Chapitre 1: FATE (Partie 1)

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Cinq hivers s'écoulèrent. Un autre approchait, avançant lentement dans les profondeurs de l'horizon. C'était l'an trois cent cinquante-six depuis le Grand Exode, symbole de la conquête du continent par les dragons, et de la fuite de l'humanité dans les entrailles de la terre. La race des Hommes gardait douloureusement le souvenir de cette défaite, privée de la liberté qui la caractérisait.

Non loin du fleuve Distan, à une dizaine de lieues de la civilisation, gîtait dans la forêt de Pan une troupe de moissonneurs. Ils avaient quitté le camp Baltras, il y avait de cela plusieurs jours en quête de ravitaillement pour survivre à la saison des glaces. Il fallait avancer prudemment, guettant la moindre forêt ou la moindre grotte pour s'y cacher et attendre la venue du crépuscule. S'étant avéré que les dragons ne se montraient qu'en plein jour.

Le soleil culminait déjà dans les hauteurs du ciel. Pourtant, il n'adoucissait qu'à peine la fraîcheur qui déjà engloutissait la région. Le Capitaine s'était inquiété des conséquences que cela aurait pu avoir sur ses camarades. Il les avait réunis pour qu'ils puissent discuter paisiblement, autour d'un feu de bois d'emyr, dont la combustion ne dégageait point de fumée. Fortement bâti par des muscles sur lesquels le temps n'avait eu d'empire, Argus de Cicen dirigeait sa troupe depuis une décennie. Aussi, il se souciait de leur bien-être. Après tout, qui savait quand la mort leur tomberait dessus ? Il était allé jusqu'à proposer à Fjord, originaire d'un ancien royaume du Nord, de leur faire honneur d'une de ses prouesses de ménestrel. Il joua alors sur son kantele « la marche des pèlerins », un air contant la glorieuse épopée de Kir Van Ogd, un aventurier parti à la découverte du bout du monde. Son énorme carrure et ses traits rudes tranchaient avec la douceur de la mélodie naissant du passage de chacun de ses doigts dodus sur les cordes de l'instrument.

Parmi eux, était un jouvenceau du nom de Solen. Il était le cadet et participait à sa première expédition hors de terre. Novice dans les arts de combat, rien en son apparence ne trahissait le soldat qu'il était. Paré d'un vieux plastron en cuir duquel débordait une chemise aux manches ridiculement longues, l'éphèbe blond aux allures de pucelle portait à sa taille une épée courte. Aussi, une arbalète un peu vieillotte trônait tristement sur son dos. Il servait du vin à ses aînés, enivrés d'allégresse, rendus bruyants par les effluves d'alcool.

- Prenez-vous aussi une coupe et buvez avec nous mon garçon, lui proposa Argus.

Le garçon gêné, répondit hésitant :

- Je ne puis accepter votre offre, Capitaine. Je suis bien trop jeune pour les liqueurs, elles me feraient perdre mes moyens.

- Mais c'est qu'il est consciencieux ! s'amusa Helen -fille du marchensis Kepler qui possédait la majorité des terres de Baltras, elle-même habituée aux missions de moisson-, vous feriez mieux d'en prendre graine, Trevor, piqua-t-elle.

- Voilà donc votre type d'hommes ! Si tant est que l'on peut considérer ce jouvenceau comme en étant un, se moqua le concerné. Dussé-je me teindre les cheveux et me raser nu pour vous plaire ? plaisanta-t-il.

Un fou-rire gras éclata parmi les soldats et plana quelques instants. Un moment d'insouciance. Une quiétude factice, mais que les moissonneurs s'autorisaient à savourer lentement. Le cadet lui, n'y prêtait aucune attention. Ses iris bruns étaient sans cesse attirés par une silhouette se tenant quiètement à l'écart d'eux.

- Vous savez ... commença le Capitaine au bout d'un moment, un sourire nostalgique arquant ses lèvres, bouffées par son épaisse moustache grisâtre... bien que nous soyons contraints de vivre cachés comme des cloportes, bien que mort et moult supplices nous guettent à chaque fois que nous quittons les entrailles de la terre, je suis heureux. Je suis heureux s'il m'est permis de partager des moments comme ceux-ci avec vous ! termina-t-il en levant sa timbale vers le ciel.

L'émoi cessa un instant, le temps que retombe la stupéfaction qui planait. Puis, reprit, porté par une hilarité contenue à grand 'peine.

- Les années vous attendriraient-elles, Capitaine ? Qui l'eut cru du grand Argus de Cicen ? railla Donald Trévor.

- Avec un verbe aussi fleur bleue, le nouveau vous croira sentimental, renchérit Helen.

Ils repartirent tous dans un rire exubérant. Remarquant que Solen n'en avait cure de leurs espiègleries, car trop absorbé par ses observations, la damoiselle déclara :

- Solen Casalis, c'est ça ? Je vois que cette personne attire bon nombre de vos œillades. Et ce, depuis que nous avons quitté le camp.

- Mais non, vous vous méprenez, sursauta timidement l'éphèbe.

- Je vais vous donner un conseil, coupa-t-elle, vous feriez mieux de ne pas trop vous approcher de ce garçon. J'ignore si cela est une sorte d'attirance inconvenante, mais...

Plus un mot !

Taisez-vous !


Le jeune homme ne répondit pas, fuyant le regard de sa compère.

- Vu que cela semble vous intéresser, mon garçon... Il se dit qu'il était l'une des âmes peuplant le camp Maltréa qui a tragiquement disparu il y a cinq ans, ajouta Argus en regardant le concerné.

- Sérieusement ? Vous parlez bien du camp qui a été rasé par le dragon noir ? s'enquit Trevor l'air intéressé.

- Vous l'ignoriez ? rétorqua Helen étonnée. Il se dit même qu'aucun corps n'a été retrouvé, comme s'ils s'étaient simplement volatilisés. Mais la destruction constatée atteste bien du passage d'une de ces créatures.

- Cela est à glacer le sang. Mais alors, comment aurait-il survécu ? Il ne devait qu'à peine dépasser mon épée quand cela s'est produit. Et le continent n'a pas l'habitude de se montrer clément avec les orphelins.

- Nul ne le sait en réalité. Toujours est-il que malgré cela, il dit vouloir les occire jusqu'au dernier... Rien que ça.

Un éclat de rire moqueur s'éleva et résonna dans la forêt. Cependant, le sujet desdites railleries, n'y prêtait guère oreille. Adossé sur le tronc d'un gros arbre, assis à même le sol, il ne semblait rien ouïr, les membres engourdis par le froid. Tant son être était dissous entre les vieilles pages d'un petit livre : « Libre d'être Humain », d'Albert Cornemuse. Le temps semblait ne plus avoir d'empire sur lui, prisonnier des idéaux de cet homme qui voulait libérer ses semblables d'eux-mêmes. Car, disait-il, « Le fort le plus imprenable est celui que nous dressons contre notre volonté, nous convainquant que nous ne pouvons passer outre. ». Le garçon ouvrit bientôt une petite besace qu'il tenait à sa taille et en sortit une galette d'avoine séchée dans laquelle il croqua goulûment.

Fade...

Cela aurait certainement été meilleur avec du miel...

Il souffla ensuite entre ses mains afin de les réchauffer, laissant s'échapper une légère brume d'entre ses lèvres pâles. C'est alors que parut Solen, lui tendant une infusion brûlante d'herbes, contenue dans une vieille coupe de fer.

- C'est du tilleul...Pour vous réchauffer, et... pour la fatigue, dit sobrement le jouvenceau à la chevelure blonde, esquissant un sourire bienveillant.

À cet instant, Solen se rendit compte que c'étaient les premiers mots qu'il échangeait avec son aîné. Jamais ce dernier n'avait laissé échapper la moindre parole, et avait semblé fuir toute situation pouvant déboucher sur un échange. Tout en cette personne lui semblait inhabituel. De ses prunelles d'un bleu océanique qui contrastait avec sa chevelure sombre, jusqu'à son armure, comportant plastron, brassards, dossière et épaulettes tous en cuir de rhinocéros noir des plaines de Halta. Une écharpe rouge lui entourait le cou et peinait à cacher une grande cicatrice verticale s'y épanchant. Alors que depuis un certain temps déjà, ils avaient fait chemin ensemble, le garçon ignorait tout de lui. Si ce ne fut son nom qu'il lui était arrivé d'odir au détour d'une conversation avec ses pairs : Fate.

Le natif de Maltréa aurait voulu refuser cet acte d'affabilité de son cadet, mais ses mains s'étaient déjà emparées du breuvage au doux parfum vivifiant. Une saveur herbacée qui, dans cette flore brute, se voulait plus profonde, plus pure. À la première gorgée, la chaleur gagna tout son corps et adoucit son teint blanchi par les basses températures, si bien que ses joues s'empourprèrent. Ayant ingéré l'infusion, le jeune homme regarda glisser dans le fond du récipient quelques gouttes. Un imperceptible sourire se dessina sur son visage.

- Je peux vous en préparer à nouveau si vous le voulez, déclara Solen, en sortant de la bourse pendant à sa ceinture un petit bouquet d'herbes séchées.

Mais dès lors, ses manches repliées laissèrent entrevoir ses bras couverts de cicatrices, avec l'une d'entre-elles entourant son poignet gauche. Fate détourna le regard. L'ayant remarqué, le cadet se hâta de tirer ses manches, et se retourna prestement.

- Non, merci, entendit-il au bout d'un moment.

C'étaient des mots froids. Aucune émotion n'y transparaissait. L'éphèbe rangea alors lentement son bouquet d'herbe. Il inspira longuement en se pressant les bras si fort qu'on eut dit qu'il désirait se les briser.

FATEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant