Souvenir •6•

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Mathieu m'a emmenée dehors. Un week-end. Quelque chose qui ne m'étais pas arrivé depuis des semaines. Etre dehors m'oppresse. Le monde m'oppresse. La vie m'oppresse. Les regards me sont insupportables.

J'essaie de savourer l'air frais. De me laisser emporter par la brise et les odeurs des fleurs. Mais les parfums me paraissent âcre et le vent poisseux. Terriblement collant. Je frissonne. Mathieu s'en aperçoit et attrape ma main. A nouveau, je frissonne. Mais je ne crois pas que ce soit pour les mêmes raison.

Ses immenses perles de ciel me fixent, avide de trouver du bonheur dans mes traits fatigués. Sa peau brune est si belle, si douce, si dépourvue de ma souffrance que j'ai envie de m'y noyer. J'ai envie de vivre dans son regard si tendre, si vif, si beau.

La beauté, sans Mathieu, j'aurais oublié qu'elle existait. Mais mon ami en est sa définition. Tout, dans ses traits imparfaits, resplendit. La courbe de son nez bossu. Ses sourcils trop fournis. Ses cheveux très mal coiffés. Ses mains trop grande qui cachent les miennes, trop petites.

J'ai envie de me perdre dans le contact qui me lie à lui. Mais le vent, poisseux, et le parfum, âcre, me retiennent dans un monde que j'ai appris à détester violement. Qui a appris à me détester plus violemment encore.

Je serre plus fort les doigts de Mathieu. J'ai envie de me coller à lui, de brûler dans ses bras, de me consumer dans son étreinte, de flamber dans ses yeux glacés, de me répandre en cendre dans son cœur, seul refuge de douceur dans mon monde de douleur.

- Jolie plume, tu es si maigre...

Sa deuxième main se lève vers mon visage. Si ce n'étais pas lui, j'en tremblerais. En fait, j'en tremble mais j'essaie de m'en empêcher. C'est instinctif, je dois éviter qu'on me frappe encore. J'ai eu assez mal comme ça. Il pose deux doigts sous ma pommette et souligne les ombres violacées qui s'étirent sur ma peau blanche. Ma mère ne voit rien. Elle n'est qu'à moitié là en ce moment. Elle fait semblant, elle cuisine, dessine, rit, pour faire comme si, mais je sais qu'elle est ailleurs.

Je plonge mon regard d'émeraude dans les flaques d'âme de Mathieu. Et j'y vois mon reflet, flou. Mes joues émaciées. Ma peau si pâle qu'elle en devient bleutée. Les immondes taches de rousseur qui la constellent. Je ne mérite pas Mathieu. Je suis un monstre. Je lui gâche la vie.

Je hoquète et recule. Je me débarrasse d'un geste de la main de mon ami. Ses sourcils se froncent d'incompréhension et d'anxiété. Comment peut-il s'inquiéter pour moi ? Je recule encore d'un pas, sonnée.

Il s'approche plus vite que je ne recule et me prend dans ses bras. Je me raidis. Tout, dans mon corps, réagit comme s'il m'avait douchée de lave en fusion. L'adrénaline court dans mes veines. J'ai peur, tellement !

Et ce qui me fait le plus peur, c'est que ce que je savourais avant est devenu la pire des tortures.

- Charline ! Ce n'était pas une critique, jolie plume, tu es magnifique, comme toujours. Simplement une inquiétude, ne le prends pas si mal !

Je me débats, sourde à ses babillements. Je suis incapable d'écouter, parce que je ne suis que peur. Dégout. Terreur. Je me débats jusqu'à ce qu'il me lâche.

Et lorsque je vois une larme rouler sur sa joue sombre, je comprends à quel point je suis immonde. Je gémis ma souffrance, me retourne, et cours. Le tissu trop fluide de mon pantalon me donne l'impression d'être nue. J'ai envie de hurler. De disparaître. Mais je cours au milieu d'un parc un samedi après-midi, alors pour disparaître ce n'est pas la meilleur technique.

Mes poumons me brûlent. Mes muscles tirent. Mais c'est incroyable comme j'adore ces douleurs, tellement bégnines par rapport à celles qui flambent dans ma tête. Je cours jusque chez moi. Ma mère n'est pas là, mon père non plus. C'est vide. Comme mon cœur.

Je me dépêche d'attraper la paire de ciseau de mon bureau. Je relève mes manches. Je contemple l'unique balafre qui troue ma peau blanche. Je me souviens du soulagement et de la fascination.

Alors je presse la lame contre le tissu fin de mon épiderme. Le sang se met aussitôt à couler. Il tarit les larmes que je jugulais. Il tarit la noirceur qui s'échappe de mes gestes. Il tarit le plomb en fusion qui coulait jusque dans ma poitrine.

Alors, sept fois, je recommence. Le liquide carmin me fascine. M'obnubile. Il parait que c'est dangereux. C'est ce que m'a dit Mathieu. Mais n'est-ce pas plus dangereux encore de laisser sombrer son âme ? 

Charline, réveille-toi...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant