans un jeu de fausse maladresse qui ne trompait personne et qui agaçait tout le monde.
Je laissai de côté tout esprit critique envers le groupe, et j'allais constamment dans le sens de la majorité, par simple instinct de survie sociale : j'aimais tout ce que mes camarades aimaient, je me moquais de tout ce qu'ils dénigraient (et souvent plus violemment qu'eux), et j'essayais de cacher mon angoisse existentielle qu'un jour le groupe se retourne contre moi, et fasse de moi, même rien qu'un instant, l'objet de ses moqueries.
Cela faisait deux mois que les troisièmes années nous avaient définitivement quittés, et je commençais à avoir de plus en plus de peine lorsque je repensais à mon ami Corin Elrohil. Juste avant de partir il m'avait offert un bijou, une broche ornée d'une pierre précieuse d'un noir profond, un onyx, en souvenir de notre amitié. Puis il avait émis sans trop y croire le souhait que nos routes se croisent un jour, m'avait dit adieu, et était parti à son épreuve de fin d'études. Je ne devais jamais le revoir dans cette école. Je ressentis une peine brûlante pendant deux jours, qui s'éteignit lorsque je fus entraînée dans la routine quotidienne des vacances, puis, après deux mois, petit à petit, la peine revenait. Comme le travail dans les vignes qui me rappelait trop de souvenirs de l'été précédent avec Corin, attisait cette peine, je décidai de changer d'occupation. Je me retirai des vignes avant le début des vendanges tardives, et je me proposai auprès du moine Tonk pour travailler dans ses ruches. Puis pendant les dernières semaines de vacances, j'aidai l'herboriste à confectionner des décoctions d'avortement, en prévision de la rentrée, car c'était dans les semaines après la soirée d'intégration qu'elles étaient le plus demandées par les nouvelles élèves fraichement intégrées.
Un jour, que j'étais chez l'herboriste en train d'égrainer quelques plantes tout en rêvassant à des mièvreries d'adolescente, je fus tirée de mes pensées par une silhouette au loin. Il était vêtu d'un vaste manteau sombre, le visage couvert par un capuchon. Il avait l'accoutrement de quelqu'un qui cherche tant à ne pas être repéré qu'on ne peut voir que lui. Il entra dans la réserve de l'apothicairerie, au fond du cloitre. Immédiatement, je le signalai à l'herboriste, qui travaillait à côté de moi. Alors, elle sortit de l'atelier, et marcha vers la réserve. Elle ne l'avait pas encore atteinte que l'intrus en ressortit, quelques flacons en main. Se voyant repéré, il s'enfuit. L'herboriste se mit alors à sa poursuite, mais en vain. D'impuissance, elle prit une poignée de terre au sol qu'elle jeta dans sa direction.
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La Duchesse de Prudetour, ou le récit initiatique d'une femme de chambre
FantasiaL'histoire suit une petite fille vivant dans un monde de médiéval-fantasy, envoyée malgré elle dans une école militaire. Elle aura trois ans pour y résoudre le mystère qui tourne autour de l'Espion d'Iriaebor, et mettre fin à ses agissements macabre...