Emballée

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Cinq jours avaient passé depuis l'annonce. Au début je n'y avais pas cru, et maintenant j'y croyais trop. J'avais été laissé trop longtemps seul avec mes pensées, assez longtemps pour m'être posée des questions auxquelles aucune réponse ne me semblait convenable.

Pourtant Scott avait tout fait pour me changer les idées et pour me rassurer. Lui-même n'y croyait pas, mais il me disait que tout allait bien se passer et qu'on n'arrêtait pas d'être heureux.

Bien sûr, j'avais prévenu Kirstie que je ne travaillerai plus, et je lui avais tout raconté. Si j'avais su il y a encore une semaine, qu'un  jour je la verrai pleurer... Elle avait insisté pour me payer pour le mois que je n'avais pas fini, mais cela n'avait pas d'importance. De toutes façons, nous croulions déjà sous l'argent, pour un couple qui n'aura bientôt qu'une seule bouche à nourrir.

Scott pleurait, je le savais, même s'il refusait de pleurer devant moi. Il passait souvent une heure ou deux seul, avec son ordinateur, je crois... Lui aussi devait avoir besoin de se changer les idées.

Il s'occupait de moi tendrement, même si je n'avais pas encore besoin d'autant d'aide, mais nous savions tous deux que cela ne saurait tarder. Au Tournesol, ce restaurant français auquel nous commencions à nous habituer, les membres de l'équipe étaient au courant aussi. Henri, l'accordéoniste avec lequel nous avions sympathisé, s'était contenté de lancer un regard désolé à Scott et de m'offrir le champagne.

"Ce genre de saloperies, ça se soigne pas avec les médicaments, mais avec la bonne humeur. C'est comme les chiens, les virus sentent la peur et ça leur fait plaisir... Alors bois ton champagne et ris-en, ça les emmerde !"

Ce soir-là, j'eus la confirmation qu'il n'était pas médecin, mais aussi qu'il serait un soutien radieux si j'en avais besoin à un moment, et aussi qu'il était très touché. Il faisait semblant d'en rire, mais ce soir là, il n'avait pas eu le coeur de toucher à son accordéon...

Cinquième matin, donc, de ma nouvelle vie. Ma nouvelle vie de malade. Ma fragile vie au dessus de laquelle plane la menace d'un cancer en phase terminale. Comme tous les matins depuis quelques semaines, le réveil fut difficile. Depuis la chute de tension, je prenais toujours une minute ou deux, assis sur mon lit, pour éviter l'accident.

La douche, deuxième épreuve. La maladie, la faiblesse, et la perte de poids m'avaient rendu très frileux. C'était une des raisons pour lesquelles je n'aimais plus enlever mes vêtements. Une autre raison était le reflet du miroir. Je ne m'y reconnaissais même plus. On voyait mes côtes, comme celles d'un enfant maigre, et mes épaules avaient pris une forme si angulaire que l'ensemble de mon allure s'en retrouvait déformée.

Deux jours auparavant, Scott et moi, on avait fait l'amour. Il m'avait assuré qu'il me trouvait encore beau, et qu'il ne changerait jamais d'avis... Je le croyais, mais je ne comprenais pas.

J'avais perdu l'appétit, et si Scott n'était pas là je serais mort de faim avant même que la maladie ne m'emporte.

"Prends une deuxième pêche." me dit-il ce matin là.

"Je n'ai vraiment pas faim. Et puis j'ai déjà bu du thé."

"ça ne compte pas." Il posa le fruit sur mon assiette et débarassa la sienne. "Il faut que tu manges plus qu'avant, parce que tu te fatigues beaucoup contre la maladie. Et puis il faut prendre des forces."

"Je n'ai pas besoin de prendre des forces, je ne fais plus rien..."

Scott rit doucement et vint s'asseoir en face de moi. Il coupa la pêche pour s'assurer que je la mange.

"Prends des forces, fais-moi confiance... Je dois te laisser, j'ai rendez-vous avec l'agence de voyage." dit-il en souriant encore plus.

