Chapitre 6: LA COLÈRE DES GÉANTS(Partie 1)

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L'aube dévorait les derniers vestiges de la nuit, emportant avec lui ses saveurs ténébreuses et le silence de son règne. Perché au sommet des outrecuidants arbres de la forêt, un cénacle de rossignols bleus, chantonnait joyeusement. La forêt savourait l'écho de leurs notes, la forêt s'épanouissait, la forêt exultait. Une brise doucereuse faisait frémir les feuilles, depuis les cimes jusqu'aux tréfonds. Des filins de lumière dorée transperçaient les troncs argentés et balayaient soigneusement le parterre de mousses audacieuses et de buissons tenaces. 

Des senteurs de bois et de terre humide s'entremêlèrent dans le nase de Solen tandis qu'il s'éveillait lentement. À peine ses iris goûtèrent la lumière que l'éphèbe fut pris d'étourdissements. Une végétation plantureuse se donnait à lui, s'enchevêtrait et léchait langoureusement les cieux. Démesuré, absolument tout était démesuré en ces lieux. L'immensité foisonnait, rendant petit le fils d'Homme, plus qu'il ne l'était déjà. Grandiose. Cependant, la brume était toujours présente, persistante, ondulante. Comment est-ce possible ? Une pensée s'incrusta dans le tumulte qui régnait en lui : il avait été grièvement blessé. Le garçon passa la main sur sa clavicule. Rien. Il n'en revenait pas. Hagard, ses souvenirs revinrent peu à peu. Frénétiquement, il regarda autour de lui, cherchant ses camarades. D'abord, il vit Fate. Son aîné respirait paisiblement, adossé contre l'un le tronc d'un arbre, mais gardait les yeux clos. Du regard, il inspecta son crâne. Rien. Toutes leurs blessures s'étaient volatilisées, comme si leurs tribulations de la veille n'étaient qu'illusion. Cela est certainement l'effet de cet élixir. Pourtant, le natif de Maltréa ne se réveillait pas, malgré les coups de langue passionnés, dont le gratifiait Seth. Solen s'attrista, mais soudain, une voix retentit :

— Vous êtes enfin réveillé, déclara Serena, paraissant devant le garçon, sa longue robe déchirée pignochant désormais maladroitement ses genoux.

Les iris verts de la jeune fille le scrutaient tendrement, emplis d'une profonde diligence. L'adolescent, dont les cheveux semblaient s'enflammer à la lueur du soleil, comprit quelle douleur avait dû habiter la frêle damoiselle. Des traces de larmes griffonnaient encore ses joues roses. Cependant, ils s'en étaient sortis, tous les trois. Mais un détail tourmentait l'éphèbe.

— Comment... Comment sommes-nous arrivés là ? s'enquit-il d'une voix sèche qui s'étouffa presque dans sa gorge.

— Je l'ignore, confia Serena, un air mélancolique. À mon réveil, nous nous trouvions tous ici.

Le natif du camp Baltras jeta un œil à leurs montures et à l'attirail qu'ils portaient. Comment est-ce possible ? Il regarda à nouveau sa comparse, qui déjà, les mains tremblantes, essuyait les larmes se glissant hors de ses paupières. Elle était apeurée. Était-elle craintive de toutes les choses dont elle était capable de faire sans en avoir conscience ? Avait-elle peur de perdre le contrôle de son être ? Comme cela avait été le cas plus tôt ? Il se leva, fit quelques pas et prit les mains du tendron entre les siennes, et la consola d'un sourire amical. Dans son être, brûlait une indescriptible douleur. Les souvenirs de son passé avaient réveillé dans le cœur du garçon une peine jusque-là endormie.

Après la mort de Fregel, il avait brûlé la demeure dans laquelle ils vivaient, feignant un incendie accidentel. Puis, il avait rejoint le corps des moissonneurs dont le recrutement n'était soumis à aucune règle. Il le savait, les dirigeants voulaient ainsi par la même occasion réduire la population grouillante. Alors, il avait rencontré le capitaine Argus qui l'avait tout de suite adopté, et lui avait fait suivre un entraînement rudimentaire afin qu'il ne meure pas prématurément à la surface. Et dire que j'ai toujours pensé que cela serait inutile. Après tout, je n'avais nulle intention de survivre.

— Je présume que nous nous trouvons dans la forêt de Millikan, suggéra Solen en regardant autour de lui. Cette végétation...

— Oui, tout est grand par ici, déclara Serena en imitant son compagnon.

On a pu y arriver avant le lever du jour, jubila intérieurement le natif de Baltras.

— Je pense que nous devrions inspecter les environs. Histoire de vérifier que nous nous trouvons en sécurité ici. Je pense que c'est ce que suggérerait Fate, ajouta-t-il en guettant son aîné du coin de l'œil.

D'un geste de la tête, Serena acquiesça.

— Restez auprès de lui, je vais explorer les environs.

Sur ces mots, le garçon se saisit de son arbalète et s'enfonça craintivement dans les bois. Choyé par les chants des oiseaux et par le bruit de la vie qui se réveillait en même temps que l'astre du matin, il avança lentement. En réalité, Solen ignorait ce à quoi il devait faire attention. Étaient-ce les sommets des arbres ? Il n'y percevait que de temps à autres d'étranges créatures au poil gris se balancer par la queue. Étaient-ce les profondeurs des buissons ? Seuls en sortaient, de petits rongeurs dans des courses endiablées. Très vite, le jeune homme se perdit dans ce dédale de flore extravagante. D'immenses champignons colorés s'enracinaient sur le tronc de quelque arbre et progressaient vers les cieux. Des mousses envahissantes prenaient d'assaut chaque bois parsemant le décor. Un enchevêtrement de lianes recouvertes de jasmins d'hiver s'élançait de branche en branche, dans un réseau d'artères rappelant des toiles d'araignée.

L'émerveillement quitta rapidement Solen lorsque ce dernier entendit des bruits. Il ne se sentait pas en sécurité, il se sentait observé. Il lui semblait avoir des myriades de paires d'yeux braqués sur lui. Celles des cerfs gambadant dans l'herbe haute, celles des écureuils nichés aux creux d'arbres morts, celles d'insectes volant ci et là, celles des macaques qui cessaient toute activité en l'apercevant. La forêt toute entière semblait le dévorer des yeux, l'épiant sans la moindre gêne et le moindre répit. Un malaise grandit en l'adolescent qui entendait de plus en plus de sons, de plus en plus de cris. Certains menaçants, certains traduisant la peur et l'inquiétude. Il se fit la réflexion que les humains n'étaient pas les bienvenus en ces lieux.

Solen hâta le pas. Ne sachant plus où aller. La peur refermait sur lui son étau, mais le garçon décida de ne pas lui céder. Fate étant inconscient, il savait qu'il lui fallait briser sa coquille afin d'assurer leur survie. C'est alors qu'il entendit un cours d'eau s'écouler non loin de sa position et s'y rendit prestement. Le ruisseau, dont le fond était tapissé d'algues de couleur pourpre, hurlait furieusement en se heurtant contre les amas de pierre qui lui dictaient son chemin. L'éphèbe se jeta dans l'eau trouble et s'y rinça abondamment le visage. Étrangement, la brume y semblait moins dense et moins agressive. De ce fait, une accalmie prit germe en lui.

Plus aucune blessure ne recouvrait son corps, mais l'adolescent se sentait crasseux. À quand remontait la dernière fois qu'il avait pris un bain ? Plusieurs jours. Ils n'en avaient pas pris au camp Fenrys, et ce, malgré l'odeur affligeante que dégageaient leurs vêtements. Hypnotisé par l'eau ruisselante et faisant fi du froid, Solen se déshabilla et se plongea dans le ru. Le fluide transparent dévora la crasse sur sa peau, laissant transparaître sa couleur délicate, rétablissant sa teinte immaculée. Le garçon regarda son corps, et un rictus de dégoût tordit son visage. Fregel avait tout fait pour faire de lui une fille. Et maintenant, malgré ses attributs masculins, l'adolescent peinait à se percevoir comme tel. Il haïssait au plus haut point son apparence de jouvencelle, il maudissait ses courbures et ses traits fins. Un frisson lui lécha le cou et il vomit en suffoquant, un liquide visqueux, acide et âcre. Il toussa un bon moment et ses mains furent prises de tremblement. Il sortit précipitamment de l'eau, se vêtit presque aussi vite et s'assit au bord du ruisseau. Sa respiration haletante s'apaisa progressivement, et ses pensées se décidèrent à s'éloigner de ce corps qui l'horrifiait, le répugnait.

J'aurais dû emporter une gourde avec moi, songea-t-il finalement. Il se releva au bout d'un instant, et se décida à reprendre sa randonnée. Où aller maintenant ? À peine se l'eut-il demandé qu'il la sentît à nouveau, cette hostilité omniprésente dans l'air qu'il respirait, se répandant dans le sol mou sous ses pieds. La forêt ne semblait pas vouloir d'eux, et une aura comminatoire tendait à les tenir à distance. Pesante, pressante, étouffante et omniprésente. Le garçon ne pouvait aller plus loin, tout son être l'en dissuadait. 



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