Le téléphone fixe se met à sonner et je quitte à contre cœur le cocon que Léon et moi avons formé durant notre discussion. Sans grande surprise, le prénom de ma mère s'affiche. Elle a juré de m'appeler, voilà chose faite.
— Maman, que puis-je faire pour toi ?
— Comment es-tu rentrée du lycée finalement ?
— J'ai eu mon bus comme je te l'ai expliqué. Avec ton coup de fil, tu peux en déduire que je suis bien arrivée à destination.
— J'ai...
Un bruit de verre coupe ma mère dans sa phrase. Je me retourne vivement et fusille Léon du regard. Ce dernier a renversé l'intégralité de son coca-cola sur le sol. Il serre les lèvres et s'excuse silencieusement. Je lui fais signe de ne pas faire de bruit et ôte ma main du combiné en grimaçant.
— Pardonne-moi, nous avons été coupés. Que voulais-tu me dire ?
— Qui est avec toi ?
Sa voix tintée de colère ne me laisse guère le choix. C'est le mensonge ou la privation de sortie pour l'éternité. Mon choix est vite fait, mais avant que je ne puisse ouvrir la bouche, ma mère reprend :
— Ne me dis pas que c'est Sébastien, je l'ai eu au téléphone il y a une heure et il était toujours à la Réunion !
Je me tape le front avec ma main. Mon mensonge tombe à l'eau, je ne peux donc pas mettre l'incident sur le dos de Sébastien, le gendre idéal. Moi qui pensais que ces deux-là ne partageaient pas tout, me voilà prise de cours. Il me faut une autre option. Je serre les dents. Vite, vite !
— Figure-toi que je ne suis pas une menteuse. Je suis seule à la maison et je viens de renverser mon verre de coca sur le parquet.
Comme je m'y attendais, ma mère part au quart de tour. Attention à celui qui abîmera son parquet posé de sa main. Je me félicite pour cette superbe esquive de la conversation initiale.
— Azélie, tu n'es donc pas capable de passer dix minutes sans faire une catastrophe ! Ce n'est pas possible. À la moindre trace sur mon parquet...
Lassée de ses excès de colère, je mets le haut-parleur et la laisse déblatérer ses mots blessants toute seule. Elle ne va pas me gâcher ma soirée, pas cette fois. Alors que Léon mime les manières de ma mère hystérique, je tente avec grande peine de ravaler mon rire.
— Es-tu allée à ta séance de kinésithérapie ?
Grand froid. Toute envie de rire m'est subitement passée et je reprends ma communication avec ma mère en coupant le haut-parleur.
— Non, j'ai reçu un mail du docteur pour annuler, je te l'ai transféré ce matin, je souffle.
— Bien, as-tu fais ta séance avec rigueur ?
— Oui maman, je ne suis pas stupide.
— La rigueur, toujours de la rigueur, il n'y a que cela de vrai ! Tu le sais Azélie.
— Écoute maman, non pas que notre discussion m'ennuie, mais je suis épuisée, je vais aller me reposer et bouquiner un peu.
— Je t'ai mis au frigo de la salade de lentille et un steak végétal. Bonne soirée.
Froid, clair et concis. Ma mère. Il m'arrive de comprendre mon père, de ressentir ce besoin viscéral de fuir cette maison. Mais une chose m'empêche de le faire. J'ai vu ma mère anéantie suite au départ de mon père. Je l'ai vue pleurer pour la première fois de ma vie. Elle n'a pas versé les larmes factices qu'elle utilise pour me faire flancher. Non, c'était simplement ses vraies larmes, reflets de son cœur brisé. Je sais qu'elle a aimé mon géniteur. Son manque de démonstration affective ne signifie pas un cœur de pierre. Elle ressent tout dans des proportions démesurées et se cache sous une carapace cent fois plus épaisse que la mienne. Personne n'a rencontré la sensible Garance Mont. La petite fille battue par sa mère et délaissée par un père aux ambitions dévastatrices. Elle a souffert plus que de raison dans le passé et l'éducation trop conservatrice qui a bercé ses jeunes années est à l'origine de son âme brisée pour l'éternité. À une époque, mon père a cru déceler la femme brisée et fragile. Au début de leur relation et quelques années suivant ma naissance, il s'est battu pour elle, pour l'aider à guérir. Trop tard, il a compris. On ne soigne pas une personne qui ne veut pas être sauvée. Le triste passé de ma mère l'a changée à jamais et cela envers et contre tout. Le monde n'est pas tout rose, personne n'est à l'abri d'une bombe qui peut tout chambouler. Ce qui me peine le plus est de savoir que la bombe de ma mère est arrivée trop tôt. Elle n'a et ne connaîtra jamais une vie douce et tranquille. Le plus dur est de l'imaginer, enceinte, sereine. Mon père m'a souvent raconté comment ma mère souriait et semblait apaisée suite à l'annonce de sa grossesse. À ce moment, peut-être avait-t 'elle effleuré le rêve d'une existence paisible. Un bébé doit être un renouveau, une seconde chance que chacun peut choisir de saisir. Mais ma mère, elle, n'a pas eu le droit à sa rédemption. Son enfant tant espéré était malade. La mal qui a possédé mon petit corps chétif et pur promettait de m'arracher à elle incessamment sous peu. Alors, lorsque mon père l'a quittée, son emprise sur moi s'est renforcée. Et j'ai compris, elle attend. Elle attend ce jour fatidique où je l'abandonnerai à mon tour, la laissant seule avec son chagrin. Pourtant, je n'arrive pas à excuser son étouffante présence. Elle n'a pas le profil de la mère aimante. Rares ont été nos étreintes, nos embrassades sincères. Je n'ai jamais manqué de rien, j'ai été choyée et aimée par un père aujourd'hui disparu. Avec l'âge, je comprends que le manque d'affection de ma mère peut se caractériser par sa peur de l'abandon. Son comportement n'est pourtant pas entièrement excusable selon moi. La seule chose bénéfique à son éducation est sûrement ma force de caractère. Je dispose de toutes les armes nécessaires pour survivre dans cette terrible jungle qu'est la vie. Avec Léon à mes côtés, je serai bientôt invincible.
Je jette un coup d'œil à ce dernier depuis la cuisine dans laquelle je me suis isolée durant ma conversation houleuse avec ma mère. Il pianote sur son téléphone et fronce les sourcils. J'inspire un bon coup et plaque un sourire sur mon visage.
— Nous allons devoir nous restreindre ce soir. Nous avons un reste de salade et un steak végétal à nous partager.
— Ravale ton faux sourire et prépare-toi à enfin connaître le bonheur, poupée !
Curieuse, je hausse les sourcils et le suis du regard alors qu'il se dirige vers l'entrée. Saisissant son sac, il passe devant moi et s'installe sur le canapé. Léon me sourit et sort une glacière d'où il tire deux sachets de chips et de nombreuses confiseries.
— Ah d'accord. On est loin de mon steak végétal.
— Un deal est un deal. Je suis là pour te faire découvrir l'insouciance. Alors ton repas healthy, non merci.
Je lève les mains en l'air en riant. Pourtant, cela ne m'empêche pas de le voir à la dérobée, lui, ce petit regard de culpabilité qui, durant une seconde a élu domicile sur le visage de mon interlocuteur. Son sourie aussitôt retrouvé, je décide d'en faire impasse et poursuis dans ma lancée.
— Me laisses-tu faire du riz ? Histoire d'avoir au moins un plat consistant.
Toujours avec son sourire malicieux, il se contente de hocher la tête.
Je remercie tous les dieux d'avoir conduit Léon chez moi ce soir. J'ai l'autorisation de rêver et d'oublier mon quotidien plus que merdique. J'ai confiance en lui, je sais que mon année sera inoubliable en bien des façons et je l'en remercie. Sa seule présence me rend plus insouciante que je ne l'ai jamais été.
Sentant la mélancolie pointer le bout de son nez, je secoue la tête et suis mon ami dans la cuisine. Je le trouve à farfouiller dans les placards à la recherche d'une pauvre casserole rangée sous son nez.
— Tu devras tout ranger, tu en es conscient ? Si ma mère voit un objet mal placé...
— Elle ne revient pas ce soir, si ? Tu auras tout le temps de remettre de l'ordre dans ta précieuse cuisine. Problème résolu !
— Très bien, je te laisse faire.
Je sors de la pièce en souriant.
— Deuxième tiroir la casserole, je crie.
— Merci m'dame.
Notre court moment de répit se dessine comme haut en couleur et ce n'est pas moi qui vais m'en plaindre.
![](https://img.wattpad.com/cover/137338340-288-k490749.jpg)
VOUS LISEZ
Le Réveil des Éléments
FantasíaComment pouvait-elle s'imaginer, comment pouvait-elle penser que sa vie était basée sur un mensonge, sur une simple et possible erreur médicale ? Pourtant, au plus profond de son âme, quelque chose lui criait que cette vie n'était que la couverture...