"De voyage ?" demandait-je en mâchant à moitié. "On ne peut pas partir en voyage, j'ai un cancer."

"J'ai pensé à tout, mais surtout j'ai pensé à toi. J'ai rendez-vous, j'ai pas le temps de t'en dire plus, mais j'aurai le programme complet ce soir."

Il embrassa d'abord ma joue, puis mes lèvres pleines de jus de pêche, et enfila son manteau.

Un voyage ? Quand et où ? Est-ce qu'il parle du voyage de noces qu'il envisageait le mois dernier ? Ou alors il a totalement refait ses plans, en tenant compte des circonstances... Oui mais où ? Comment peut-il s'assurer de ma sécurité, loin des médecins qui me suivent...

Ma curiosité me poussait à aller fouiller son ordinateur... C'était donc ça, qu'il faisait, il organisait un voyage ! Mais personnellement je detesterais que quelqu'un fouille dans mon ordinateur... Bon, tant pis.

Attablé devant la machine, j'eus quelques instants de doute... Avais-je vraiment envie de consulter l'historique internet de mon mari ? Bref, je me lance.

Ouf, aucun site peu recommandable. Et en effet, beaucoup de pages concernant des voyages, des réservations, et des billets d'avion. Mais justement cela ne me menait à rien. Plein de destinations possibles, et je voyais toutes les recherches qu'il avait faites à chaque fois, mais je ne savais pas quel lieu il avait finalement choisi... Je devrais attendre qu'il m'annonce lequel de ces pays nous allions visiter. Tous m'intéressaient, et je me rassurais en me disant "Où qu'on aille, ce sera génial !"

Il avait pensé à Vienne, à Paris, à Naples, à Istanbul, Jérusalem, la nouvelle Zélande, le Japon, l'Afrique du Sud... Il connaissait décidément vraiment bien mes goûts. C'est vrai qu'un peu avant notre mariage, je lui avais révélé la liste des endroits que j'aimerais visiter... Il n'avait plus qu'à choisir dedans.

Le reste de la journée, je n'ai pas fait grand chose, mais j'étais très agité. L'impatience grandissait avec les heures qui passaient.

Les clés tournèrent dans la serrure, Scott rentrait enfin. J'avais commandé à dîner, pour gagner du temps. À peu près au moment du dessert, il remarqua que son ordinateur avait changé de place.

"On ne peut rien te cacher, toi... Bon ! Puisque tu as déjà tout vu, est ce que ça te plaît ?"

"Heu... Oui, tout me va, mais où va-t-on ?"

Il eut l'air d'hésiter un moment et fronça les sourcils.

"Je ne comprends pas... Tu n'es pas aller voir sur mon ordi ?"

"Si, mais je ne sais pas ce que tu as choisi..."

Il lui fallut quelques secondes pour défroncer les sourcils et éclater de rire. Il prit ma main et l'embrassa.

"C'est toi qui n'a pas compris, Mitch... Nous allons à tous ces endroits !"

"Tous ?"

"Oui, c'est... Un peu comme un tour du monde, mais que dans les endroits qui t'intéressent !"

La surprise et la joie m'arrachèrent un cri. C'était une si bonne nouvelle que je n'y avais même pas pensé. L'espace d'un instant, j'oubliai mes cellules rebelles et mes côtes saillantes, et je sautai dans les bras de Scott.

" J'ai pensé à tout" continua-t-il, "j'ai contacté des médecins partout sur notre trajet et fait vérifier les hôtels par l'agence de voyage. Tout est déjà réservé et nous partons jeudi."

"Si vite ?" demandai-je naïvement, avant de me rappeler que ce qui nous manquerait le plus, ce serait le temps.

J'allais donc finir mes jours dans les endroits dont j'avais le plus rêvé, dans les bras de l'homme que j'aimais le plus au monde... Et j'allais boire du champagne, pour emmerder mon cancer.

Apprends-moi [deuxième livre] Scömiche FROù les histoires vivent. Découvrez maintenant