Chapitre 5: TRIBULATIONS (Partie 1)

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Alik s'était levée de mauvaise humeur ce matin-là. Cela faisait déjà plusieurs saisons que son dos la faisait souffrir. Combien ? Il faut dire qu'après plus de quatre cents années passées sur le continent, elle avait arrêté de compter. La douleur la rendait irascible et insupportable. Pourtant, lorsqu'elle avait le cœur apaisé, elle se prenait même à raconter des histoires afin d'éduquer les plus jeunes, ces lourdauds centenaires, incapables de penser par autre chose que leur imposante musculature. D'ailleurs, les vallens étaient-ils dotés de bon sens ? Elle se l'était souvent demandé. Toujours à se quereller pour de futiles raisons. Tiens par exemple, la semaine d'avant, Gark et Del s'étaient battus au point d'écraser au passage dix malheureux arbres pour une histoire de nombril. Contrairement aux apparences, ces deux-là avaient passé l'âge adulte depuis un siècle déjà, et étaient même devenus pères de deux sacs de nuisance qu'ils appelaient bambins. Mais fort heureusement, les siens étaient des créatures solides, au corps sculpté de muscles aussi durs que la roche, et à la carrure monumentale. Car oui, les plus élancés d'entre eux pouvaient être aussi grands qu'un chêne. Alik elle, ployait sous ses vingt pieds de hauteur, qu'avait peu à peu grignotés le temps. Mais la doyenne des géants pouvait se targuer d'avoir survécu à bien de péripéties. Il lui arrivait d'en parler, d'une époque où de petits êtres à la peau colorée les côtoyaient sur le continent. En ce temps-là, les vallens atteignaient l'impressionnant nombre de mille six cent cinquante-huit ou moult-moult-moult comme disaient les géants, qui avaient de tout temps eu du mal avec les nombres. Leur force était crainte, et même si peu de leurs congénères étaient assez intelligents pour se servir de magie, personne n'osait s'opposer à eux, ni même s'en approcher. De ce fait, ils vivaient seuls, isolés des autres peuples du continent.

La doyenne s'extirpa avec grand-peine de son logis, grande cavité creusée au sein d'une des nombreuses colonnes de pierres parsemant l'immense clairière abritant leur colonie. Une seule ouverture pour aller et venir, les marches serpentant la roche jusqu'à son sommet, au-dessus des nuages. Alik disposait comme ses congénères, du strict nécessaire pour outils : une masse, une jarre, ainsi qu'un voile et bien d'autres objets qui se voulaient indispensables à son quotidien. Les vallens se gardaient toujours de disposer de plus d'un exemplaire d'un objet dans leur demeure, de peur d'en être confus. La confusion était la pire ennemie de ces géants. Elle pouvait aisément les faire sombrer dans la folie, et s'emparer de leur indélébile gaieté. Seuls les plus érudits comme Alik savaient compter jusqu'à dix, et se chargeaient de diriger la colonie. À peine eut-elle franchi le seuil de sa porte que le soleil lui agressa les yeux. Il y avait bien longtemps qu'elle avait développé une intolérance pour son arrogante chevauchée qui durait bien trop de temps à son goût. Faisant craquer les os de son dos, la doyenne jeta un œil sur son village encore endormi. Quels paresseux ! Je gage que d'ici d'eux générations, ils se lèveront quand l'astre sera au zénith. De mon temps, ils auraient subi mille tourments. Mais je suis bien trop vieille pour leur courir après. Au lieu de cela, Alik préférait les lentes marches matinales dans les bois, lorsque les senteurs herbacées teintant l'air étaient les plus fortes, s'engouffrant généreusement dans sa poitrine.

Pendant plus de cinq siècles, le bois de Sendrell leur avait offert un gîte, niché au milieu de l'immense forêt de Millikan. Débordant de richesses, il leur apportait la subsistance dont ils avaient besoin. Y poussaient des huvuds, champignons pouvant atteindre plus de dix pieds de hauteur, ainsi que des racines de karys, gorgées d'un nectar sucré que les géants faisaient fermenter des mois durant afin de fabriquer du drum, un alcool très fort qui avait le don de les assommer en à peine cinq gorgées. On y trouvait aussi des jals–aux fruits en forme de poire et recouverts d'épines–, des corols– aux fruits à la chair laiteuse et succulente– et bien d'autres variétés d'arbres fruitiers tous anormalement grands. Alik pensait souvent que c'étaient leurs ancêtres qui avaient fait jaillir le bois, tant il remplissait tous les critères pour leur servir de garde-manger. Les végétaux y résistaient aux hivers les plus rudes et aux saisons les plus chaudes et la faune y était tout aussi abondante. D'ailleurs, les vallens étaient essentiellement végétaliens, ce qui avait le mérite d'attirer à eux bon nombre créatures à la recherche d'un havre de paix. Les géants avaient donc tout pour vivre heureux, de longs millénaires encore. Et même si certains d'entre eux clamaient souvent leur désir de parcourir le continent, rien ne troublait vraiment jamais leur quiétude. S'appuyant péniblement sur une canne taillée dans la pierre, la géante quitta le village marchant nonchalamment à travers le bois, ne s'incommodant pas des arbres qui faisaient flirter leurs branchages avec sa peau tannée.

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