Chapitre 1: FATE (Partie 2)

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Solen regarda ses aînés. Leurs visages, rougis par l'alcool, palissaient à vue d'œil, tandis que se crispaient leurs traits et que bientôt, glissaient sur leurs tempes l'inquiétude qui s'était faite sueur. Le Capitaine serra le poing. Les sourcils froncés, ne quittant pas les yeux de la créature, il prit la parole.

- Mon garçon, vous souvenez-vous de la mise en garde que je vous ai donnée il y a peu ?

- Celle à propos de l'esprit de la forêt ? répondit craintivement l'éphèbe. Serait-il possible que cette bête en soit un ?

- Cela aurait été bien clément de la part du destin. Mais voyez-vous, il s'agit d'un danger encore plus grand. Un dont seules les légendes et échos nous sont parvenus : un esprit supérieur de la forêt.

Le jeune homme ne comprenait pas. Il avait beau témoigner de l'épouvante marbrant les visages de ses compagnons, il ne saisissait pas. Comment l'aurait-il pu ? Après tout, il n'était qu'à sa première mission, et jamais il ne lui avait été donné d'affronter les créatures peuplant la surface. Le continent était pour lui un immense coffre à secrets, prêt à le dévorer.

Bien qu'ils n'eurent jamais la mauvaise fortune d'en croiser un, tous les moissonneurs avaient déjà eu vent d'histoires mentionnant les esprits supérieurs de la forêt. Une ombre marquant d'effroi les esprits de chacune des âmes les croisant, et hantant chacune de leur réminiscence. Argus, tout comme ses subordonnés, ne savait rien de ces créatures, autre que ce que murmurait le vent. Mais face à l'une d'elles, ils se sentaient désarmés. Une seule question martelait le crâne du Capitaine : pourquoi ? Elle l'oppressa à un tel point que ses lèvres la laissèrent s'échapper :

- Pourquoi ? marmonna-t-il sans l'espoir d'une réponse.

- Il ne peut y avoir qu'une seule raison, entendit-il au bout d'un moment.

Tous se tournèrent et posèrent leurs yeux effarés sur le jeune homme se tenant à l'arrière comme un reclus. Comme ce loup, rejeté de sa meute, laissé à l'écart pour mourir dans la solitude. Plus encore qu'il eut pris la parole, les compagnons de Fate furent d'avantages abasourdis par le calme qui se dégageait de sa personne. Une respiration régulière. Un œil vif. Une quiétude si intense qu'ils en avaient oublié l'existence de l'éphèbe aux yeux azur.

- Les esprits supérieurs de la forêt... Ce sont des créatures magiques dont l'unique rôle est de préserver l'équilibre au sein des espèces inférieures, reprit-il. Il n'est donc qu'une explication au fait que l'un d'eux se dresse au-devant de nous : il les protège de nous, termina-t-il en montrant du doigt les moutons qui s'enfuyaient au loin.

Ce fut la première fois qu'ils entendaient une information de la sorte sur les esprits. Ils les avaient assimilés depuis que leur légende s'était répandue, à des êtres violents, s'en prenant à quiconque foulait leurs terres. Cependant, ils ne savaient point s'ils devaient se fier aux paroles de leur cadet. Le Capitaine analysa la situation. Depuis qu'ils avaient cessé la chasse, l'esprit n'avait pas fait le moindre mouvement, et se contentait de renifler l'air. Il ne les attaquait pas. Aucune menace n'émanait de lui. Cela était cohérent. Mais comment ce garçon qui était à peine plus âgé que sa progéniture pouvait avoir connaissance de cela ? Pourquoi arborait-il cet air si calme alors que lui-même restait sur ses gardes ?

- Que devrions-nous faire ? demanda Argus.

Le jeune homme ne répondit pas. Son attention semblait portée autre part. Il ne se rendit pas compte de l'affront qu'il venait de faire à son commandant. Helen s'en offusqua. La moissonneuse avait son venin au bout de la langue lorsque le Capitaine s'interposa :

- Un instant... dit-il.

Argus regarda dans la même direction que Fate. Il affûta tous ses sens. Et là, il le vit. Voilé par la pénombre, un agneau peinant à se mouvoir. Le chef des moissonneurs eut tôt à ouïr un bêlement d'angoisse retentir dans la nuit. Le rejeton agonisait, frappé en pleine tête par une flèche. Ses pattes fléchirent, l'abandonnant sur le sol.

- Préparez-vous à battre en retraite ! clama le Capitaine.

Il le comprit. Une tempête allait s'abattre sur eux à l'instant où l'animal s'éteindrait. Avant que cela n'arrive, il leur fallait s'enfuir. Aussi vite qu'ils le pourraient. Un dernier cri de désespoir vrilla dans la plaine. L'animal expira. Dans le froid. Seul, abandonné par les siens.

- Maintenant ! hurla Argus.

Soudain, tout alla trop vite. Bien trop vite pour qu'ils puissent réagir. En un instant, la créature avait fondu sur eux avec une brutalité inouïe. De son arme barbare, elle frappa si violemment Donald Trevor qu'ils furent pourfendus, sa monture et lui dans un bruit d'écrasement d'os, et de déchirure de chair. La massue percuta le sol et souleva la terre humidifiée par la rosée. Le sang du malheureux gicla dans tous les sens et baigna le visage d'Helen qui était à ses côtés. Un autre coup surgit, comme s'extirpant de la réalité. Il heurta la jeune femme à l'épaule, lui brisant le bras en même temps que son épaulette en fer et la bouta au loin. Son corps roula sur le sol comme un objet dénué de vie. La bête vrilla et s'en prit immédiatement au Capitaine. Vite, ma lance ! L'arme para la massue dans une vibration métallique.

Quelle puissance ! Maintenant qu'elle se trouvait en face de lui, le vétéran se sentait d'avantage écrasé par la présence de la bête. Les poils hérissés par la colère, l'œil rougeoyant, elle ressemblait à une créature démoniaque. Elle hissa son bras armé dans les airs et frappa à nouveau. Cette fois, Argus ne put que dévier l'attaque qui vint trancher la tête de sa monture. Prestement, l'esprit lança son arme en direction de Fjord qui avait tenté de s'enfuir. Elle broya le flanc de l'animal qui s'écroula, renversant son cavalier qui chut par la tête. La bête poussa un effroyable hurlement. Elle dominait ses adversaires et le leur faisait savoir. La fourrure tâchée du sang de ses ennemis, elle se tenait là, inaccessible. Grognant de rage.

Le nordique ouvrit péniblement les yeux. Ses oreilles bourdonnaient et sa vision était floue. Bien que chancelant, il put se remettre sur ses jambes. Une saveur ferrée imprégna sa bouche. Du sang lui glissa entre les lèvres. Dans sa chute, il s'était mordu la langue. Tournant la tête, il croisa le regard de Solen. Assis dans sa charrette, il lui sembla que le jouvenceau le regardait de haut. Ses iris semblaient se moquer de lui.

FATEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant