Chapitre 10 : Elle.

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Nous mangeons, quand soudain, une silhouette sombre surgit d'entre deux immenses arbres. Je ne parviens pas à distinguer ses traits, pourtant je me crispe. Si c'est un soldat, il n'est pas seul. Les soldats ne sont jamais seuls.

Je cherche du regard les épées qui pourrait servir à me défendre, mais n'en vois aucune. Je fixe alors mon regard sur Oren. Il est en alerte et sa mâchoire est contractée. Elle retombe soudainement, accompagnée d'un murmure rauque :

- Elia.

Il se redresse d'un bond et accourt vers la silhouette. Ce n'est pas un soldat. C'est Elia. Ses cheveux blonds sont à peine visibles sous le sang qui lui recouvre la tête. Ses habits ne sont plus que des haillons déchirés. Ses yeux expriment de la souffrance, énormément, mais également cette détermination qui ne la quitte jamais. Mais surtout, il y a ce poignard planté dans sa cuisse, cette lame qui doit lui remuer la chair à chaque pas. Contre mon gré, je frémis.

- E... Elia ?

Je la croyais en train de dormir. Pourtant, c'est bien elle qui vient de s'écrouler sur l'herbe, baignant dans son sang. Je ne comprends pas...

Mais ce n'est pas le moment de comprendre, il faut juste l'aider. Je me lève et m'approche d'elle. Son état est encore plus effroyable. Sous le liquide sombre et poisseux, sa peau est blanche comme celle des morts. Elle est secouée de convulsions tandis que son sang s'échappe de plus en plus par sa blessure. Oren tourne la tête vers sa sœur :

- Lory. Va chercher Lory.

Tandis qu'Isis s'éloigne en courant, il se retourne vers la blessée :

- Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Sa voix est pleine de reproches, mais l'inquiétude les effacent presque. Elle se tourne vers lui :

- Enlève...ça.

Elle pointe le couteau qui lui déchire la peau, et malgré sa main qui tremble sous la souffrance, elle a l'air sûre d'elle.

- D... d'accord.

Oren empoigne le manche du poignard, sous une grimace d'Elia. Puis le tire. Le visage de la Méridianne se contracte subitement tandis qu'elle rejette la tête en arrière dans un mouvement saccadé. Mais elle ne hurle pas. Pas un son ne sort de ses lèvres. Oren repose le couteau dégoulinant de sang sur l'herbe, tandis qu'Isis reparaît avec Lory :

- Portez la jusqu'à ma tente. Vite.

L'agitation dans sa voix contraste avec son visage neutre, pourtant je sais que la peur la ronge. La peur d'arriver trop tard, de perdre Elia. La peur d'une mère devant sa fille blessée.

Oren la dépose sur son épaule avec une douceur infinie et se met à courir vers le lieu indiqué par Lory. Il n'y a peut-être que moi qui le vois, mais la tâche écarlate qui envahit en quelques secondes le haut d'Oren me montre que l'état d'Elia est grave. Bien plus grave que ce que j'avais imaginé. Je me lève et m'approche d'eux, mais Oren tourne vers moi ses yeux sombres :
- Reste ici. Il y a des choses que tu préférerais ne jamais voir, et ce qui va se passer maintenant en fait partie.

Devant mon incompréhension, il braque son regard sur moi :

- Reste ici, Jade. Je t'assure que nous n'avons pas besoin de ton aide pour la soigner.

Il est presque suppliant. Faiblement, je hoche la tête et me laisse tomber sur l'herbe, pendant qu'il s'éloigne. Je ne suis d'aucune utilité pour ce genre de situation. Je voudrais pouvoir aider Elia à survivre, empêcher la vie de s'éteindre. Mais je ne peux pas. Je ne sers à rien.
Au loin, si loin, les lumières du château brillent encore. Mais elles ont un aspect sombre, inquiétant. Ce ne sera plus jamais un endroit rassurant pour moi. Ce ne sera plus jamais le foyer que j'ai connu.

Je jette un coup d'œil vers la tente. L'agitation à l'intérieur semble s'être calmée. Elia est sûrement sauvée, elle est forte, bien plus forte que je ne le serai jamais. Même si elle était sur le point de mourir, elle continuerait de se battre, refusant que la mort soit plus forte qu'elle. Je m'approche de la tente et passe la tête à l'intérieur. Elia a déjà repris des couleurs et tente de se relever, alors que Lory l'en empêche. Oren reprend la parole :

- Elia. Mais comment as-tu fais pour te retrouver avec un couteau dans la cuisse ?

Il m'aperçoit et me fait signe de la main de rentrer, alors que la jeune femme blonde répond à sa question :

- J'ai voulu chasser car il n'y avait plus aucune réserve de viande. Au lieu de chasser les lapins, j'ai chassé les soldats. Il y en avait une dizaine, pas très loin de moi. Je les ai attaqués, mais un de ces abrutis m'a prise par surprise en me plantant son poignard dans la cuisse. Mais le bilan est positif. Tous morts.

Elle termine son discours avec un sourire satisfait. Je frémis puis quitte la pièce. Elle n'a pas besoin de moi et je n'ai pas besoin de ses discours sanglants. Je ne fais pas partie de sa famille. Je n'en ferai jamais partie. D'un pas traînant, je rejoins ma tente. La fatigue pèse sur mes épaules, plus que jamais. Pourtant, j'ai l'impression que je ne pourrai pas m'endormir. Je pénètre dans la pièce et m'affale sur la paille.

Je me tourne et me retourne dans ma couchette et, au bout de plusieurs heures, je sombre enfin dans un sommeil agité.

Cette fois, pas de village, pas de révolte. Juste une grotte. Et une femme.

- Jade...

Mon nom sonne comme une insulte entre les lèvres de cette personne qui me fait face. Je me raidis :
- Qui êtes-vous ?

La peur me tord les entrailles. Le visage de la femme est dissimulé par une large capuche, mais je peux tout de même apercevoir son sourire. Un sourire cruel, violent, jubilatoire. Un sourire de meurtrière.

- Tu le sauras bien assez tôt.

- Comment connaissez-vous mon nom ?

- Tout le monde connait le nom de la princesse, non ?

Je me pétrifie. Cette femme connaît mon secret. Et je ne sais rien d'elle.

- Maintenant cesse de poser des questions et écoute-moi. Tu as vu la mort de tes parents à travers une vision, n'est-ce pas ?

Son air jouissif me traverse de part en part :

- Comment êtes-vous au courant ?

- C'est simple. C'est moi qui ai provoqué la vision. Tu as vu toute la scène par mes yeux.

- C'est impossible.

- Pourtant tu me crois. Tu trembles, Jade.

Je constate avec horreur qu'elle a raison. Je m'efforce de faire cesser le frisson qui s'acharne sur moi mais n'y parviens pas. L'horrible femme continue ses explications :

- Je contrôle tes visions. Je peux te faire voir tout ce que j'ai vu dans ma vie, à n'importe quel moment. Je peux te faire souffrir sans que tu n'y puisses rien.

Comme pour appuyer ses paroles, elle tire légèrement sur son capuchon et plante ses yeux si sombres dans les miens. Sang. Cris. Douleur. Corps. Souffrance.

Sans même m'en rendre compte, je hurle. J'ai mal, si mal. Pourtant, ce n'est pas la réalité, ce n'est qu'une vision ! Malgré toute ma conviction, je ne parviens pas à croire mes propres paroles. Mon corps et mon esprit se déchirent. Je la supplie d'arrêter, d'arrêter de me noyer dans ses pupilles cruelles, d'arrêter de faire défiler devant moi toutes ces atrocités. Mais elle ne cesse pas. Elle ne frémit pas. Elle esquisse simplement un sourire, un sourire sans vie. Puis elle remet son capuchon. Alors que je suis encore haletante, sur le sol, elle se redresse avec le plus grand naturel et s'approche de moi. Elle me prend le bras ; le contact de sa chair est froid, rude. Brûlant. Elle se penche vers mon oreille et susurre:

- Dis-leur que j'ai un allié. Dis-leur que je reviens.

Puis tout devient noir.

Valandia. T1_MauditeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant