Chapitre 3 : Pelage Sombre

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Couchée sur le flanc, au beau milieu de la nuit, sans arriver à dormir, seule, dans sa tanière, Étoile de Taches songeait. Heureusement pour elle, la place à côté d'elle, sur sa litière, était vide. Il y avait bien longtemps que cet infâme Ciel Indigo n'y était plus.
Elle se rappelait encore de lui, de son sourire, de son beau pelage brun, mais, en réalité, elle se rappelait surtout de ses yeux, ses beaux yeux bleu-gris qui n'avaient pourtant toujours affiché que du mépris face à elle. Elle se rappelait de cet imposant guerrier, qui lui faisait si peur quand elle était apprentie, elle se rappelait de la belle couleur de ses yeux, mais qui étaient pourtant froids, si froids...
Elle se rappelait de tellement de choses dont elle n'était pas certaine de vouloir se rappeler. Elle ne pouvait pas fermer les yeux et tenter de se rendormir sans se rappeler de ces choses, de ces milles et uns souvenirs qui l'assaillaient sans qu'elle y puisse rien, et qui lui faisaient si mal...
Elle se revoyait, apprentie, tentant tant bien que mal de décrocher un regard de son père. "regarde-moi, Père, regarde-moi, regarde-moi, je vais le réussir, cet enchaînement ! " avait-t-elle crié le tout premier jour de son apprentissage, en essayant d'imiter un enchaînement qui était réservé aux apprentis expérimentés... et elle n'avait fait que se craquer un muscle et rester bloquée dans la tanière du guérisseur pendant une semaine. Et son père, lui, le grand Étoile de Braise IV ème du nom, n'avait même pas tourné la tête pour la regarder, occupé qu'il était à discuter d'affaires importantes avec son lieutenant, Pelage Sombre.
Elle se rappelait de son père qui lui paraissait si grand, si fort, quand il était sur le promontoire... elle se rappelait des conseils importants qu'il tenait dans sa tanière avec les vétérans, ces conseils auxquels elle n'avait jamais le droit de participer et où elle tentait toujours de se cacher dans un coin pour les épier discrètement...
Elle se rappelait du regard des autres, des guerriers si grands, si imposants, sur la petite fille qu'elle était, quand Étoile de Braise la présentait, qu'il grognait "ma fille" en jetant à peine un coup d'œil sur elle, elle se rappelait du regard des guerriers qui ne s'éternisait pas plus que le temps d'un battement de l'œil sur la petite fille frêle qu'elle était, et qui demandaient à son père aussitôt après : "et tu n'as toujours pas d'enfant mâle ?".
Elle se rappelait de la mine si heureuse de sa mère quand Petit Feu Follet était né. Elle était venue le voir dans la pouponnière avec son père, la suivant comme son ombre, mais transparente, comme d'habitude. Elle se rappelait de la mine renfrognée de son père qui s'était enfin éclairée quand il avait miaulé : "j'ai un fils !" au reste du Clan. Elle se rappelait des vétérans qui avaient acclamé cette nouvelle bénie pour l'avenir du Clan, Ciel Indigo et Pelage Sombre, surtout, se réjouissaient plus que jamais.
Elle se rappelait avoir détesté dès le premier regard ce petit frère, ce Petit Feu Follet qui courait partout, cette petite tornade qui sautillait et qui riait, à la bonne humeur et au rire si particulier, si communicatif, un rire qui invitait tout le monde à rire avec lui... tout le monde avait apprécié Petit Feu Follet, et comment aurait-ils pu détester une telle boule d'énergie, un tel chaton espiègle et pétillant ? Elle, elle l'avait haï. Elle devint réellement et définitivement transparente pour tout le Clan, plus encore qu'avant, à la naissance de Petit Feu Follet. Elle avait détesté si fort, si intensément, ce petit frère qui lui avait tout pris...
Mais elle avait eu une consolation : Étoile de Braise ne l'avait pas beaucoup apprécié, ce feu follet qui portait si bien son nom, pas plus que ses deux éternels conseillers, Ciel Indigo et Pelage Sombre. Souvent, il reprochait à son fils son manque de sérieux. "Un chef doit être rigide, mon fils, et pas rire de tout, glousser comme une femelle et jouer avec les chatons comme si il en était un lui-même. Si tu continues comme ça, tu ne seras jamais un grand chef."
Et Nuage de Feu Follet répondait toujours, sa réponse toute prête, son petit air malicieux ("insolent" disait Père) sur le visage :
- Qui te dis que j'ai envie d'être un grand chef ?
Ce genre de réponses mettaient Père, enfin, Étoile de Braise (quel que soit son âge, on ne s'habitue jamais à appeler ses parents par leurs prénoms, Étoile de Taches le savait) dans une colère noire. Il feulait à Nuage de Feu Follet qu'un tel raisonnement était indigne d'un descendant d'Étoile de Feu, qu'il n'était digne ni d'être son fils, ni d'être un futur chef... et pendant ce temps, Patte Tachetée, devenue guerrière, redoublait d'efforts et d'attentions pour attirer l'attention de son père, pour lui montrer qu'elle, au moins, elle n'était pas un enfant indigne, qu'elle aurait fait une bonne chef... mais il ne lui accordait toujours pas un regard.
Un jour, un des guerriers du Clan était revenu au camp épouvanté : Nuage de Feu Follet s'était fait kidnapper par des Bipèdes. La nouvelle mit tout le Clan en effervescence. Le fils du chef et héritier du promontoire disparu ? Quelle horreur ! Les recherches s'organisèrent activement pendant des lunes et des lunes. Et enfin, un jour, Patte Tachetée vit son frère revenir enfin au camp.
Traîné de force par quatre guerriers.
Elle se rappelait de la façon dont il hurlait, dont il braillait, même, plutôt : "laissez-moi ! Vous n'avez pas le droit, pas le droit ! J'étais bien, là-bas ! J'étais heureux ! J'en veux pas, de votre promontoire, là-bas, ils me grattaient le ventre et ils me donnaient des croquettes ! Je veux pas revenir ici, vous n'avez pas le droit, laissez-moi partir, vous voulez que je vous dise où vous pouvez vous le mettre, votre promontoire ? " et ainsi de suite. Mais le pire restait Pelage Sombre. Lui qui était toujours de marbre d'habitude... Patte Tachetée n'avait jamais vu le lieutenant dans une telle fureur. Même la fureur de Père ne fut rien à côté. Nuage de Feu Follet fut enfermé et surveillé. Mère pleurait en demandant ce qu'elle avait fait au Clan des Étoiles pour avoir un fils pareil, et Père répétait bien fort que jamais, plus jamais, il ne reconnaîtra comme son fils un enfant qui s'était soumis aux Bipèdes, pire, même, qui avait aimé ça !
Patte Tachetée, plus que jamais, pensait que son heure de gloire était venue. Elle ne put pas s'empêcher de se réjouir secrètement en voyant son petit frère détesté se faire tant rouler dans la boue (au sens figuré comme au sens propre lorsqu'on l'avait traîné au camp, d'ailleurs).
Mais son heure de gloire ne vint pas.
Elle n'était jamais venue, en vérité, pas même maintenant.
Son heure de gloire ne vint pas à cause d'une chose : la rébellion. La rébellion menée par Pelage Noir et Patte de Jonc, qui proclamaient la fin de la tyrannie du Clan du Tonnerre par les descendants d'Étoile de Feu. Une guerre, brève mais sanglante, opposa les rebelles au reste du Clan du Tonnerre. Ce fut à cause de cette guerre que Père mourut, et qu'elle, Patte Tachetée, se retrouva chef.
Enfin, pas tout à fait... en vérité, vu le climat un peu tendu (comprenez par là : les affrontements sanglants qui faisaient rage tous les jours), elle ne reçut pas ses vies à la Source de Lune. Ce furent Pelage Sombre et Ciel Indigo qui s'occupèrent de la situation. Mais elle, pendant ce temps, cogitait, impatiente de prouver sa valeur. Laissez-moi gérer la situation, disait-elle, je suis la chef, c'est moi qui commande, je peux le faire, je vais écraser cette rébellion ! Et les deux vétérans ne prenaient même pas sa proposition au sérieux, ne prenaient même pas la peine de s'indigner, non, pire : ils accueillaient ses déclarations enflammées avec un petit sourire amusé et un air de pitié sur le visage, et leurs réponses pouvaient assez bien se résumer comme ça : mais oui, c'est ça, c'est ça. C'est bien, maintenant, va faire mumuse et laisse les grands mâles gérer la situation.
Et ça, elle était forcée de l'admettre, pour avoir bien géré la situation, ils l'avaient bien géré. La rébellion avait été noyée dans le sang, Pelage Noir et Patte de Jonc avaient été tués, leur unique fils, Petit Goémon, avait été laissé en vie, jugé inoffensif ("aucun risque qu'il se souvienne de ses parents, il est trop petit, et puis, il paraît qu'il serait un peu simplet !") et le Clan du Tonnerre avait entièrement retrouvé son calme. Et c'est là qu'elle avait enfin été proclamée Étoile de Taches, première du nom, chef du Clan du Tonnerre.
Mais la loi exigeait quelque chose, comme elle l'exigeait aussi des chefs mâles, d'ailleurs :
"Un ou une chef nouvellement baptisé(e) devra se choisir un compagnon ou une compagne le jour même de son accession au promontoire pour qu'ils règnent ensemble sur le Clan du Tonnerre."
Effectivement, cette loi allait aussi pour les mâles, mais, comprenez-moi bien : ce geste n'avait absolument pas la même signification dans les deux cas, loin de là.
Elle se rappelait encore... et ces souvenirs lui faisaient tant horreur. Son père lui disait déjà, lorsqu'elle était petite, parfois, les rares fois où il s'intéressait à elle : "Nuage de Taches, si un jour, tu deviens chef, ce sera ton devoir de perpétuer la lignée d'Étoile de Feu. Tu devras te choisir un compagnon et lui donner des chatons pour que le sang d'Étoile de Feu coule dans leurs veines et ne se perde pas. C'est ton devoir, et tu dois l'accomplir."
Quand elle était devenue chef, elle rêvait encore de voler de ses propres ailes, de réussir à devenir une chef crainte, indépendante et respectée... mais les vétérans du Clan, Pelage Sombre et Ciel Indigo en tête, la pressaient de plus en plus, lui imposant comme d'habitude leurs décisions comme si elle n'était qu'une petite fille : il fallait qu'elle choisisse Ciel Indigo. J'ai dit un peu avant que la loi stipulait qu'un ou une chef devait se choisir une compagne ou un compagnon "pour qu'ils règnent ensemble sur le Clan du Tonnerre". Ces derniers termes étaient particulièrement hypocrites. Si la loi avait été rédigée en termes honnêtes, elle aurait plutôt ressemblé à peu près à ça :
Un chef mâle devra se choisir une compagne le jour même de son accession au promontoire pour qu'elle serve de reproductrice pour sa glorieuse lignée. Une chef femelle devra, quant à elle, jouer elle aussi le rôle de reproductrice pour sa lignée, et se choisir un mâle pour régner sur le Clan à sa place.
Ce que l'humble narrateur que je suis tente de vous expliquer, les amis, vous l'avez sans doute compris : les femelles devenaient chefs sans le devenir. À aucun moment on ne leur demandait de tenir ce rôle.
Étoile de Taches, toute fraîchement nommée chef, aurait pu résister, se révolter, refuser de leur céder, mais... elle était jeune, et lasse. Elle céda, et proclama devant tout le Clan Ciel Indigo comme son compagnon.
Elle se rappelait de ses yeux bleu-gris, qui auraient vraiment pu être magnifiques si ils n'avaient pas été aussi froids, de son pelage gris, de sa taille imposante... il la dépassait encore, même maintenant, et, en réalité, il l'effrayait toujours autant. Pire, il lui faisait même horreur.
Pourtant, elle avait accompli son devoir, comme disait son père. Elle se le remémorait encore, parfois, lorsqu'elle avait l'impression de sentir sa présence sur sa litière à côté d'elle, même si il était mort depuis longtemps. Elle se rappelait de tout, et elle détestait ce souvenir. Après tout, c'était normal, non ? Elle avait accompli son devoir, elle s'était sagement laissée faire... ces souvenirs la révulsaient. Parfois, elle se réveillait en sursaut, tremblante, ayant encore l'impression de sentir son odeur, sa présence qui lui faisait tant horreur, à côté d'elle... mais elle ne risquait plus de sentir sa présence, en réalité. Il était mort depuis des lunes, seulement un peu après la naissance de Petit Feu et Petite Chenille et un peu avant la mort de Nuage de Flamme... le guérisseur, Brin d'Herbe, n'avait jamais réussi à trouver la cause exacte de sa mort, disait-il. En tout cas, la maladie de Ciel Indigo avait été foudroyante. Elle était morte très vite, cette pourriture. Mais, même mort, il le hantait. Il le hantait la nuit, quand elle se réveillait terrorisée en ayant l'impression de sentir encore son odeur contre elle... et surtout, il le hantait à travers Nuage de Flamme.
Petite Flamme était né peu de temps après son accession au promontoire. Il avait eu, bien évidemment, le pelage roux flamboyant des chats de la lignée qu'elle avait été forcée de perpétuer, mais surtout, il avait eu les yeux bleu-gris de son père. Exactement la même nuance si particulière. Mais, il est vrai, ses yeux à lui ne reflétaient pas la froideur de Ciel Indigo. Simplement une faiblesse et une docilité touchante. Ce petit chaton candide, fragile, naïf et maladif, Étoile de Taches l'avait haï comme elle avait haï son père. Cet enfant lui rappelait toujours, par sa seule présence, non seulement son père, mais aussi sa soumission, son consentement répugnant à n'être qu'une femelle reproductrice, à avoir cédé à Ciel Indigo, à s'être laissée faire ces fameuses nuits...
Plus tard, elle avait haï Petit Feu et Petite Chenille pour les mêmes raisons, même si aucun d'entre eux n'avaient hérité ni des yeux ni de quoi que ce soit d'autre de leur père.
Elle se rappelait de la mort de Nuage de Flamme, survenue peu de temps après la mort de Ciel Indigo. Le Clan du Vent les avait attaqué à leur frontière, alors... quoi de plus naturel que d'appeler Nuage de Flamme pour le faire participer à cette bataille ? Quoi de plus naturel que d'en appeler à son rôle de futur chef pour le mettre en première ligne et lui faire prendre tous les risques ? Quoi de plus naturel que de saisir l'occasion de se débarrasser de ce chaton détesté, de cette abomination, de cette preuve vivante de sa vie ruinée ?
Et elle avait réussi, d'ailleurs. Nuage de Flamme n'était pas revenu vivant de cette bataille. Mais le Clan ne s'en était pas trop attristé, après tout, il restait encore Petit Feu comme héritier du promontoire.
Petit Feu et Petite Chenille étaient maintenant devenus Nuage de Feu et Nuage de Chenille. Elle avait toujours cédé à tous les caprices de Nuage de Feu, mais sans lui témoigner la moindre affection. Au fond, elle méprisait ce chaton, tout comme elle avait haï son frère avant lui. Quant à Nuage de Chenille, elle n'y avait jamais vraiment prêté attention, la voyant comme aussi inutile et transparente qu'Étoile de Braise l'avait vue, elle aussi, comme transparente, quand elle était chatonne. D'ailleurs, Nuage de Chenille, elle, contrairement à Nuage de Flammes et à Nuage de Feu, n'avait jamais tenté de gagner son affection. Elle avait très vite compris que le rejet et le mépris de sa mère à son égard était profond et définitif, et s'y était résignée. Elle ne se considérait pas plus comme sa fille qu'Étoile de Taches ne se considérait comme sa mère, et le plus long échange qu'elles devaient avoir eu ne devait sans doute être que la fois où Petite Chenille était venue lui demander, comme on demande à son chef, la permission d'être apprentie guérisseuse.
Même à la mort de Ciel Indigo, elle n'avait pas réussi à se faire réellement respecter par ses guerriers. Alors, elle se servait avant tout de ses cordes vocales, certaine que, plus on criait fort, plus on était respectée. Mais elle avait tort, comme la suite de l'histoire se chargera bien assez de le démontrer, les amis.
Tout en se remémorant tout ça, Étoile de Taches n'arrivait toujours pas à retrouver le sommeil. Elle sortit de sa tanière, au beau milieu de la nuit, et marcha dans le camp désert et vide.
Elle songea de nouveau à Ciel Indigo, dont le guérisseur n'avait jamais réussi à identifier clairement la maladie. Ça ne l'étonnait pas.
C'est fou, ce qu'on peut faire, avec une poignée de baies empoisonnées.∞∞∞

Fanfic La Guerre des Clans - Balivernes et Bouillie pour les Chats DomestiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant