Étoile de Bleuet était décidément très douce.
Avez-vous déjà rencontré ce genre de personne ? Cette personne qu'on pourrait croiser à peu près n'importe où, n'importe quand, dans n'importe quelle circonstance, mais qui vous paraît d'emblée si douce, si généreuse, que vous lui confieriez immédiatement votre propre vie sans vous poser de questions ? Étoile de Bleuet était l'une de ces personnes. Elle n'avait pas besoin de montrer que c'était une bonne personne. Les gens le voyaient. Les gens sentaient qu'ils pouvaient immédiatement se confier à elle, sans être jugé.
Et c'était exactement de ce genre de personne dont Nuage de Pivoine avait besoin, dans l'état de fatigue physique et mentale où il se trouvait, si bien que, lorsqu'Étoile de Bleuet, de sa voix si douce, lui demanda :
- Que faisais-tu ici, mon petit ?
Nuage de Pivoine, d'habitude si replié sur lui-même, lui raconta tout. Absolument tout. Malgré le fait qu'elle soit une complète inconnue, ou peut-être parce que c'était une complète inconnue, il lui raconta tout. Depuis le départ de son père jusqu'à sa vraie fausse quête héroïque pour arriver jusqu'ici, tout.
Étoile de Bleuet savait écouter. Elle savait quand il fallait poser des questions, quand il fallait respecter les silences, elle savait quand il valait mieux ne pas trop insister... et elle écouta tout jusqu'au bout.
Nuage de Pivoine se surprit à pleurer avant la fin de son récit. Il se rendit compte qu'il n'avait plus jamais pleuré depuis la mort de Nuage de Flamme. Alors, il pleura comme il n'avait jamais pleuré, tombant dans les bras de cette inconnue comme si c'était une mère.
A la fin, Nuage de Pivoine demanda, reniflant toujours :
- Comment est-ce que vous avez connu mon père ?
Étoile de Bleuet eut un léger sourire :
- Oh, c'est très simple... quand j'avais huit lunes, je m'étais évadée... mais je ne commence pas par le début. J'étais la fille du chef, tu t'en doutes bien, puisque je suis chef maintenant. Et ce n'était pas toujours très agréable, d'être fille de chef. Mon père m'adorait. Il n'a jamais eu de fils, mais il n'en a jamais souffert. J'étais son petit trésor, son diamant, sa pierre précieuse. Si bien que, même quand il m'a faite apprentie, il n'a jamais voulu me laisser sortir du camp. Le monde extérieur était bien trop dangereux pour sa petite fifille adorée... je restais toujours cloîtrée au camp, à m'entraîner à répéter des enchaînements dans le vide, ou à écouter les anciens raconter leurs histoires en boucle...
- En boucle ? Quelle cruauté de la part de votre père ! C'est horrible, comme supplice ! " gémit Nuage de Pivoine.
Étoile de Bleuet rit, puis poursuivit son récit :
- Mais, comme tous les enfants, je rêvais de liberté... alors, un jour, je me suis faufilée dehors, et j'ai aperçu le monde extérieur pour la première fois. C'était si merveilleux... tellement merveilleux que je me suis un peu trop penchée au-dessus de l'eau... je suis tombée à la renverse, et, comme je ne savais pas nager, j'ai manqué mourir. Quand, soudain, j'ai aperçu une fourrure rousse au loin, près de la frontière du Clan du Tonnerre.
Nuage de Pivoine bondit soudainement :
- Oh, crotte de souris et bouillie pour les chats domestiques, mais je la connais, cette histoire ! Mon père me l'a racontée une bonne trentaine de fois... comment il a plongé à l'eau, qu'il vous a courageusement sauvée comme un preux héros, et comment vous étiez belle comme un diamant... j'étais persuadé qu'elle était inventée, cette histoire-là aussi !
- Ah oui, et pourquoi ? " demanda Étoile de Bleuet d'un ton amusé.
- Ben... parce que mon père me racontait aussi qu'il avait sauvé son Clan d'une invasion de blaireaux géants et de moutons cannibales, qu'il avait terrassé le Clan de l'Ombre au grand complet à lui tout seul, et qu'il avait fait un saut de l'ange du haut du Chêne Céleste pour retomber parfaitement sur ses pattes... donc, disons que j'ai assez vite appris à ne plus croire toutes ses histoires. " balbutia Nuage de Pivoine.
Il s'empressa d'ajouter :
- Mais je ne me doutais pas que celle-là était vraie ! Donc, du coup, c'était peut-être vrai aussi, cette histoire de moutons cannibales... non, quoique, je ne pense pas...
Étoile de Bleuet se mit une seconde fois à rire :
- Tu es adorable... je me rappelle encore de cette histoire. Quand j'ai vu le visage de mon sauveur, je lui ai sauté au cou et je lui ai léché la joue... manque de chance, c'est à ce moment-là que mon père est arrivé pour me retrouver avec toute une patrouille derrière lui... je ne sais pas exactement ce qu'il a cru, mais tu aurais vu sa tête ! Si je ne m'étais pas interposée, il aurait réduit ton pauvre père en bouillie pour avoir osé toucher à sa fille ! Mais, heureusement, avant qu'il étripe sauvagement Nuage de Feu Follet, j'ai eu le temps d'expliquer qu'il m'avait sauvé la vie, et là, mon père a miaulé "Ah, si c'est comme ça, c'est différent !" et il a ramené Nuage de Feu Follet au camp en triomphe, a réuni une Assemblée du Clan, et a félicité publiquement ce courageux petit héros. Je m'en rappelle comme si c'était hier... ton père était, certes, un peu traumatisé par les longues griffes acérées du mien, mais je me souviendrai toujours de la manière dont il m'a souri, ce si doux sourire...
Elle marqua une pause, puis acheva son récit :
- Nuage de Feu Follet a eu droit à une acclamation par le Clan, et a cité en exemple à tous les autres apprentis pour son courage et sa dévotion. Ça a réellement été son heure de gloire... bon, ça n'a pas duré longtemps... quand on l'a raccompagné à la frontière de son Clan, il s'est fait sévèrement réprimander pour avoir fugué du camp alors qu'il était censé nettoyer les litières des Anciens, et il a eu droit à une lune de corvée. De "héros" dans le Clan de la Rivière, il repassait à "semeur de troubles" dans le Clan du Tonnerre. Et, après cet incident, je l'ai souvent revu.
- Et c'est comme ça que vous êtes devenus amis... " commenta, inutilement, Nuage de Pivoine.
- Oui, soupira Étoile de Bleuet, en ayant l'air mi-amusé, mi-attristée. Amis...
Si Nuage de Pivoine avait été un peu plus vieux, il aurait sans doute mieux saisi l'allusion. Mais à sept lunes, ce genre de choses vous passent au-dessus de la tête, et il prêta à peine attention à cette réponse.
Étoile de Bleuet s'assit, comme pour faire le point, et demanda de sa voix toujours si douce :
- Mais, dis-moi, Nuage de Pivoine, que comptes-tu faire, maintenant ?
Nuage de Pivoine baissa les yeux. Ses si beaux yeux bleus purs, de la couleur même de l'innocence, qui faisait fondre toutes les femelles alentours, qui s'extasiaient sur ce petit chaton si mignon. Et, si un observateur extérieur avait assisté à la scène en cet instant précis, un détail lui aurait sauté aux yeux, chers amis : la personne qui était dans cette pièce avec lui, la douce Étoile de Bleuet, avait, à la nuance près, les yeux du même bleu.
- J'veux pas retourner dans mon Clan, murmura-t-il d'une voix cassée. Je veux partir. J'en peux plus de cette vie.
- Tu es bien comme ton père... " soupira tristement Étoile de Bleuet.
Ces mots, qui étaient les mêmes que ceux de Pelage Sombre, avaient dans sa bouche une toute autre signification.
Étoile de Bleuet finit enfin par répondre :
- Tu sais... je l'avoue, ce ne sera pas toujours facile pour toi. Pelage Sombre ne t'aime pas, je le sais, et, si on ajoute ton amitié avec ce solitaire... ton père était comme toi, il se sentait toujours différent. Mais tu ne dois pas partir. Ne sois pas ridicule, tu n'irais de toute manière pas loin, tu es trop jeune. Mais, si j'étais toi, je resterai. Je resterai pour prouver ma valeur, ne serait-ce que pour clouer le bec à Pelage Sombre...
- Mais quelle valeur ? gémit Nuage de Pivoine. Tout ça, c'est des balivernes et de la bouillie pour les chats domestiques ! Je n'ai même pas la chance d'être un apprenti surdoué, ou quoi que ce soit !
- Ne dis pas de bêtises, Nuage de Pivoine.
Étoile de Bleuet fit alors un geste qui parut très familier et très soudain : elle s'approcha de Nuage de Pivoine et lui lécha tendrement le crâne, comme une mère le ferait avec son petit. Surpris par ce soudain élan d'effusions, Nuage de Pivoine finit par se laisser faire en ronronnant. Cette femme qu'il ne connaissait pas se comportait avec lui comme si ils étaient proches, et, étrangement, ça ne le gênait pas.
Étoile de Bleuet lui murmura :
- Je sais à quel point il peut être compliqué de porter une lourde descendance. Je le sais mieux que personne, je suis descendante d'Étoile Bleue et d'Étoile de Brume, comme tout chef du Clan de la Rivière. Mais il faut résister, il faut tenir. Et je sais que tu en es capable, Nuage de Pivoine.
Soudain, une voix leur parvint par l'entrée de la tanière du chef où ils se trouvaient :
- Étoile de Bleuet, on vient de recevoir la visite d'une patrouille du Clan du Tonnerre ! Ils pensent qu'on leur a pris le petit en otage.
Étoile de Bleuet soupira d'exaspération. Elle, s'abaisser à utiliser cette vieille technique qui consistait à prendre un membre de la famille du chef en otage pour exiger des territoires en échange ? Et puis quoi encore ? Ça ne s'était plus vu depuis que le Clan du Tonnerre lui-même, sous le règne d'Étoile d'Embrasement, avait kidnappé Petit Tigre et Petite Ronce, les descendants d'Étoile du Tigre et les héritiers du promontoire du Clan de l'Ombre. Étoile d'Embrasement avait alors proposé un marché avec leur père, chef du Clan de l'Ombre : soit il leur donnait la moitié de leur territoire, et ils relâchaient ses enfants en vie, soit il refusait de leur céder leur territoire, et ils tuaient les otages.
Au final, le marché s'était conclu de manière parfaitement civilisé :
Étoile d'Embrasement avait récupéré la moitié des terres du Clan de l'Ombre.
Et tué quand même les otages.
Ah, cette période de paix et de bonne entente mutuelle entre les Clans qu'était le règne d'Étoile d'Embrasement... on aurait rêvé vivre à cette époque, je vous assure.
Étoile de Bleuet, qui s'était surprise à se ressasser cette vieille histoire, finit par revenir sur terre et à ordonner :
- Ah, oui... dites-leur qu'il s'est perdu sur notre territoire, mais qu'on va leur rendre tout de suite.
- Non ! protesta Nuage de Pivoine. Je ne veux pas y revenir !
- Ne fais pas l'imbécile. " répondit Étoile de Bleuet d'un ton plus grave.
- Crotte de souris et bouillie pour les chats domestiques, Pelage Sombre va me tuer ! " murmura Nuage de Pivoine.
Le guerrier dehors s'inclina et repartit.
Nuage de Pivoine était assez stupéfait de voir à quel point Étoile de Bleuet se faisait si facilement obéir et respecter par son Clan. À côté, Étoile de Taches paraissait complètement sans autorité.
Ce qu'elle était presque, d'ailleurs.
Si Nuage de Pivoine avait été un apprenti sage... eh bien, premièrement, il n'y aurait pas eu grand-chose de notable à dire sur lui, car, tout le monde le sait, il n'y a rien de plus atrocement énervant qu'un petit enfant sage et parfait à tout point du vue. Mais, là où je voulais en venir, c'est que si Nuage de Pivoine avait été un apprenti sage, si il avait mieux écouté les histoires de Plume de Hanneton (alias "le vieux fou gâteux" pour la moitié des apprentis du Clan), il aurait sûrement entendu l'histoire si particulière d'Étoile de Bleuet et il aurait compris qu'elle représentait l'exception qui confirmait la règle pour les chefs femelles.
Cette histoire si particulière, laissez-moi vous la conter, chers amis, je suis là pour ça.
Son père, si protecteur envers elle, Étoile de Lac, était mort tragiquement le jour de ses dix lunes. La jeune Nuage de Bleuet avait alors dû monter sur le promontoire. Tout comme Étoile de Taches, on avait voulu la traiter comme une simple chef de façade. Tout comme Étoile de Taches, on avait attendu d'elle ce qu'on attendait de tous les chefs femelles : qu'elle ne serve à rien à part prendre un compagnon et porter ses enfants.
Mais là où les deux histoires diffèrent, c'est que la jeune Étoile de Bleuet avait eu le courage qu'Étoile de Taches n'avait pas eu : celui de refuser.
Laissez-moi vous dresser le tableau, pour que vous vous rendiez bien compte :
Une enfant d'à peine dix lunes, montée sur le promontoire à l'arraché suite à la mort imprévue de son père, à qui on avait ordonné, comme à toute bonne femelle chef qui se respecte, de perpétrer sa lignée, avait catégoriquement refusé, s'était moquée des conséquences et avait clamé haut et fort : Non. Je ne prendrai aucun compagnon, je veux régner moi-même, un point c'est tout.
Combien de personnes, surtout aussi jeunes, auraient eu un tel courage à sa place ?
Au début, ce fut bien sûr l'indignation, le scandale. Comment osait cette sale gosse mal élevée ? Et puis, peu à peu, l'indignation fut seulement remplacée par de l'amusement : bah, c'est une enfant, laissons-là s'amuser, dans quelques lunes, elle aura changé d'avis. Et puis, c'est une femelle, elle sera incapable de régner.
Ils auraient mieux fait de la prendre au sérieux. Car, quelques lunes plus tard, Étoile de Bleuet était la plus appréciée et la plus généreuse des meneuses que le Clan de la Rivière avait jamais porté. Elle n'en était pas naïve pour autant, non. Au contraire, elle ne se laissait pas duper par le premier venu, malgré son jeune âge.
Vous l'aurez compris, Étoile de Bleuet était réellement une chef exceptionnelle. Mais, pour une seule Étoile de Bleuet, combien y avait-il eu d'Étoile de Taches dans l'histoire des Clans depuis la mort d'Étoile de Feu ?
Mais ne nous étendons pas sur ce triste sujet, chers amis, et laissons Nuage de Pivoine sortir de la tanière pour aller retrouver son Clan en prenant son précieux fragment de collier entre les crocs et en murmurant :
- Au revoir, Étoile de Bleuet, et merci pour tout !
- Au revoir, Nuage de Pivoine.
Elle ajouta, à mi-voix, dès qu'elle fut sûre de son départ :
- Je t'aime, mon petit.
Baie Rouge, la guérisseuse du Clan, qui était celle qui avait prévenu Étoile de Bleuet de l'arrivée de la patrouille du Clan du Tonnerre, et qui se tenait toujours devant l'entrée de la tanière, cracha furieusement :
- Bravo ! Tu ne voudrais pas le crier encore plus fort, que Nuage de Pivoine est ton fils ? Je crois qu'il y en a dans le Clan qui ne l'ont pas entendu...
Étoile de Bleuet, les yeux dans le vague, semblant plus affligée que jamais, répondit :
- Du calme, Baie Rouge, je ne suis pas aussi stupide. Je sais que tu es la seule à être au courant. Personne ne m'a entendue.
Baie Rouge marmonna quelque chose dans sa moustache mais ne protesta pas plus. Elle s'assit à côté d'Étoile de Bleuet. Elle était son amie depuis la pouponnière, elle comprenait très bien à quel point tomber ainsi sur son fils avait chamboulé sa chef. Surtout quand ce fils avait exactement ses yeux à elle et ce petit je-ne-sais-quoi qui faisait tant penser à son père, Feu Follet.
Nuage de Baie était la seule chatte à qui Nuage de Bleuet n'avait pas pu cacher sa grossesse lorsqu'elle était devenue chef, d'une part, parce que c'était une guérisseuse, mais aussi et surtout parce qu'elles se connaissaient si bien. Nuage de Bleuet avait eu énormément de chance d'être aussi fine de nature. Son ventre aurait été beaucoup plus évident, dans le cas contraire. Baie Rouge se rappelait de tout... cet accouchement douloureux et sanglant, en cachette, au beau milieu de la forêt, le seul et unique petit qu'il avait fallu confier au père pour qu'il le laisse à une reine du Clan du Tonnerre... si l'histoire est réellement un cercle se répétant à l'infini, l'histoire d'Étoile de Bleuet était très proche de celle de son ancêtre Étoile Bleue.
- Ne t'en fais pas, Nuage de Pivoine ira très bien... " murmura la guérisseuse.
- Baie Rouge ? " demanda anxieusement Étoile de Bleuet.
- Hm ?
- Tu crois que j'ai bien fait de le faire revenir dans son Clan ?
- Je ne sais pas... je pense que tu as fait ce que tu pensais être le mieux, et... avec les meilleures intentions du monde.
Mais, chers amis, vous commencez à connaître quelque chose que je vais maintenant vous répéter : les meilleures intentions du monde ne suffisent pas à prendre la bonne décision.
Alors, la question fatidique que vous vous posez, chers amis, celle qui vous brûle les lèvres, la plus importante de toutes, est sans doute celle-ci :
Les lapins de forêt sont-ils plus juteux que les lapins de lande ?
Et aussi, accessoirement :
Est-ce qu'Étoile de Bleuet a pris la bonne, ou la mauvaise décision, ce jour-là ?
Ça, mes amis, la suite de l'histoire ne tardera pas à y apporter un semblant de réponse.
À la frontière entre les deux Clans, en faisant face à Étoile de Taches qui commandait la patrouille chargée de le retrouver, Nuage de Pivoine ne put s'empêcher de déglutir. Étoile de Taches avait réellement l'air furieux.
- Toi... siffla-t-elle. Nous avions pensé à une déclaration de guerre de la part du Clan de la Rivière, ou de quelque chose d'encore plus grave... et, au final, monsieur s'était simplement perdu ?
Nuage de Pivoine, mentalement, remerciait de tout son coeur Étoile de Bleuet pour n'avoir pas dit la vérité, à savoir, qu'il tentait en réalité de s'enfuir. Il n'aurait même pas pu imaginer les ennuis qu'il aurait eu.
- Je commence à en avoir assez des problèmes que tu nous créé, Nuage de Pivoine ! cracha Étoile de Taches. Cette fois, je t'assure que tu vas payer très cher. Premièrement, JE RETARDE TON BAPTÊME DE GUERRIER D'AU MOINS TROIS LUNES, COMPRIS ?
Les tympans de Nuage de Pivoine souffrirent atrocement. Et, comme si ce n'était pas assez, Étoile de Taches, reprenant une habitude très douloureuse pour le principal intéressé, saisit Nuage de Pivoine par l'oreille et le traîna de force, de la frontière du Clan de la Rivière jusqu'au camp du Clan du Tonnerre.
Il y a certains supplices atrocement douloureux qu'on ne peut réaliser qu'en les subissant. Et, en l'occurrence, se faire traîner sur des mètres, et des mètres, et des mètres, et des mètres, et des mètres, et des mètres, et des mètres, et des mètres par l'oreille est une crotte de souris de TORTURE.
Mais, rassurez-vous, mes amis, la torture de Nuage de Pivoine prit fin lorsqu'il entra enfin au camp.
Nuage de Chenille tentait de toutes ses forces de se concentrer sur sa tâche. Trier des plantes était peut-être difficile et pénible, mais elle aimait ça, comme travail. Se focaliser sur quelque chose parvenait à lui faire oublier son angoisse. Au moins, quand elle se concentrait sur la bourrache ou l'herbe à chats, elle ne pensait pas à ses visions. Elle se sentait migraineuse, ce soir. Et elle savait ce que ça annonçait. Ça commençait par une migraine, et puis tout empirait, jusqu'à ce que le monde se mette à tourner autour d'elle et qu'elle retourne à son monde étrange fait de voix et de silhouettes.
Elle ne pouvait pas dire qu'elle s'était habituée à ces visions. Au mieux, elle avait appris à faire avec.
Elle releva la tête de son travail en voyant arriver Perce-Neige et Goémon Noir. Les deux chats n'entrèrent pas exactement dans la tanière, mais restèrent devant, à se murmurer des choses qu'elle ne distinguait pas. Sans doute des mots d'amour tendres, ou une autre bêtise de ce genre...
Goémon Noir était un chat très étrange. En vérité, Nuage de Chenille ne l'aimait pas vraiment, il le mettait mal à l'aise. Depuis peu, Goémon Noir traînait beaucoup à Perce-Neige. Et celle-ci semblait folle amoureuse de lui.
Oh, à première vue, il n'y avait rien à dire, Goémon Noir était le parfait compagnon. Gentil, prévenant, attentionné, toujours le mot pour détendre... mais, pour une raison qu'elle ignorait, Nuage de Chenille trouvait qu'il y avait quelque chose... d'étrange dans sa manière de séduire Perce-Neige. De simulé, presque.
Un peu comme quand un excellent acteur vous sers des monologues d'amour en les jouant parfaitement bien, si bien qu'on y croit. Mais, même si l'acteur en question est parfaitement crédible, on ne peux pas s'empêcher de savoir que... eh bien, que c'est un acteur, et que donc, il fait semblant. Peut-être très biensemblant, mais semblant quand même.
C'était exactement la sensation que Nuage de Chenille avait en regardant Goémon Noir jouer à l'amoureux fou. Quelqu'un qui jouait la comédie, et qui s'amusait beaucoup à le faire.
C'était peut-être parce que Nuage de Chenille était, elle, incapable de jouer la comédie ou de dissimuler ses sentiments qu'elle savait si bien détecter tous ceux qui le faisaient.
Elle était si absorbée dans ses pensées qu'elle ne vit pas Nuage de Pivoine entrer dans sa tanière en gémissant, l'oreille rouge.
- Nuage de Chenille, je t'en supplie, donne-moi quelque chose pour soulager mon oreille... j'en peux plus...
Nuage de Chenille en resta bouche bée.
- D'où est-ce que tu sors ? On croyait que tu... enfin, que le Clan de la Rivière...
- Plus tard, geignit Nuage de Pivoine. Quelque chose pour mon oreille, vite !
Mais, hélas, chers amis, j'ai le regret de vous dire que les souffrances de Nuage de Pivoine n'allaient pas s'achever de sitôt. Nuage de Chenille vit Étoile de Taches entrer dans la tanière et lancer à Nuage de Pivoine :
- NUAGE DE PIVOINE ! TU ÉTAIS CENSÉ AVOIR DES LITIÈRES À NETTOYER !
- Mais, mais... je voulais simplement faire une petite pause, pour...
- IL N'Y A PAS DE PETITE PAUSE QUI TIENNE ! JE RETARDE TON BAPTÊME DE GUERRIER DE CINQ LUNES !
- Mais mon...
- SIX LUNES !
- ... oreille me fait atrocement ma...
- SEPT LUNES !
- Mais, je veux simplement une herbe qui...
- HUIT LUNES !
Étoile de Taches jura et, devinez quoi ? Saisit Nuage de Pivoine par l'oreille pour le traîner jusqu'à la tanière des anciens.
- Oh non, par pitié, pas ça... " gémit Nuage de Pivoine.
Mais, heureusement - euh, attendez, que suis-je en train de dire ? - malheureusement, Pelage Sombre entra dans la tanière et lança :
- Ah, Étoile de Taches. Tu es déjà là. Je cherchais justement notre petit fauteur de troubles. Je crois avoir trouvé un moyen de le faire définitivement rentrer dans le rang... retarder son baptême de huit lunes ne servira à rien.
- Oh, j'ai compris... DIX LUNES !
- Non plus. Je pensais à quelque chose de plus... choquant.
Tout en disant ça, Pelage Sombre regardait Nuage de Pivoine en coin, et en souriant d'un sourire mauvais. C'était si inhabituel chez Pelage Sombre, ce genre de sourire de jubilation, que Nuage de Pivoine tressaillit.
Comprenez-moi bien : Pelage Sombre n'était pas un sadique. Il ne prenait aucun plaisir à "faire son devoir" pour les chefs de la lignée d'Étoile de Feu, même quand cela incluait la terreur, le vol de chatons, la manipulation, le meurtre, et beaucoup, beaucoup d'autres choses que vous ne voulez pas savoir.
Non, vous ne voulez vraiment PAS savoir.
Bref, Pelage Sombre ne prenait aucun plaisir à faire souffrir les gens. Il était incapable de remords, de regrets ou de compassion, mais il n'avait pas cette jubilation jouissive que les vrais sadiques éprouvent à faire souffrir les autres. Il faisait ce qu'il pensait juste, sans ressentir la moindre émotion, un point c'est tout.
Pour vous le prouver, laissez-moi vous raconter quelque chose. Vous rappelez-vous de la brève anecdote passée qui a été évoquée un peu avant dans cette histoire, lors du règne d'Étoile d'Embrasement ? Pour ceux qui ont la mémoire courte, laissez-moi récapituler :
Étoile d'Embrasement avait pris en otage les deux fils du chef du Clan de l'Ombre, Petit Tigre et Petite Ronce. Et il voulut conclure un marché "honnête" avec le chef du Clan de l'Ombre : si le Clan de l'Ombre cédait au Clan du Tonnerre la moitié de ses territoires, il relâchait les deux chatons sains et saufs. Mais, si jamais il refusait, les deux chatons seraient tué. J'ai déjà évoqué la résolution de ce conflit : les territoires furent récupérés par le Clan du Tonnerre et les deux chatons tués quand même.
Et devinez qui avait personnellement insisté auprès d'Étoile d'Embrasement pour que les deux chatons soient tués sans délai ?
Notre cher ami Pelage Sombre, bien évidemment.
Cet acte n'avait rien de sadique : Pelage Sombre n'éprouvait strictement aucun désir de tuer des enfants. Non, c'était simplement pragmatique. Car, si les chatons étaient reparti vivants de leur captivité, ils n'auraient rien oublié. Ils en auraient éternellement gardé une soif de vengeance contre le Clan du Tonnerre, et auraient rêvé de faire payer très cher cet épisode de leur vie au Clan du Tonnerre une fois adultes. Et avoir deux ennemis avec une rancœur pareille vivants n'est pas une très bonne chose. C'est pourquoi Pelage Sombre trouva la solution la plus simple, la plus pragmatique : tuer les enfants. Pas de survivants, pas d'envie de vengeance.
Ce que l'humble narrateur que je suis tentait de vous dire, en m'écartant certes énormément du sujet (pardonnez ma tendance à radoter, mes amis : je suis un conteur chaotique) c'est que Pelage Sombre, jusqu'ici, n'avait manifesté aucun signe de haine contre quiconque, malgré sa froideur et son manque d'émotions.
C'est pourquoi son sourire clairement sadique lorsqu'il disait à Nuage de Pivoine qu'il avait trouvé un moyen de le faire rentrer dans le rang était terrifiant. Pour une fois dans sa vie, Pelage Sombre semblait avoir une rancœur personnelle contre quelqu'un, un réel désir de le faire souffrir, lui, Nuage de Pivoine. Il semblait avoir reporté toute sa haine contre Feu Follet sur lui.
Nuage de Chenille ne put que regarder, impuissante, Nuage de Pivoine se faire de nouveau traîner dehors, sans avoir la moindre idée de ce que Pelage Sombre avait préparé de si sinistre pour lui. Restée seule dans la tanière, elle vit arriver à peine quelques secondes plus tard son cher mentor qu'elle aimait tant à détester, Brin d'Herbe. Ce gros lard était, comme d'habitude, en train de se bâfrer de souris. Il entrait dans la tanière avec cinq souris à la bouche, ni plus ni moins.
Admirez le guérisseur du Clan du Tonnerre, chers amis, son abnégation et sa générosité, lui qui abuse de sa position de guérisseur en réclamant plus de proies pour se remplir la panse !
- Tu as fini de trier l'herbe à chat, j'espère ? " demanda brusquement Brin d'Herbe, en croquant dans une de ses souris.
Je précise pour vous, chers amis, que fidèlement retranscrite, la phrase de Brin d'herbe aurait plutôt ressemblé à ça :
- Chafinimmiamd'chrierl'herbegrmpàchatch'echpère ?
Les mots qui sortaient de sa bouche quand il mangeait étaient impossibles à comprendre pour quiconque n'y était pas habitué. Mais, étant son apprentie, Nuage de Chenille n'avait plus aucune difficulté à le comprendre, même lorsqu'il se goinfrait.
Car, non, Brin d'Herbe ne mangeait jamais. Il se goinfrait, il se bâfrait, il enfournait gloutonnement la nourriture dans sa gueule, n'épargnant pas une seule miette, rognant goulûment l'os de la souris pour ne rien perdre de son repas. La manière de manger de Brin d'Herbe pouvait être qualifiée au mieux de vorace, si on était gentil, ou tout simplement d'écoeurante, de répugnante, de dégoûtante, de gerbante, de dégueulasse et de tous les adjectifs les plus crus et sales que vous pouvez trouver.
- Non, pas encore. " marmonna Nuage de Chenille.
- Quoi ? Vraiment ? Pff...
Et Brin d'Herbe, comme d'habitude, alla tranquillement s'installer dans le fond de sa tanière pour pouvoir se goinfrer tranquillement.
- Pourquoi tu n'arrêtes pas de te goinfrer comme ça ? cracha soudainement Nuage de Chenille, les nerfs à fleur de peau à cause de Pelage Sombre. Tu n'en fiches pas une !
Brin d'Herbe ne s'en offusqua même pas. Non, il répéta, un sourire narquois sur le visage et des traces de nourriture sur les babines, sans même lever le nez de son festin :
- "Pourquoi tu n'arrêtes pas de te goinfrer comme ça ? " Pourquoi je n'arrête pas... héhé... un de ces jours, ma petite chenille, tu comprendras. Peut-être même que tu feras comme moi, qui sait...
- Je ne suis PAS ta petite chenille ! "cracha-t-elle soudainement.
Et elle donna un grand coup de patte dans le stock d'herbe à chats et se rua dehors. Elle devait savoir ce que Pelage Sombre comptait faire à Nuage de Pivoine.
Mais, en chemin, elle buta contre quelqu'un. Goémon Noir. Elle se sentit, comme d'habitude, très mal à l'aise, lorsque ses yeux se posèrent sur elle. Il n'y avait rien d'ouvertement terrifiant dans les prunelles noires de Goémon Noir, simplement une impression diffuse et angoissante de se faire duper par ce chat avant même d'avoir commencé à parler avec lui :
- Tu allais quelque part ? " demanda Goémon Noir, avec un sourire sur le visage qu'elle jugea presque narquois.
- Laisse-moi passer, s'il te plaît ! " demanda Nuage de Chenille.
Goémon Noir ne répondit pas. Il fixa simplement quelque chose. Nuage de Chenille suivit son regard. Il fixait sa mè... il fixait Étoile de Taches, qui était montée sur le promontoire sans encore appeler à l'assemblée du Clan.
- Regarde-là un peu. Tu vois Pelage Sombre et Nuage de Pivoine, en dessous du promontoire ? Pelage Sombre est en train d'expliquer à Étoile de Taches ce que lui, Pelage Sombre, a décidé. Et Étoile de Taches, elle, va appeler à l'Assemblée du Clan, et va déclarer "j'ai décidé..." en n'ayant rien décidé du tout.
Il rit. Un rire franc, joyeux, communicatif, mais qui était si dissonant par rapport à ce qu'il venait de dire qu'il sonnait comme une insulte ouverte.
- Piètre chef, hein ? " ajouta-t-il en s'éloignant, agitant les oreilles.
Et, juste avant de venir prendre place à côté des autres chats pour l'Assemblée des Clans qu'Étoile de Taches ne tarderait pas à appeler, il ajouta :
- Et piètre mère aussi.
Nuage de Chenille manqua de tituber. Elle crut avoir mal entendu, et s'en persuada en prenant place à côté des autres. Pourquoi Goémon Noir lui avait-t-il dit une chose pareille ?
Elle n'aurait pas réellement pu définir ce qu'elle ressentait envers lui, lorsqu'il entrait parfois dans la tanière ou qu'elle échangeait quelques brefs mots avec lui quand il en avait l'occasion. Elle n'aimait vraiment pas son regard, cet air de froide intelligence, cette façon qu'il avait de vous fixer, comme si il savait tout de vous, de vous sonder, de vous jauger, de vous mettre à nu du regard... mais le pire, chez lui, c'est qu'il se trompait rarement dans ce qu'il affirmait.
Et, comme d'habitude, il ne se trompait pas : Étoile de Taches commença son discours par : "j'ai décidé", elle qui n'avait rien décidé du tout.
J'ai décidé des chats qui iront à l'Assemblée ce soir.
J'ai décidé d'aller renforcer la frontière sur le marquage du Clan de l'Ombre.
J'ai décidé de doubler les patrouilles de chasse.
J'ai décidé de ci, j'ai décidé de ça.
Je ne décide de rien, je ne suis pas la chef de ce Clan, je ne l'ai jamais été.
Nuage de Chenille était réellement dégoûtée devant ce spectacle. Elle baissa la tête et se réfugia dans sa tanière du guérisseur, son petit coin rien qu'à elle. Là, au moins, personne ne venait lui ordonner quoi que ce soit. Quelque part, elle avait toujours su qu'elle serait guérisseuse, qu'elle ne serait pas comme les autres. Maintenant, savoir si elle aimait ça était une autre histoire...
Parfois, elle se souvenait de son frère Nuage de Flamme. C'était le plus gentil et le plus tendre des grands frères, dans sa mémoire. Elle n'avait pas énormément d'images de sa mort, elle se rappelait simplement qu'avant de partir pour cette bataille, il jouait devant la pouponnière avec Petite Pivoine.
Elle n'avait même pas assisté à son enterrement. Elle n'en avait pas eu la force. Elle n'avait pas non plus versé de larmes. Elle s'était simplement emmurée dans elle-même, elle avait attendu la nuit, pour que ses visions arrivent, et elle s'était complètement abandonnée dans ce monde peut-être terrifiant, mais tellement rassurant quand son frère vient de mourir et que sa mère reste de glace...
Sa foi pour le Clan était morte en même temps que Nuage de Flamme, ça, elle en était certaine. Voilà pourquoi elle comprenait si bien Nuage de Pivoine. Ils avaient vécu la même chose.
Une fois réfugiée dans sa chère tanière, elle s'attela à son passe-temps favori : trier des plantes. Elle aimait ça, comme je vous l'ai déjà dit.
Il faut croire que quand on est une apprentie guérisseuse fille de chef n'ayant jamais réellement eu d'amis ni reçu d'amour de la part de sa mère ou de son frère, prise pour une folle par son mentor et par les autres enfants, accumulant une rage et une haine destructrice contre le Clan entier, la meilleure chose à faire de sa vie est de trier des plantes.
Nuage de Feu vit sa mère descendre du promontoire. Lui, il rentrait de chasse, tout fier, avec un gros faisan dans sa gueule, la plus grosse des prises. Nuage de Fraise vint l'accueillir en sautillant :
- C'est toi qui as attrapé ça, Nuage de Feu ? T'es trooop foort !
Comme d'habitude, il fit semblant d'être très modeste ("bah, c'était facile, je crois qu'il avait une épine dans la patte !") et laissa les autres apprentis s'extasier devant sa proie.
Nuage de Feu aimait particulièrement le moment où tous les apprentis, mâles comme femelles, s'extasiaient devant le produit de sa chasse, et le complimentaient à l'infini, lui disant à quel point ils avaient de la chance d'avoir un apprenti aussi beau, aussi fort et aussi talentueux que lui comme futur chef.
Bon, pour être honnête, le fait qu'il les ait toujours menacé d'appeler sa mère si jamais ils se plaignaient de lui les aidait beaucoup à être aussi faussement aimable.
En vérité, Nuage de Feu, chez les autres enfants, était détesté, voire même haï, mais aucun ne l'aurait reconnu. Devant lui, par peur des représailles, ils étaient mielleux, ils le complimentait sans cesse... mais, une fois qu'ils étaient derrière son dos, ils ne manquaient pas d'avouer à quel point il le détestaient.
Inutile de vous le dire, mes chers amis, la plupart des menaces de Nuage de Feu envers les autres enfants n'avaient aucun fondement. Quand il menaçait de demander à sa mère les bannir ou de les faire tuer, il était évident qu'il n'avait pas ce pouvoir, et que même si il l'avait demandé à sa mère, elle lui aurait simplement ri au museau. Mais l'important, ce n'était pas que ses menaces soient possibles, c'était simplement que les autres y croient. Et ils y croyaient.
Nuage de Feu était très fier de la petite dictature qu'il menait sur tous les enfants du Clan. Depuis la pouponnière, il pouvait avoir toutes les petites femelles qu'il voulait. Il se souvenait de sa première conquête... à la pouponnière, il avait demandé à Petit Tournesol d'être son amoureuse, elle avait refusé, il lui avait ordonné d'être son amoureuse immédiatement si elle ne voulait pas qu'il dise à sa mère de la jeter en pâture aux blaireaux, et là, elle avait accepté.
Mais il se réservait toujours la plus belle femelle. Après Petit Tournesol, ça avait été au tour de Petite Brume, de Petit Buisson, jusqu'à ce qu'il se réserve la si jolie Nuage de Fraise. Il n'avait même pas eu à menacer Nuage de Fraise pour qu'elle accepte, cette fois.
Mais, malheureusement pour lui, il avait déjà remarqué que sa tactique ne marchait qu' avec les femelles de son âge.
Il le savait, il l'avait testé.
Et pas avec n'importe quelle femelle du Clan : avec Perce-Neige, la belle Perce-Neige, celle dont le pelage immaculé si pur faisait tant d'envieux... Petit Feu devait avoir à peu près quatre lunes, et il commençait déjà à se lasser de Petit Buisson. Il regardait déjà en coin la belle Perce-Neige...
Alors, pour la séduire, il s'était dit qu'il suffisait de faire ce qu'il avait déjà fait aux autres : la menacer. Menacer une femelle, c'était bien le meilleur moyen de la séduire, non ?
Il était arrivé vers Perce-Neige, tout timide, tout petit par rapport à elle, en lui demandant doucement si elle voulait bien être sa compagne.
Elle avait fondu d'attendrissement, elle avait trouvé ça "trooop mignoon", mais elle lui avait gentiment refusé, en lui disant doucement qu'il était bien mignon, mais qu'il était trop petit. Alors, il avait fait ce qui avait si bien marché avec les autres : il l'avait menacée de le dire à sa mère en disant que si elle refusait d'être sa compagne, sa mère la bannirait ou la tuerait.
Mais, bizarrement, ça n'avait pas marché. Bizarrement, elle n'avait plus trouvé ça mignon du tout, elle s'était mise à jurer qu'il était un petit garçon très mal élevé et que si il continuait encore à dire des choses pareilles, fils de chef ou pas, il s'en prendrait une.
Il n'avait pas compris pourquoi. Il n'avait fait que la menacer, ou était le problème ? Mais, honteux, il ne reparla plus jamais à personne de cet échec.
Et puis, même maintenant, il ne désespérait pas. Un de ces jours, il l'aurait, la belle Perce-Neige, peu importe qu'elle soit maintenant la compagne de Goémon Noir ou pas.
Mais, pour l'instant, notre cher Nuage de Feu ne pensait pas à Perce-Neige et n'essayait de faire qu'une chose : attirer l'attention de sa mère. Il se mit à s'agiter :- Hé, maman !Puis, il se souvint qu'apparemment, ce n'était pas une manière convenable d'appeler sa mère lorsqu'on était fils de chef (il n'avait jamais compris pourquoi) et rectifia :- Hé, mère ! Mère, regarde...dez ! J'ai attrapé un faisan ! Un très gros faisan !Pourquoi devoir la vouvoyer ou l'appeler "mère", qui sonnait solennel et faux, plutôt que de l'appeler par ce tendre nom de "maman", tout simplement ? Il n'avait jamais vraiment su.- Regardez ! Venez voir ! Mon mentor dit que je fais des progrès ! Venez voir mon faisan !Sa mère, qui discutait de quelque chose avec Pelage Sombre, ne se retourna même pas. Tout en parlant, Nuage de Feu s'agitait d'une manière qui aurait semblé ridicule :- Hé, venez voir !Toujours pas de réponse. Alors, Nuage de Feu s'agita encore plus. Il finit par grimper sur le haut de la tanière des apprentis, à agiter la queue, les oreilles et les pattes et à hurler :- MÈRE !Étoile de Taches se retourna, l'air grimaçant de celle qui est interrompue dans ses discussions importantes :- Hm ?- J'ai attrapé un faisan ! Énorme ! Venez voir !- Hm ? Ah. Oui, c'est bien, mon petit. Et elle n'ajouta pas un mot de plus en montant sur le promontoire. Le jour déclinait, il était temps d'aller à l'Assemblée. Elle nomma tous ceux qui y viendraient d'un ton solennel, sans oublier personne. Nuage de Feu, lui, restait au camp.Il descendit du haut de la tanière, maussade. Soudain, Goémon Noir s'avança vers lui :- Nuage de Feu ? Pelage Sombre t'a confié une mission.Nuage de Feu n'en revenait pas. Lui ?- C'est vrai ? Vrai de vrai ? Et je dois faire quoi ?Goémon Noir hocha la tête, ses yeux si chaleureux et si cordials plongés dans ceux de Nuage de Feu :- C'est une mission très importante, et on ne te la confierait pas si on ne connaissait pas ta finesse et ton intelligence en tant qu'apprenti.- Alors, c'est quoi ? " demanda Nuage de Feu, des étoiles dans les yeux.- Tu devras suivre Nuage de Pivoine. Mais discrètement, sans qu'il te repère. Rapporte-nous tous ses mouvements.Nuage de Feu s'empressa d'acquiescer :- Aucun problème ! Vous verrez, je serai le plus discret au monde !Quelques heures plus tard, nous retrouvons notre chère amie Nuage de Chenille, serrée entre deux guerriers de son Clan, en train d'assister à l'assemblée.Seul le Clan de l'Ombre était là, pour l'instant. La tension était palpable entre les deux Clans. Depuis des saisons, il régnait une telle méfiance, une telle haine entre ces deux Clans... le Clan de l'Ombre n'avait toujours pas pardonné au Clan du Tonnerre de lui avoir volé la moitié de ses territoires et d'avoir tué deux de ses chatons, lors du règne d'Étoile d'Embrasement.Car, oui, le Clan du Tonnerre n'avait jamais, jamais rendu ces terres au Clan de l'Ombre. Celui-ci avait pourtant tout essayé, mais rien à faire : le Clan du Tonnerre allait les garder, et pour de bon, ces fameux territoires.En regardant de plus près, Nuage de Chenille se rendit compte à quel point leurs guerriers semblaient faméliques et mal nourris. Peut-être la faute à la mauvaise saison.Sur l'arbre, Étoile du Tigre (III ème du nom, si on ne comptait pas le célèbre traître) s'impatientait :- Mais que fait donc le Clan du Vent ? Ça fait trois lunes qu'ils ne sont plus venus à une Assemblée...- Bah, de toute façon, ça ne m'étonne pas. Lança le lieutenant du Clan de l'Ombre. Tout le monde sait à quel point ils sont bizarres, dans ce Clan. Vous vous rendez compte, ils ont gardé toutes les lois archaïques du temps d'avant Étoile de Feu !- Je suis d'accord avec le Clan de l'Ombre, pour une fois, jeta un guerrier du Clan du Tonnerre dans la foule, dans leur Clan, c'est le lieutenant qui devient chef ! Quelle bizarrerie... ils devraient abandonner leurs vieilles excentricités. Pourquoi s'obstiner à refuser le progrès ? Le promontoire se transmettant de père en fils, la préservation de la pureté du sang, tout le monde sait qu'il n'y a que ça de vrai, comme système !Et, il ajouta :- Rendez-vous compte : ils laissent même des femelles devenir chef !Il y eut un éclat de rire moqueur dans la foule. Les trois autres Clans adoraient se moquer du Clan du Vent. Il devait être cinglé, ce Clan, pour permettre des choses pareilles, c'était bien connu.Nuage de Chenille eut l'impression qu'on venait de la frapper. Sur l'arbre, Étoile de Taches bouillonnait de honte. Malgré elle, les paroles de Goémon Noir lui revinrent : piètre chef.Ces mots se mirent à tourner en boucle dans sa tête, comme une déclaration de haine envers sa mère et envers la chef faible qu'elle était. Nuage de Chenille aurait tant aimé prouver au monde entier ce qu'elle valait... elle aurait tant aimé devenir comme Étoile de Bleuet... personne n'aurait même osé faire une telle blague devant Étoile de Bleuet. Elle, on la respectait. Mais devant Étoile de Taches, on ne se gênait pas, on lançait ce genre de chose comme si elle n'était pas là.De toute façon, même si elle n'était pas devenue guérisseuse, elle n'aurait jamais été chef, à moins du cas complètement improbable où tous les autres héritiers (Nuage de Feu en premier, Nuage de Pivoine en second, étant le neveu de la chef) seraient morts avant d'avoir eu des enfants. C'était la loi, un enfant mâle, même plus éloigné, primait toujours sur un enfant femelle.Enfin, le Clan de la Rivière arriva. On ne se soucia pas des autres tarés du Clan du Vent. Ce Clan mystérieux avait toujours attiré Nuage de Chenille. On y racontait encore toutes les vieilles légendes, les vieilles histoires, là-bas, les femelles devenaient chef, c'était un Clan sage et qui aimait les vieilles traditions...Mais, plutôt que de longs discours, je me contenterai de vous citer le vieux poème qu'on récitait à peu près à chaque nouvel apprenti qui s'embrouillait dans les quatre Clans et qui les confondait entre eux :Dans le Clan du Tonnerre, ils sont froids, cruels et ambitieuxSurtout, surtout, ne faites jamais le moindre marché avec eux.Dans le Clan de la Rivière, ils sont pacifiques et bienveillantsMais ne sous-estimez pourtant jamais la force de ce Clan.Dans le Clan de l'Ombre, ils sont modestes et pleins de bontéIls ont peu, mais ce peu qu'ils ont, ils sont prêts à le donner.Dans le Clan du Vent, ce sont les gardiens des traditionsLes anciennes lois chez eux sont encore en application.L'essence et les caractéristiques mêmes de chaque Clan, parfaitement réunis en quelques vers. Certes, ces portraits étaient très simplistes et caricaturaux, mais... mais pas tant que ça, finalement, comme vous aurez l'occasion de le voir.Le Clan de l'Ombre s'exprima en dernier. Étoile du Tigre était un jeune chef très peu ambitieux, discret, qui ne dérangeait jamais les autres Clans et qui restait loin de tout conflit. On pouvait l'accuser d'être trop faible et pusillanime. Et, effectivement, il l'était.- Chats du Clan du Tonnerre, dit-t-il de sa voix qu'il avait du mal à faire porter dans toute la clairière, cette voix presque encore enfantine, je vais m'adresser ici directement à vous. Je ne vais même pas chercher à vous mentir : nous sommes en pleine famine. Nos apprentis sont presque tous morts, nos anciens aussi, nous peinons à trouver la moindre nourriture... notre territoire est trop petit. Étoile du Tigre aurait pu ici faire une attaque directe et hurler ce qu'il rêvait d'hurler, à savoir : "ET IL EST TROP PETIT PARCE QUE VOUS NOUS L'AVEZ VOLÉ, BANDE DE CROTTES DE RENARDS ! ", mais, bien qu'il soit un jeune chef, il avait appris très tôt la flagornerie et la langue de bois, alors, il ajouta seulement :- Vous, le Clan du Tonnerre, avez une grande portion de territoire, dont une bonne moitié nous appartenait autrefois. S'il vous plaît, je vous en conjure, prêtez-nous (il avait délibérément choisi ce terme au lieu de "donnez-nous") ne serait-ce qu'une petite partie de votre immense territoire, le temps de la famine. Je ne chercherai même pas à entrer en conflit avec vous, ni à vous reprocher quoi que ce soit : tout ce que je vous dit, c'est que nous mourons à petit feu ! Alors, je vous en conjure, si il faut que je vous supplie, je le ferai, mais aidez-nous !Il termina sa tirade pleine d'emphase désespérée en s'inclinant avec toute l'humilité du monde devant les autres.Les deux autres chefs en restèrent interdits. Il venait de tomber à genoux devant eux, les suppliant de leur donner un terrain de chasse, sans le moindre souci de fierté ou de dignité ? La situation était réellement grave. Aucun chef, même un aussi jeune et parfois aussi naïf qu'Étoile du Tigre, ne se serait ainsi humilié devant eux pour quelque chose qui n'en valait pas la peine.Étoile de Taches, troublée, répondit :- Eh bien... nous...- ... Ne cèderons pas. Très émouvante, ta petite tirade, Étoile du Tigre. Combien de temps tu l'as répétée ? " ricana Pelage Sombre, interrompant la chef.La froideur de son ton stupéfia Nuage de Chenille. Pelage Sombre poursuivit, toujours aussi implacable, plongeant ses yeux dans ceux d'Étoile du Tigre, qui en frissonna :- Nous avions déjà eu droit à tout avec ce Clan. Les menaces, les intimidations, les déclarations de guerre... mais l'apitoiement et l'attendrissement... tu es tombé bien bas, Étoile du Tigre. Je n'ose même pas imaginer ce que dirait ton cher papa Étoile de Lynx si il te voyait faire ça...Étoile du Tigre s'empourpra, à la fois de honte et de colère impuissante, et il feula, sa voix dérapant un peu dans les aiguë :- Vous n'avez pas de coeur ! Vous êtes prêts à... à nous laisser mourir de faim, sans rien faire, et, et... (Nuage de Chenille, à ce moment-là, trouva que son espèce de rage enfantine aurait presque pu le faire paraître mignon à l'égard des femelles. Mais comme un chef de Clan est censé inspirer des réactions du type "oh, par le Clan des Étoiles, il fait si peur quand il s'énerve... mieux vaut ne pas plaisanter avec lui ! " plutôt que du type "Oh, par le Clan des Étoiles, il est si mignon quand il s'énerve... il est à croquer, ce bout de chou ! ", elle n'était pas sûre que ce soit une bonne chose.)- Et... et... et je t'interdis de faire mention de mon père ! " Lâcha enfin Étoile du Tigre.Pelage Sombre se contenta d'un ricanement.- Pour cette histoire de territoire, petit... c'est non. Non, et définitivement non. Vous n'aurez pas le Clan du Tonnerre avec ce genre de méthodes larmoyantes.Nuage de Chenille était plus indignée que jamais, et, manifestement, elle n'était pas la seule. Mais Pelage Sombre étant Pelage Sombre, personne n'intervint.Soudain, Étoile de Bleuet, la belle Étoile de Bleuet, que Nuage de Chenille admirait tant, trancha d'un ton froid :- Chats du Clan de l'Ombre, n'ayez crainte. Nous sommes prêts à vous cèder la terre qui se situe derrière la frontière nord, celle où le gibier terrestre abonde, le temps que votre famine passe et que la bonne saison arrive.Étoile du Tigre rougit (encore une chose qui risque de plaire aux femelles présentes, pensa Nuage de Chenille) et eut l'air si empli de gratitude qu'on aurait dit qu'il aurait été capable de se jeter sur Étoile de Bleuet pour lui lécher la truffe.- Merci, bégaya-t-il, merci !Pelage Sombre eut un ricanement méprisant.Pendant ce temps, près du camp du Clan du Tonnerre, Nuage de Feu suivait à la trace Nuage de Pivoine, qui s'était esquivé dans la nuit. C'était louche, tout ça... où allait-t-il donc ?Je vais remplir ma mission, pensa Nuage de Feu en pistant Nuage de Pivoine de plus en plus loin dans le territoire, je vais découvrir ce qu'il manigance, et on me félicitera, et Étoile de Taches me dira qu'elle est fière de moi...Il le suivit sans faire aucun bruit. Ce n'était pas le moment d'échouer... sa patte manqua faire craquer une racine à un moment, mais il se rattrapa au dernier moment.De toute manière, Nuage de Feu n'aimait pas Nuage de Pivoine, et ils se le rendaient bien. Nuage de Pivoine ne le flattait pas, lui, il ne le complimentait pas avec les autres, il refusait de se plier à ses ordres et ricanait devant ses menaces... et, rien que pour ça, Nuage de Feu le détestait. Et il avait hâte de déjouer ce qu'il devait sûrement comploter.Il stoppa net, manqua presque de trébucher, lorsque Nuage de Pivoine s'arrêta à son tour dans une petite clairière. Il lança, dans le vide :- Inigo, c'est moi !- Balivernes et bouillie pour les chats domestiques ! Le mot de passe ! " lança une voix venant du haut d'un arbre.- Il a été découvert, notre mot de passe, gros abruti ! Descends de là, je dois t'expliquer, c'est plus qu'urgent !Et, stupéfait, Nuage de Feu vit Nuage de Pivoine et ce solitaire se parler entre eux, se retrouver presque comme des frères. Mais il n'eut pas le temps d'espionner leur conversation. Il courut triomphalement vers le camp, là où, justement, Étoile de Taches et ses guerriers revenaient de l'Assemblée. Il hurla :- Maman, maman !Puis se reprit :- Euh, je veux dire... mère... mère, j'ai accompli ma mission ! J'ai trouvé où va Nuage de Pivoine, j'ai trouvé son ami le solitaire ! Je peux vous y mener !Et il lui sourit, s'attendant à ce qu'elle lui sourie en retour. Mais elle se contenta de grogner :- Très bien...Le seul sourire que Nuage de Feu obtint fut celui, cynique, de Pelage Sombre :- Parfait, Nuage de Feu. Tu as rempli ton rôle à la perfection. Maintenant, va te coucher, nous n'avons plus besoin de toi.Nuage de Feu, toujours avec un petit regain d'espoir, se planta devant sa mère, en souriant :- Hé, ma... mère, vous êtes fière de moi, hein ? Étoile de Taches, exaspérée, cracha :- Va-t'en ! Tu me fatigues !Nuage de Feu recula comme si elle l'avait frappée. - V-vous n'aurez qu'à suivre m-mon odeur p-pour retrouver Nuage de P-Pivoine... " bégaya-t-il, les larmes aux yeux.- Parfait ! jubila Pelage Sombre. Allons-y !Et ils plantèrent là Nuage de Feu, qui resta seul dans le camp endormi.Nuage de Feu tenta d'empêcher ses larmes de rouler sur ses joues. Il sortit du camp. Il avait besoin d'être seul. Il tenta de penser, en traversant la forêt, que cela ne l'atteignait pas, qu'il s'en fichait, de tout ça, mais ça ne faisait qu'augmenter ses larmes. Bien sûr que si, ça l'atteignait. Il voulait qu'elle la regarde, qu'elle dise à quel point elle était fière de lui... c'était quelque chose qu'on ne pouvait pas avoir en menaçant les gens, ça.
Tout en marchant, peu à peu, il composa un poème sur sa mère, qu'il récita d'une petite voix :
Un, deux, trois, elle ne m'aime pas.Quatre cinq six, elle cède à mes caprices.Sept, huit, neuf... j'ai plus de rimes.Ce poème était vraiment affligeant, alors il s'arrêta. Il se contenta de murmurer à mi-voix les deux premiers vers :Un, deux, trois, elle ne m'aime pas.Quatre cinq six, elle cède à mes caprices.Il continua à avancer tristement dans la nuit, pensant à son faisan, à sa mission réussie... tout ça pour rien.Il s'arrêta près de la frontière du Clan de l'Ombre, facilement reconnaissable à son odeur si particulière. Il poussa un soupir et continua à se réciter à lui-même, à mi-voix :
Un, deux, trois, elle ne m'aime pas
Quatre, cinq, six, elle cède à mes caprices.
Il entendit un bruit. Il se retourna doucement, trop absorbé par l'image de sa mère pour se soucier de quoi que ce soit d'autre. Et il vit Goémon Noir juste à côté de lui. Bizarrement, peut-être à cause de sa tristesse, ça ne l'étonna pas plus que ça.
- Tu me suivais ? " demanda-t-il d'une voix cassée.
- Non, pas vraiment. " répondit Goémon Noir en souriant.
Nuage de Feu aimait beaucoup Goémon Noir. C'était le genre de personne à qui on pouvait faire confiance d'instinct, lui semblait-il.
Mais, cette fois, il ne lui parla pas et resta simplement immobile, dissimulant ses larmes.
- Ta mère n'est pas la meilleure des mères, ça, ce n'est pas faux.
Nuage de Feu sursauta. Comment Goémon Noir avait-il pu deviner à quoi il pensait ? Si Nuage de Feu avait été moins naïf, il se serait douté que ce à quoi il pensait était très facile à deviner.
- Tss... murmura Nuage de Feu. Je m'en fiche.
Et, dans sa tête, il se promettait tout un tas de vagues projets puérils et de vengeances enfantines :
Je vais rentrer au camp, je vais devenir le meilleur des apprentis, ou mieux : je vais fuguer. Oui, c'est ça, je vais fuguer. Je vais fuguer, et je vais revenir après être devenu un héros. Et quand maman me verra revenir, elle regrettera très fort de ne pas m'avoir regardé, elle pourra enfin être fière de moi, mais moi, je me vengerai, je lui dirait que le preux héros que je suis n'a pas de temps à perdre avec elle et je l'abandonnerai, et elle le regrettera et ce sera bien fait pour elle d'abord...
Certaines morts sont plus agréables que d'autres. Nuage de Feu eut de la chance, beaucoup de chance.
Il fut tué au beau milieu d'une pensée interrompue. Il fut tué avant de réaliser qu'il allait mourir. Il fut tué sans se douter de rien jusqu'à l'ultime seconde.
Goémon Noir retira ses griffes de la gorge de Nuage de Feu. Il nettoya soigneusement sa patte. On aurait presque pu croire qu'il traitait avec une sorte de respect le cadavre de cet enfant mort tué à l'aube de sa vie, qui paraissait si paisible maintenant.
Goémon Noir appliqua son plan à la lettre. Il nettoya le corps, le déposa près de la frontière du Clan de l'Ombre après l'avoir enveloppé de son odeur, et partit sans avoir laissé aucune trace de son passage.
Il n'y avait plus qu'à laisser les choses suivre leur cours.
Mais pendant ce temps, me demanderiez-vous, que faisaient donc Nuage de Pivoine et Inigo ?
Ils se retrouvaient comme jamais ils ne s'étaient retrouvé, dans leur clairière favorite.
- Et tu dis qu'elle n'a pas arrêté de te tirer l'oreille ? " s'exclamait Inigo.
- C'était atroce ! " se plaignait Nuage de Pivoine.
Et Nuage de Pivoine, comme d'habitude, se confiant à lui comme il ne savait se confier à personne d'autre, lui raconta tout à propos de Pelage Sombre, d'Étoile de Bleuet et tout le reste. C'était peut-être parce qu'ils étaient tous deux si différents qu'ils étaient si profondément amis et qu'ils pouvaient tout se dire sans craindre aucun jugement.
Mais Nuage de Pivoine restait inquiet. Il trouvait qu'il y avait quelque chose de louche... les gardes du camp, qui étaient censé le surveiller plus que jamais, avaient été un peu trop faciles à duper... comme si ils l'avaient volontairement laissé sortir...
- Il faut qu'on change de lieu de rendez-vous. Dit Nuage de Pivoine. Au fait, j'ai ramené l'herbe à chat pour ta mère.
Et il déposa au sol le petit ballot d'herbe à chats qu'il portait dans sa gueule.
- Merci ! Je commençais à croire que tu ne m'en donnerais jamais ! " s'exclama Inigo.
- Au fait, si on change de rendez-vous, il faudra aussi qu'on change le mot de passe... " rappela Nuage de Pivoine.
- Dommage, je l'aimais bien, "Étoile de Taches est une folle hystérique"... tu proposes quoi en remplacement ?
- Tu en dis quoi, de "Pelage Sombre est une sombre crotte de renard ?"
- Le compliment me charme. " ricana une voix froide comme le roc derrière eux.
Ils sursautèrent.
Des chats du Clan du Tonnerre surgirent des buissons alentour et les encerclèrent. À leur tête, Pelage Sombre souriait.
Nuage de Pivoine était paralysé de terreur. Il comprenait maintenant ce que Pelage Sombre avait voulu dire par quelque chose de "choquant".
- Tuez le solitaire. " ordonna Pelage Sombre.
Cela vous étonne peut-être, mais, à la sombre époque qu'était celle où se déroulait notre récit, chers amis, comme je vous l'ai déjà dit, ordonner de tuer un solitaire était aussi commun que d'ordonner de tuer une souris, et était même parfaitement approuvé par la plupart des guerriers d'un Clan.
Nuage de Pivoine sembla réagir d'un seul coup :
- Non !
Il se jeta sur le premier chat qui lui tomba sous la patte. En l'occurence, c'était une femelle. Perce-Neige. Il lui griffa le visage si fort qu'elle s'effondra au sol, offrant une ouverture dans le cercle des félins.
- Inigo, va-t'en ! 'hurla Nuage de Pivoine.
Celui-ci ne se fit pas prier deux fois, et s'enfuit de toute la force de ses pattes. Nuage de Pivoine le suivit. Plus rapide que lui, il ne tarda pas à arriver à sa hauteur. Derrière lui, il sentait les autres chats à leur poursuite. Il courait, courait comme il n'avait jamais couru, pas même la fois où il voulait échapper à Étoile de Taches après avoir ramené un cadavre de renard mort devant son antre. Il haletait, mais ne voulait pas faiblir. Ses pattes lui faisaient souffrir le martyre.
Inigo et lui avaient commis la même erreur : dans leur panique, ils faisaient exactement le contraire de ce qu'ils auraient dû faire : ils couraient droit à la maison de Buttercup.
Celle-ci, qui mangeait paisiblement une souris, eut la surprise de sa vie en voyant débarquer ses deux "petits trésors" haletants et terrorisés, lui criant des choses incompréhensibles :
- Ils arrivent ! Ils arrivent !
- Il faut s'enfuir, vite !
- Vite !
Elle ne réagit pas assez vite. Avant qu'elle puisse réaliser la situation, les chats du Clan du Tonnerre avaient déjà rattrapé Inigo et Nuage de Pivoine et les avaient cloué au sol. Encerclée, elle se retrouva face à Pelage Sombre.
Celui-ci, en la voyant, eut un sourire narquois :
- Oh, tiens... tu me dis quelque chose, toi... c'est ton fils, le petit ?
Buttercup acquiesça, commençant à peine à comprendre.
Mais quand elle se rappela de Pelage Sombre, elle hoqueta.
- Toi ?
- Je me rappelle de ton compagnon... ricana Pelage Sombre. Il a été courageux, autant qu'une saleté de solitaire peut l'être... au moins, il vous a donné le temps de vous enfuir, à toi et au petit... c'est son portrait craché, ton enfant... mais il ne doit plus se rappeler de ça, il était trop jeune, n'est-ce pas ?
Buttercup feula.
- Toi... espèce de...
- Ne t'emballe pas, ma petite.
Pelage Sombre ne recula même pas, toujours aussi froid et calme.
- J'ai ton enfant, je le rappelle. Si tu avances d'un pas, je le tue.
Buttercup ne voulait pas montrer sa peur. Elle croisa le regard terrorisé d'Inigo et Nuage de Pivoine. Elle inspira un grand coup, et dit avec tout le courage qu'elle put réunir :
- Je t'interdis de toucher à un seul de ses poils, Pelage Sombre. Il faudra me tuer d'abord !
- Oh, si ce n'est que ça... ce sera simple.
Et il se jeta sur elle. Inigo poussa un hurlement :
- NON !
- Oh, la ferme, toi, le solitaire !
Nuage de Pivoine, pour sa part, ne pouvait pas ouvrir la bouche. Il faisait partie de ces gens que la terreur rendait muet.
Buttercup, clouée contre le sol par Pelage Sombre, lança :
- Pelage Sombre, attends !
Nuage de Pivoine, les yeux grands ouverts, laissa chaque détails de cette scène s'imprimer dans sa tête. Il n'oublierait jamais rien. Les larmes d'Inigo, la mine terrifiée mais déterminée de Buttercup, ses beaux yeux aussi dorés que son pelage qui envoyaient des éclairs, l'air de jubilation vengeresse de Pelage Sombre... tout ça se grava dans son esprit, et n'en sortit jamais.
- Je... je veux passer un marché avec toi. Promets-moi que tu le tiendras.
La voix de Buttercup tremblait à peine.
- Tue-moi si tu veux. Fais ce que tu veux de moi, mais ne tue pas mon fils.
Nuage de Pivoine n'oublierait jamais cette détermination, ce courage qu'il y avait dans ses yeux.
- Quand tu m'auras... (sa voix se brisa) tuée... (Inigo laissa échapper un sanglot, vite étouffé par un "la ferme, le solitaire ! " furieux) considères que tu as eu ta vengeance. Laisse mon fils partir. Je te le promets, il partira et il ne reviendra pas. Il quittera le territoire, tu ne le reverras jamais, je suis prête à le jurer. Il ne représentera plus aucune menace. Épargne-le, je t'en supplie.
Nuage de Pivoine fut dégoûté par ces images. Qu'une femme aussi forte, aussi digne que Buttercup, soit obligée de s'abaissa à supplier une ordure comme Pelage Sombre le révulsa.
Celui-ci sourit :
- Marché conclu, chère Buttercup. Tu as ma parole.
Vous vous rappelez du marché que Pelage Sombre avait jadis conclu avec le chef du Clan de l'Ombre en lui promettant de lui rendre ses chatons vivants si il leur cédait les territoires ?
C'est bon, vous vous en rappelez ?
Maintenant, souvenez-vous de la manière dont ce conflit avait été résolu.
Eh oui, mes chers amis : la parole de Pelage Sombre avait à peu près autant de valeur qu'un tas de crotte de renards.
Nuage de Pivoine aurait tout donné pour pouvoir fermer les yeux devant ces images. Mais il ne pouvait pas. Ses yeux restèrent, à son insu, grand ouverts, figés de terreur.
Il sentit le regard de Buttercup sur lui et Inigo.
Il n'avait jamais cru aux regards qui voulaient dire "je t'aime". Invention des histoires d'amour à l'eau de rose, pensait-il.
Mais là, les beaux yeux dorés de Buttercup leur disait clairement : "je vous aime."
Je vous aime, je vous aime, je vous aime, mes trésors.
Pelage Sombre sortit les griffes...
Je vous aime.
Inigo gémit...
Je vous aime.
Pelage Sombre leva la patte...
Je vous aime. Je vous aime. Je vous...
Le hurlement de désespoir de Nuage de Pivoine franchit ses lèvres au moment précis où Pelage Sombre abattit sa patte.
- NOOOOOOON !
Il sentit quelque chose de chaud retomber sur sa truffe... il mit quelques secondes à saisir ce que c'était.
Du sang.
Le sang de Buttercup.
Son hurlement se mêla à celui d'Inigo.
Pelage Sombre, toujours de marbre, lança d'un ton anodin, comme on se débarrasserait d'une tâche pénible :
- Tuez aussi le gamin.
Nuage de Chenille se réveilla en sursaut. Ses visions étaient de plus en plus fortes. Elle se leva, comme une somnambule, et marcha sans savoir où elle allait.
Autour d'elle, les ombres se multipliaient.
Toujours ce même chat. Nuage de Pivoine, Nuage de Feu ? Des voix indistinctes lui murmuraient quelque chose... elle marchait, marchait, courait presque, pour échapper à ces visions. Elle distinguait le monde autour d'elle comme à travers une brume.
Elle n'en pouvait plus. Peu à peu, la vision se précisa, et le chat qu'elle voyait devint plus net, plus reconnaissable.
Nuage de Feu.
Crotte de souris et bouillie pour les chats domestiques ! comme disait Nuage de Pivoine sans qu'elle sache où il avait repêché cette expression étrange.
Elle courut à en perdre haleine droit devant elle. Elle sentait que quelque chose se passait, comme la veille de la mort de Nuage de Flamme. Elle courait, courait, les ombres se rapprochant d'elle... peu à peu, elle distingua enfin les mots qu'on lui murmurait à l'oreille :
Sauve-le, sauve-le, sauve-le...
Ces mots lui tourbillonnaient dans le crâne lorsque ses visions la guidèrent jusqu'à une clairière isolée. La même où Nuage de Pivoine allait retrouver son cher Inigo.
Elle revint brusquement à la réalité. Les ombres de ses visions se dissipèrent, sauf subsistait cette voix :
Sauve-le, sauve-le...
- Marché conclu, chère Buttercup. Tu as ma parole.
Elle se figea en entendant ça. Elle s'approcha de la clairière, se cachant derrière les fourrés.
Elle vit tout. Buttercup mourir, Nuage de Pivoine et Inigo hurler...
- Tuez aussi le gamin.
À ce moment-là, une force extérieure sembla la guider, elle qui n'était absolument pas courageuse pour ce genre de situation d'habitude.
Sauve-le, sauve-le !
Elle se jeta sur Perce-Neige, qui tenait Inigo, et lui mordit la gorge. Elle qui avait peur de son ombre venait, malgré elle, d'attaquer férocement une guerrière deux fois plus forte qu'elle. Perce-Neige, prise par surprise, lâcha Inigo en hurlant de douleur.
Elle eut à peine le temps de voir Inigo s'enfuir que déjà, Fleur Noire, reprenant sans aucun mal le contrôle de la situation, la plaqua au sol, tandis que Perce-Neige s'effondrait, sévèrement blessée :
- C'est... c'est l'apprentie guérisseuse ! " hoqueta-t-elle en voyant l'identité de son agresseur.
- Quoi, la fille d'Étoile de Taches ? Mais... mais...
- RATTRAPEZ LE GAMIN ! IMMÉDIATEMENT ! " hurla Pelage Sombre.
Lui qui, d'habitude, n'avait pas besoin de hurler pour se faire respecter, hurlait à pleins poumons, presque aussi fort qu'Étoile de Taches.
Mais d'ailleurs, notre chère Étoile de Taches, qu'avait-t-elle fait durant tout ce laps de temps qu'avait duré l'exécution de Buttercup ?
Lorsqu'elle avait vu l'air terrifié des deux chatons, elle avait voulu s'interposer. Mais elle s'était ravisée. Peur de Pelage Sombre, lâcheté ? Peu importe. Elle ne souhaitait pas la mort de Buttercup, et lorsque celle-ci retomba morte sur le sol, elle se retrouva sincèrement désolée pour son chaton, mais elle ne bougea pas une griffe pour la sauver.
Était-t-elle, rien que pour ça, autant coupable que Pelage Sombre ?
À vous d'en juger.
Mais, en attendant, lorsqu'elle entendit Pelage Sombre hurler, cette fois, se sachant sur son terrain, elle hurla encore plus fort :
- STOP ! NE BOUGEZ PAS !
Les guerriers, par réflexe, s'arrêtèrent.
- LAISSEZ CE PETIT TRANQUILLE ! LAISSEZ-LE PARTIR !
Pelage Sombre cracha :
- Q-quoi ? Ai-je bien entendu ? Depuis quand TU donnes les ordres, ici ?
Mais, le temps qu'il ordonne à ses guerriers de repartir à la poursuite d'Inigo, il dut se raviser. C'était inutile. Étoile de Taches lui avait donné largement le temps de s'enfuir.
Pelage Sombre était furieux. Il n'avait jamais autant bouillonné de rage de toute sa vie.
Il se tourna vers Nuage de Pivoine et Nuage de Chenille.
C'était décidé, ces deux-là allaient payer pour Étoile de Taches, pour Inigo, et pour tout le reste.
Quelques heures plus tard, Nuage de Chenille et Nuage de Pivoine étaient enfermé dans une tanière, solidement gardés.
Aucun des deux ne parlait à l'autre.
Nuage de Pivoine n'était pas vraiment en état de parler. Il revoyait le sang de Buttercup, et son regard...
La première personne qu'ils virent arriver fut Goémon Noir. Il leur apportait deux souris, et des nouvelles. Nuage de Chenille, comme d'habitude, se sentit mal à l'aise lorsque le regard de Goémon Noir se posa sur elle.
- Vous êtes mal barrés, les gamins...
Nuage de Pivoine ne réagit pas. Son esprit était resté figé à la mort de Buttercup. Mais Nuage de Chenille, elle, leva la tête pour écouter.
Goémon Noir agita l'oreille, un de ses grands tics, quand il leur dit :
- Pelage Sombre voulait vous faire exécuter sur-le-champ. Et, sincèrement, il aurait eu de quoi le faire. Attaquer une chatte de Clan et la blesser sérieusement pour sauver un solitaire... c'est clairement un cas de trahison. Sérieusement, est-ce que vous savez dans quel état est Perce-Neige ? Elle est évanouie depuis des heures. Il y en a qui ont déjà été tués pour moins que ça. La seule raison pour laquelle il ne l'a pas déjà fait, c'est parce que vous êtes tous deux des descendants d'Étoile de Feu. Sinon, soyez sûr que si vous étiez deux pauvres apprentis anonymes, vous seriez déjà... COUIC !
Il lança ce "COUIC" en riant, avec une sorte de plaisir enfantin.
C'était fou comme le rire de Goémon Noir rappelait à Nuage de Pivoine le rire de son père. Le même genre de rire joyeux, gai, communicatif...
La seule différence, c'est que Feu Follet riait de manière appropriée, lui. Il n'éclatait pas de rire d'un seul coup, en complet décalage avec la situation actuelle.
- Il est pas idiot, le Pelage Sombre. Ajouta Goémon Noir en riant. Il sait très bien que Nuage de Pivoine est l'héritier du promontoire si Nuage de Feu venait à mourir, et que toi, Nuage de Chenille, si les deux mouraient, tu serais la seule à pouvoir perpétuer la lignée. En somme, il vous garde en vie par intérêt... un peu comme on garderait en vie des tiques qui vous seraient utiles pour vous débarrasser de vos puces... vous voyez ce que je veux dire ? Sinon, il vous aurait déjà couiqué !
- Il... il nous aurait déjà "couiqué", comme tu dis si bien, mais... mais il a Nuage de Feu sous la patte pour la perpétuer, sa foutue lignée d'Étoile de Feu ! explosa Nuage de Chenille. Il peut compter uniquement sur lui et nous tuer !
- Sauf que si il vous couique, chère petite, répondit Goémon Noir en plongeant ses yeux noirs si dérangeants dans les siens, il aura pris un énorme risque. Si jamais Nuage de Feu venait à mourir, il n'aurait plus de... reproducteur de rechange, on va dire. Mais, je vois ce que tu veux dire... il pourrait tout aussi bien se contenter de toi, ma chère petite, et décider de se débarrasser du fils de Feu Follet qu'il n'a jamais apprécié de toute façon. Mais nous parlons de Pelage Sombre, pas vrai ? Il ne mettrait jamais en danger la lignée d'Étoile de Feu, pas même pour la satisfaction irremplaçable de trancher la gorge à notre ami Nuage de Pivoine... COUIC !
Et il recommença à rire, de son rire si communicatif.
- Je... j'ai p-pas envie de me faire couiquer... " bégaya Nuage de Pivoine, réagissant enfin.
- Tu ne te feras pas couiquer, ne t'inquiète pas. Fais-moi confiance, comme je l'ai déjà dit, Pelage Sombre a plus d'intérêt à te maintenir en vie qu'à te couiquer...
- ARRÊTEZ D'UTILISER CE FOUTU MOT ! " explosa Nuage de Chenille.
- ... mais par contre, si j'étais vous, j'aurais de sérieuses raisons d'avoir peur. Poursuivit Goémon Noir.Parce que si Pelage Sombre, qui en meurt d'envie, ne peut pas vous couiquer ni vous bannir, il trouvera bien d'autres moyens de vous châtier, croyez-le. Et, comme apparemment, pour lui, tuer ton petit... substitut maternel n'a pas été suffisant comme châtiment à te faire subir, cher Nuage de Pivoine, il partira du principe que toutes les souffrances qu'il pourra vous infliger seront méritées, tant qu'il ne vous couiquera pas. Et, croyez-moi, je le sais d'expérience, j'ai été son apprenti, à ce vieux con, il a une imagination débordante dès qu'il s'agit de faire souffrir quelqu'un...
Nuage de Chenille frissonna.
- Je sens que vous auriez presque préféré qu'il vous couique, hein ? Et vous avez raison. " ricana Goémon Noir.
Et, sans autre forme de procès, il les planta là, les laissant avec les deux souris, avec leur peur, et avec leur haine.
Nuage de Pivoine ne toucha d'abord pas à sa souris. Puis, enfin, il soupira :
- Nuage de Chenille...
- Oui ?
Il se rapprocha d'elle, et, soudainement, sans prévenir, il lui lécha la truffe.
Son cœur fit un bond magistral dans sa poitrine. Elle se détourna, les joues en feu.
- Tu sais, en général, bégaya-t-elle avec le peu de sarcasme qu'il lui restait, on fait sa déclaration avantd'embrasser les gens...
Mais il avait beau avoir léché Nuage de Chenille sur la truffe (ce qui, chez nos amis les félins, est l'équivalent d'une bonne grosse galoche bien baveuse, comme chacun sait), il restait pâle, l'esprit encore fixé sur la mort de Buttercup. Son geste tenait plus d'une sorte de pulsion soudaine que d'un sincère et délicat baiser d'amour.
- On se vengera, hein ? " lança-t-il soudainement.
Nuage de Chenille acquiesça. Comme d'habitude, ils n'avaient pas besoin d'en dire plus. Ils se comprenaient, ils se soutenaient dans leur haine mutuelle contre leur Clan.
- Si on sort vivant de cette impasse... on vengera Buttercup. On se vengera d'eux. " déclara-t-elle, vibrante de sincérité.
Et, à son tour, elle lui lécha le museau.
Ce fut ce moment précis que choisit Brin d'Herbe, alias "le gros lard feignant" pour Nuage de Chenille, pour débarquer dans la tanière. En voyant ce spectacle, il resta stupéfait un instant, puis il ricana :
- J'espère que tu l'as bien savouré, ton baiser, d'une part parce que... eh ben, parce que tu sais comme moi que tu n'étais pas censée en avoir durant ta vie, et d'autre part parce que de toute façon, c'était ton dernier. Pelage Sombre vient de décider... après tout, il s'est dit qu'en cas de problèmes, tu étais suffisante pour assurer la lignée d'Étoile de Feu. Comme tu le sais, le fait que tu sois guérisseuse ne pose aucun problème dans ce genre de cas. Alors, finalement, il a préféré se débarrasser de ton beau tourtereau. Son exécution est dans deux heures, à l'aube. Savourez bien vos derniers instants.
Et, tout comme Goémon Noir, il les planta là sans autre explication.
Nuage de Pivoine sursauta.
- Ils... ils vont m-me c-couiquer ? I-il ne plaisantait pas, h-hein ?
- Premièrement, "couiquer" n'existe pas, comme mot, et deuxièmement... " elle s'interrompit, réalisant qu'elle n'avait pas de deuxièmement.
Nuage de Pivoine resta figé. Pendant quelques minutes, il ne put pas y croire, comme si tout ça était une information abstraite, qui concernait une autre personne... et puis, peu à peu, il réalisa... il allait mourir, lui. Dans quelques heures, il serait mort. Mort... mort, qu'est-ce que ça signifiait ? La mort, les ténèbres ? Le Clan des Étoiles, la Forêt Sombre ? Cette idée le terrorisait. Il ne voulait pas mourir, il voulait vivre, vivre, oui, vivre... il ne le méritait pas, il n'avait rien fait de mal, pourquoi lui, pourquoi ? Il aimait tant la vie, il avait mille et uns projets, retrouver son père, fuguer avec Nuage de Chenille, tuer Pelage Sombre... il ne pouvait pas mourir, pas lui, c'était impossible... il ne voulait pas ! Il allait devenir fou. Mort, oui, mort, lui, Nuage de Pivoine, mort... ses pensées tournaient en boucle sur ce mot terrifiant. Mort. Mort. Mort.
- Je... je ne veux pas... mourir... articula-t-il. Je voulais vivre, moi...
Nuage de Chenille ne répondit rien. Elle tentait de ne pas montrer ses larmes. Nuage de Pivoine alla s'isoler dans un coin de la tanière, son cerveau tournant toujours en boucle : mort, mort, mort... un certain Nuage de Pivoine allait être exécuté, parait-t-il. Mais ça ne pouvait pas être lui, il refusait de mourir !
Je couique
Tu couique
Nous couiquons
Pelage Sombre va me couiquer
Ces mots bizarres résonnaient à l'infini dans son crâne. Peu à peu, sa panique grandissait au fur et à mesure que le temps passait... il n'y croyait toujours pas, même si la terreur l'envahissait entièrement. Non, il était trop jeune pour mourir... ils devaient plaisanter. Mourir, lui ? Mourir...
Sa tête lui tournait. Il semblait voir sa courte vie défiler devant ses yeux. Il s'imaginait mort, son petit corps sans vie... ces pensées étaient au-delà du supportable, encore plus pour un enfant.
Il sursauta lorsque Brin d'Herbe entra une seconde fois dans la tanière :
- Ah oui, au fait, petit... tu as droit à une dernière volonté avant de mourir. Que veux-tu ?
En réalité, Brin d'Herbe était en train de dévorer une souris lorsqu'il disait ça, ce qui faisait que sa phrase ressemblait plus en réalité à :
- Mmmgnaufait'ptit...chkadroignahumdrnièrevolontémgrmphavantd'mouhmir. Que veux-tu ?
Nuage de Pivoine, livide, ne répondit rien. Nuage de Chenille se chargea de la traduction, et enfin, Nuage de Pivoine répondit en balbutiant :
- Je... je veux pas me faire exécuter. Ça marche, ça, comme dernière volonté ?
- HAHAHAHA ! Non. " répondit Brin d'Herbe, son rire gras résonnant entre les parois de la caverne.
Nuage de Pivoine chancela. Il réalisait, plus que jamais, que son cas était sans espoir.
- Étoile de Taches... gémit-t-il. Elle n'approuve pas ça, j'en suis sûr ! Pourquoi elle ne me sauve pas ? Je t'en supplie, Brin d'Herbe, je veux vivre !
Brin d'Herbe soupira d'exaspération :
- Garde tes supplications pour d'autres. J'en ai entendu, crois-moi. Je connais la chanson, je sais que tu ne voulais pas mourir, que tu es trop jeune et tout le blabla. C'est ce qu'ils disent tous. Alors... je répète. Avant qu'on t'exécute, est-ce que tu as une dernière volonté ?
Une seule ? Il en aurait eu milles. Mais son cerveau était si confus, si embrumé, si paralysé par la peur de mourir, qu'il bégaya :
- Je... je ne sais pas...
Puis, soudain, une sorte de flash de lucidité le submergea :
- Mon... mon collier... mon morceau de collier... je le veux... en mourant... je veux qu'on m'enterre avec lui... " articula-t-il péniblement.
- Quel collier ? " demanda Brin d'Herbe.
- Va dans la tanière des apprentis et déplace ma litière. En dessous, il y a un morceau de tissu. C'est mon porte-bonheur. Je veux qu'on m'enterre avec, et je veux l'avoir entre les crocs au moment de mourir. " sa voix avait un brin plus d'assurance.
Brin d'Herbe se dirigea vers la tanière des apprentis, en marmonnant toutefois "si c'était pas la coutume de respecter les dernières volontés..." d'un ton grincheux.
Resté seul dans la tanière, Nuage de Pivoine tenta de lutter pour ne pas s'évanouir.
- Je... je n'ai qu'à résister quand ils viendront m-me chercher... " bafouilla-t-il.
- Ça ne servirait à rien. Tu pourras te débattre, mais ils seront plus forts que toi.
Nuage de Chenille était comme repliée sur elle-même. Sa voix était froide, comme détachée du monde.
- Je... je pourrai peut-être tenter de m'évader d'ici, alors... " balbutia-t-il.
- Excellente idée, tiens. Va affronter les deux colosses qui gardent la caverne, je suis sûre qu'un frêle petit apprenti de sept lunes les terrassera sans aucun mal...
Nuage de Pivoine commençait à entrevoir la vérité : il n'avait aucun moyen de se sortir de là. C'était fini pour lui. Il allait mourir, et bien mourir...
Mourir, mourir...
Quelqu'un entra dans la tanière. Il gémit :
- Non, pas tout de suite ! Laissez-moi un peu de répit, je veux pas mourir tout de suite ! Cinq minutes, juste cinq minutes, je vous en supplie !
- C'est juste moi, pauvre idiot. Grommela Brin d'Herbe. Avec ton bout de tissu. Il vient d'où, ce machin, d'ailleurs ?
- Peu importe, Brin d'Herbe. Donne-le lui.
C'était Nuage de Chenille qui avait parlé, sans doute parce que Nuage de Pivoine était si pâle et si terrorisé qu'il aurait été incapable de desserrer les lèvres.
- Ça va aller, Nuage de Pivoine, y'a pas de raisons d'avoir peur, la mort, ça va vite et ce n'est pas douloureux... quoique, si ça se trouve... " la tentative de Brin d'Herbe pour le rassurer ne fit que le terroriser un peu plus.
Brin d'Herbe déposa le collier sur le sol, s'assit tranquillement, comme pour engager la conversation, et eut un sourire nostalgique :
- Ah, ça, j'en ai vu, des chats mourir, mon petit, tu peux me croire... il n'y a pas de honte à avoir peur. J'en ai vu des plus grands et des plus courageux que toi trembler à l'idée de mourir. Mais ne t'en fais pas, tout ira bien, ça fera mal sur le coup, et puis, ensuite, ce sera terminé.
Nuage de Pivoine, toujours aussi livide, ne répondit rien. Sa tête lui tournait. Autour de lui, le monde était flou. Son cerveau était comme vide. Seule la terreur le remplissait.
Soudain, quelqu'un entra dans la tanière et lança :
- C'est l'heure.
Nuage de Pivoine se figea. Il leva les yeux vers ce guerrier... et se rendit compte qu'il était incapable de se souvenir de son nom. Pourtant, il le connaissait, ce guerrier, il l'avait si souvent vu... mais quelque chose dans son cerveau bloquait. La terreur lui faisait tout oublier.
- Allez, prends ton machin et avance. " lui intima Brin d'Herbe, presque avec douceur.
Nuage de Pivoine eut à peine conscience qu'il prenait ce bout de tissu - mais pourquoi y tenait-il, déjà ? Quel était donc ce frêle carré rouge ? - et suivait le guerrier dont il ne pouvait se rappeler le nom.
Le soleil l'éblouit en sortant de la tanière. Il marcha sans rien voir autour de lui, aveuglé, comme un somnambule. Il distinguait des vagues paroles autour de lui, commes déformées. Dans la foule, il ne distinguait rien que des silhouettes confuses, les anciens, ses camarades de tanière... il ne se rappelait plus de leur noms. Ce n'était qu'une masse indistincte qui faisait, lui semblait-il, un boucan énorme, qui lui vrillait les oreilles... ou peut-être que ce bruit venait tout simplement de sa tête. Il sentit quelqu'un le prendre par la peau du cou et le plaquer contre le sol. Mais tout était si flou, si brumeux... il n'avait plus peur, non, il se sentait comme absent...
- Tu as des dernières paroles, avant de mourir ?
Cette voix lui parvint de manière si déformée à travers sa brume qu'il l'entendit à peine.
- Dites-leur d'arrêter de faire autant de bruit... " ces mots incohérents s'échappèrent de ses lèvres dans un souffle.
Et puis, soudain, tout se tut.
Le brouhaha qui résonnait dans sa tête cessa. Le temps sembla comme être suspendu. Nuage de Pivoine se sentait comme serein, détendu, en paix avec lui-même... cette sensation ne dura que quelques secondes, pendant qu'il voyait, comme au ralenti, une patte griffue qui allait s'abattre sur lui...
- NUAGE DE FEU ! IL... IL...
Ce fut comme si il se réveillait en sursaut de sa transe. Il se rendit compte qu'il était au beau milieu du camp, en plein milieu du cercle que formaient les autres chats du Clan et que le chat qui l'avait plaqué au sol et qui venait tout juste de suspendre son geste était le guerrier Plume Brune.
Il vit Nuage de Fraise, les larmes aux yeux, comme en état de choc, se précipiter vers le cercle des félins :
- La frontière... je l'ai retrouvé... le Clan de l'Ombre, ils l'ont... ils ont v-voulu se v-venger du coup de l'Assemblée, j'en suis sûr... ils ont...
Le chaos fut si indescriptible qu'on cessa complètement de faire attention à Nuage de Pivoine. Celui-ci en profita pour se mettre à courir vers la sortie du camp, mais Pelage Sombre veillait... il le prit par la peau du cou :
- Où pensais-tu aller comme ça ?
Autour d'eux, l'agitation était à son comble. Pelage Sombre, tenant toujours fermement Nuage de Pivoine, le traîna, devinez par où ? Par l'oreille, en s'approchant de Nuage de Fraise pour clarifier la situation.
- Que se passe-t-il, Nuage de Fraise ? Sois plus claire, s'il te plaît.
- Je... je... j'étais en train de chasser vers la frontière, et j'ai vu Nuage de Feu... son c-corps... il est mort.
Cette dernière précision était inutile. En général, quand on retrouve le corps de quelqu'un, c'est qu'il est mort. Mais elle était si bouleversée qu'elle ne pouvait qu'articuler :
- C'est terrible... c'est terrible... il... il est m-mort...
Pelage Sombre, tout aussi effaré que les autres, mais ne perdant pas son légendaire sang-froid, jeta tout de même un regard haineux à Nuage de Pivoine. Si Nuage de Feu était mort, il était hors de question de tuer Nuage de Pivoine, qui devenait alors l'héritier du promontoire et le futur chef du Clan du Tonnerre si Étoile de Taches n'avait pas d'autres enfants entre-temps. Et on ne pouvait pas tuer l'héritier du promontoire. Sous aucun prétexte, quelle que soit la gravité de son crime. La loi l'interdisait. La loi que lui-même, Pelage Sombre, avait proclamé, sous le règne d'Étoile de Brûlure.
Il enrageait plus que jamais. Mais, pour l'instant, il avait des préoccupations plus graves que ce petit morveux de Nuage de Pivoine.
- Tu es bien sûre que c'était le Clan de l'Ombre ? " demanda-t-il à l'autre petite tête à claques de femelle.
- Bien sûr !
- Bon... nous irons vérifier si il le faut. Mais je ne pense pas que ce soit la peine...
Il lâcha enfin la pauvre oreille de Nuage de Pivoine et monta sur le promontoire :
- Chats du Clan du Tonnerre ! Le Clan de l'Ombre a tué Nuage de Feu, notre futur chef ! C'est une déclaration de guerre ! À partir de maintenant, nous serons sans pitié avec eux !
Dans un coin du camp, accoudé contre la tanière des guerriers, Goémon Noir riait, à l'abri des regards. C'était vraiment trop drôle... il voyait déjà les deux Clans s'entre-déchirer. Décidément, c'était presque trop facile...
![](https://img.wattpad.com/cover/160968089-288-k241394.jpg)
VOUS LISEZ
Fanfic La Guerre des Clans - Balivernes et Bouillie pour les Chats Domestiques
FanfictionA la mort d'Étoile de Feu, la forêt entière fut en deuil de ce héros. Son courage, sa force... y aurait-il jamais de nouveau un chef de cette trempe ? Le Clan du Tonnerre décida alors de quelque chose. Fini, les lieutenants qui devenaient chef. Déso...