Les ennuis ne commencèrent vraiment pour Nuage de Chenille que lors des premières douleurs au ventre.
Au début, elle pensa que ce n'était rien, simplement une sorte de maladie passagère. Mais, peu à peu, elle fut prise d'un horrible doute. Ce doute la tirailla toute la journée, et elle réussit à peine à se concentrer sur le nom des plantes, confondant les arctostaphylos et les achnatherum. Enfin, vers le soir, quand il n'y avait plus personne dont s'occuper, pas de chaton qui avait de la fièvre, pas d'apprenti qui s'était mis une épine dans la patte, elle osa enfin demander timidement à Brin d'Herbe, qui grignotait dans le fond de la tanière :
- Brin d'Herbe...
- Hm ?
- Je... je crois que je...
Elle ne trouva pas la force de venir au bout de sa phrase.
- Je... je pense... que je pourrai...
- Attendre des petits ? Oui, tu en attends, dit-il d'un ton nonchalant, comme si ce n'était rien.
Elle crut que son coeur s'était arrêté de battre pendant un instant.
- Qu... qu...
- Je suis peut-être un gros lard feignant, ma petite chenille, mais les femelles enceintes, ça me connaît.
- Qu... qu... qu...
- Articule, ma petite, je ne comprends rien.
- Je... je... je...
- Tss...
Nuage de Chenille était aussi livide que si une de ses visions venait de lui apparaître. Elle ne pouvait rien articuler, les mots restaient coincés dans sa gorge. Elle finit enfin par marmonner :
- M... mais je ne veux pas...
- Voilà ce qui arrive quand on trie des plantes avec les mâles, ma petite... fit Brin d'Herbe avec un petit sourire en coin.
- LA FERME ! explosa-t-elle. LA FERME ! MAIS QU'EST-CE QUE JE VAIS FAIRE, MOI, MAINTENANT ? ET TOI, BIEN SÛR, TU T'EN FOUS, HEIN ? TU TE FICHES DE TOUT, DE TOUTE FAÇON !
Elle manqua fondre en larmes à la fin de sa phrase, mais elle parvint à se retenir. Brin d'Herbe resta silencieux pendant quelques instants, puis dit d'un ton qu'elle aurait presque pu qualifier de prévenant si elle ne le connaissait pas :
- Je te rappelle que Nuage de Pivoine est chef. Quand il aura douze lunes, il te prendra pour compagne, et tu n'auras pas d'ennuis. C'est le chef, il peut choisir absolument qui il veut. Sa parole fait force de loi. Ça s'est déjà vu par le passé, des chefs qui prennent des guérisseuses pour compagne.
- Tu ne comprends pas. Murmura Nuage de Chenille d'une voix brisée. Ce n'est pas de ça que j'ai peur...
Sans un mot de plus, elle se rua dehors, les larmes aux yeux, et décida d'entrer dans la tanière de Nuage de Pivoine. Elle le surprit en train de fixer sans rien dire son fameux bout de tissu rouge.
- Ça te prends souvent, de regarder ce truc sans rien dire ?
- AAH !
Il sursauta et se retourna.
- Tu pourrais prévenir quand tu rentres...
Il remit prestement son précieux bout de tissu rouge sous sa litière.
- Ce truc, comme tu dis, c'est mon porte-bonheur. Quand je le vois, je pense toujours à mon père.
Nuage de Chenille ne l'écoutait même plus. Son coeur tambourinait dans sa poitrine. Elle avait décidé d'une chose : elle lui annonçait, là, maintenant, tout de suite, avant de ne plus en avoir le courage.
- Il faut que je te dise...
- Quoi, ne fais pas cette tête-là, qu'est-ce que tu vas me dire ? Que tu attends des chatons et que c'est moi le père ? dit-il en ayant un rire qui lui parut presque nerveux.
- Oui. lâcha-t-elle dans un minuscule couinement.
Elle se serait attendue à tout, sauf à cette réaction. Elle se doutait qu'il allait paniquer, mais il y avait un gouffre entre paniquer et avoir une crise de fureur.
Ses yeux s'arrondirent d'une manière presque comique, et elle vit clairement apparaître la terreur dans ses yeux pendant quelques secondes. Et puis, il marmonna, baissant les yeux, le pelage hérissé :
- Sors. Je... je dois être seul.
- Mais...
- SORS, PAUVRE IDIOTE !
Autant vous le dire tout de suite, chers amis, mais Nuage de Chenille préféra s'empresser de sortir. Une fois seul, Nuage de Pivoine se rua sur sa litière et la déchiqueta à coups de griffes,plus violemment que jamais. Dans sa fureur, il faillit même déchiqueter son précieux porte-bonheur, qui fut sauvé du massacre de justesse. Et puis, une fois que sa litière fut entièrement en lambeaux, il donna un coup de pied avec rage dans la paroi de la tanière. Il se craqua pratiquement la patte sur le coup, mais il eut l'impression de ne même pas sentir la douleur.
Dehors, les gens se demandaient pourquoi ils entendaient de tels hurlements de rages.
- Tiens, Étoile de Taches est revenue d'entre les morts ! s'amusa même un quelconque plaisantin qui n'a aucun rôle de plus dans cette histoire et dont nous n'allons plus jamais reparler.
Mais Nuage de Pivoine finit bien par s'arrêter. Il fut bien obligé, quand sa patte commença à saigner de façon inquiétante. Son cerveau surchauffait, il lui semblait qu'il allait exploser. Il n'aurait jamais pensé qu'une telle nouvelle puisse le mettre dans un tel état.
Il imaginait des milliers de chatons s'agripper à sa patte, il voyait des petites bestioles à quatre pattes avec sa tête et les yeux de Nuage de Chenille venir couiner "papa, papa" juste à côté de lui... il n'en voulait pas, de ces petits. Il n'en pouvait plus, de cette vie. Il ne voulait plus de rien. Il ne voulait plus se promener dans un camp taché de sang chaque nuits, il ne voulait plus se rappeler que ces chats étaient morts par sa faute, il ne voulait pas affronter sa propre lâcheté face à Goémon Noir.
En vérité, derrière toute sa rage, il avait simplement peur. Peur comme jamais. Peur de devenir père, peur de devoir se tenir sur le promontoire et commander tout un Clan... il avait si peur de devoir s'appeler Étoile de Pivoine, tout simplement.Et seulement maintenant, il se rendait compte de quelque chose. Il avait beau avoir haï Goémon Noir, il en avait été complètement dépendant. Au fond, ne pas avoir à grandir le soulageait. Il préférait encore laisser le pouvoir à Goémon Noir plutôt que d'oser assumer ses responsabilités. Un lâche, voilà ce qu'il était... un sale lâche qui allait maintenant avoir des tas de gosses, des milliers de gosses, un lâche qui avait décimé tout un Clan, un lâche, un lâche, un lâche...
Il donna un second coup de pied contre la paroi de l'antre. Sa patte ne le remercia pas pour ça. Mais lui, il trouva ça plutôt soulageant. Il sortit de la tanière. Il avait besoin de s'aérer la tête.
De là où il était, ses rêves d'enfants lui paraissaient tellement loin. Son désir de ne pas se conformer à la norme, de partir du Clan, son amitié complètement improbable et profondément sincère avec Inigo... tout ça lui semblait si lointain. Comme si c'était arrivé à une autre personne. Il aurait voulu redevenir le petit Nuage de Pivoine d'autrefois.
Mais la vérité, c'est qu'il ne l'était plus. Que ça lui plaise ou non, il était chef, il était cet Étoile de Pivoine qui lui semblait si étranger.
Après la tempête vint l'abattement. Il resta plusieurs minutes seul, à fixer le plafond de sa tanière, complètement terrifié. Mais qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je vais faire ?
Après un temps infini, il se décida enfin à sortir de sa tanière, et, comme un somnambule, sans réfléchir à ce qu'il faisait, il se rendit dans la pouponnière.
Il huma quelques instants la bonne odeur de lait maternel, puis alla trouver Fleur Noire, sous les commentaires intrigués des chatons et des autres reines :
- C'est qui, cet apprenti ?
- C'est notre chef, mes petits. Enfin, plus ou moins...
- Quoi ? Mais il a dix lunes !
- Ça veut dire que moi, à dix lunes, j'peux devenir lieutenant si je veux ?
- Mais non, voyons... dans son cas, c'est un peu particulier...
En tentant d'ignorer leurs commentaires en baissant les yeux, Nuage de Pivoine ne put pas s'empêcher de penser :
"Plus ou moins"... je ne suis que plus ou moins leur chef...
Il trouva enfin Fleur Noire, qui s'occupait de Patte de Rocher et de Petit Lionceau.
- Fleur de Roch... euh, Fleur Noire, j'ai quelque chose à te demander...
- Nuage de Piv... oh, par le Clan des Étoiles, mais c'est du sang !
Nuage de Pivoine regarda sa patte, qui suintait encore de sang.
- Ah, oui, ça... ça, ce n'est pas grave, c'est moi... c'est juste moi, je me suis fait ça tout seul.
- Mais il faut que tu ailles chez le guérisseur, voyons !
- Pas maintenant, pas maintenant... j'ai quelque chose de vraiment important à te demander...
Il poussa un soupir.
- Comment ça fait, d'être parent ? Enfin, supposons que... que j'ai... comment on dit, déjà ? Enceinté, engrossé, peu importe... bref, qu'une femelle attends des petits et que c'est moi le père. Qu'est-ce que je fais ? Comment je me débrouille ?
Sa voix se brisait au fur et à mesure qu'il parlait.
- Ça me terrifie... je ne sais pas quoi faire, je... je m-me vois, dans quelques lunes, avec des chatons agrippés à mes pattes, et je... je... j'ai peur...
Fleur Noire hocha la tête, et finit par répondre, pesant ses mots avec soin :
- Tu sais, les femelles ont peur aussi à cette idée. C'est normal. On passe tous par là. À ce moment-là, la seule solution, c'est de s'accrocher. N'abandonne pas la mère, peu importe qui c'est. Ne fais pas de choses que tu regretteras, la peur, c'est normal.
- Pff...
Il détourna les yeux.
- Je veux des vrais conseils, pas des banalités à deux souris. De toute façon, vous ne m'avez jamais aimé, dans ce Clan.
Surprise par son soudain changement d'humeur, Fleur Noire balbutia :
- Mais non, voyons, et pour l'amour du Clan des Étoiles, va faire soigner ta patte !
- Laissez-moi tranquille avec ça !
Et il sortit sans un mot de plus. Il détestait devoir traverser le camp depuis qu'il était chef, il baissait toujours les yeux. Il lui semblait qu'ils se moquaient tous de lui, qu'ils étaient tous contre lui. Si seulement un jour il pouvait les forcer à le respecter... si seulement, un jour, on le verrait comme un grand, comme un chef...
Une voix le tira de sa rêverie.
- Oh, ta patte ! Mais qu'est-ce que tu as fait à ta patte ?
C'était Nuage de Fraise. Il grommela entre ses dents :
- Rien, et laisse-moi tranquille, d'accord ?
Il avait besoin d'être seul. Il sortit du camp et s'aventura dehors.***
La surprise d'Une-Oreille et les autres en entendant une telle proposition d'aide de la part d'un chat errant avait été palpable. Mais comment auraient-ils pu refuser cette aide ? Une quinzaine de guerriers, prêts à se battre pour eux, à la seule condition de prendre le temps de les entraîner de manière plus complète. Autant dire qu'ils avaient d'office accepté cette aide si inattendue... "à une condition" avait rajouté Inigo. "Ah oui, et laquelle ?" avait demandé Une-Oreille. Inigo avait esquivé la question : "vous verrez bien."
En temps normal, Une-Oreille n'aurait pas accepté si vite un tel marché, mais il n'était pas en position de refuser. Mais, bien sûr, ils ne pouvaient pas se permettre de se jeter dans une bataille tout de suite. Le semblant de formation au combat qu'Inigo avait donné aux chats de sa bande n'était pas suffisant pour affronter des vrais chats de Clan bien entraînés. Alors, Inigo et lui s'étaient immédiatement mis d'accord là-dessus : lui et les quatre autres guerriers du Clan du Vent allaient prendre le temps de les entraîner le temps qu'il faudrait. Une-Oreille avait été réticent à l'idée de divulguer leurs techniques de combat à des chats errants, mais, encore une fois, ils n'avaient pas eu le choix.- Une dernière chose... avait demandé Inigo juste avant de conclure l'accord.- Oui, quoi ?- Que fait-on de lui ? avait-il dit en désignant Étoile du Tigre, qui tentait de s'éclipser discrètement et qui s'était figé.- Lui ? Avait répondu Une-Oreille avec dégoût. Lui... je vais être clément. Je considère que la moindre des choses, c'est qu'il nous aide dans cette bataille. Qu'il risque au moins sa précieuse vie en l'honneur de toutes celles dont il est responsable de la perte. Aider le Clan du Vent à reconquérir ses terres serait la moindre des choses pour lui. Après, qu'il aille où bon lui semble. Mais pour l'instant, je considère qu'il a des obligations envers nous.- Je ne retournerai pas dans cette forêt, avait immédiatement protesté Étoile du Tigre, j'en ai fini avec ça ! Je veux partir et me reconstruire une autre vie ailleurs !- Tu le feras, mais après nous avoir aidé à réparer tes erreurs.Étoile du Tigre poussa un soupir.- Bon, très bien... si ça peut me donner bonne conscience... c'est toujours ça de fait.- Bien. Ah, et une dernière chose... avait ajouté Une-Oreille à Inigo. Surveillez-le bien pour voir si il ne s'échappe pas pendant la nuit.- Moi ? Mais ce ne serait pas du tout mon genre ! avait menti Étoile du Tigre. Je n'ai pas p-peur d'une bataille, moi !- Ah oui, et une toute dernière chose... la chatonne revient avec nous.- QUOI ?! Non ! la réaction de Petite Colombe comme celle d'Étoile du Tigre avait été immédiate.Petite Colombe était venue se coller contre Étoile du Tigre.- C'est mon papa, je veux rester avec lui !- Un bien indigne père, alors, avait rétorqué Une-Oreille avec un sourire méprisant, un père qui est responsable du massacre des tiens...- Je m'en fiche, de mes tiens ! avait gémi Petite Colombe. C'est mon papa et je reste avec lui !Une-Oreille avait poussé un soupir exaspéré.- Tss... bon. Très bien. Je vois qu'on ne la fera pas changer d'avis. Et encore, je trouve que son... "père" s'en tire relativement à bon compte, quand on pense à ce qu'il nous a fait.- Je n'en suis pas fier, croyez-le, avait affirmé Étoile du Tigre.- Je ne comprends toujours pas ce qui t'as poussé à accepter de les aider... " demandait Feu Follet quelques jours plus tard, alors qu'Inigo et lui regardaient les chats s'entraîner.Inigo se renfrogna.- Ça me regarde.Mais, quelques secondes plus tard, il lâcha :- Je ne sais même plus si c'est réellement par envie de vengeance envers le Clan du Tonnerre... je viens de découvrir que le seul ami que j'ai jamais eu eu en est devenu le chef... je n'y crois toujours pas. Je m'en rappelle encore, quand on jouait ensemble, il répétait si souvent qu'il détestait sa vie au Clan, qu'il voulait autre chose... il n'était pas comme tous ces autrs abrutis qui répètent à quel point ils veulent devenir lieutenants quand ils seraient grands. Et là, il se retrouve chef... comme moi. Pas parce qu'il le voulait, mais presque par hasard. Et maintenant, je vais bientôt le revoir sur un champ de bataille, tout ça pour aider un Clan que je connais à peine.Il s'interrompit un instant.- Tu sais, j'aime bien te parler, Feu Follet.- Hmm ? Tu disais quelque chose ? demanda Feu Follet, soudain tiré de sa rêverie.- C'est bien ce que je disais, sourit Inigo, toi, au moins, tu te fiches des petits secrets de tout le monde. Moins tu m'écoutes, plus j'ai envie de me confier à toi... bizarre, hein ? Il poursuivit, parlant tout seul plus qu'il parlait avec Feu Follet :- Je l'ai toujours envié, en vérité. Il me racontait des histoires de son Clan, des Anciens toujours grincheux, de la chef qui hurlait sur tout le monde... à l'entendre, c'était l'enfer. Et moi... moi, je l'enviais, dans le fond. Moi, j'en voulais aussi, des mentors, des entraînements, des jolies apprenties, tous ces trucs de Clan... ça m'attirait. J'aurai rêvé de vivre dans un Clan. Mais ça, je ne l'ai jamais dit. Et... et je me sentais horriblement coupable, parce que je savais que mon père était mort à cause des Clans... mais, en même temps, ma mère avait été assez tolérante pour accepter que je sois ami avec un chat de Clan, et même pour le traiter comme un fils. Mais, je ne sais pas... j'admirais les Clans que j'étais censé détester.- Ah, je crois que je commence à comprendre ce que tu veux... Feu Follet eut un sourire en coin. Je commence à deviner les futures conditions que tu veux imposer à Une-Oreille et aux autres. Du genre"on accepte de vous aider, mais en échange, on veut une place dans votre Clan", c'est bien ça ?Inigo le regarda avec surprise.- Tu... tu m'écoutais vraiment ? Balivernes et bouillie pour les chats domestiques ! Non, bien sûr que non, ce n'est rien de ce genre... mentit-il.- J'espère bien... je les connais, les chats de Clan, tu peux me croire. Ils n'accepteront jamais des vulgaires chats errants dans leur petit monde bien réglé. Et le Clan du Vent, au fond, je suis sûr qu'il est pareil. Il est même pire, tu penses ! Ils crient sur tous les toits qu'ils sont tolérants, mais au fond, demande leur de rejoindre leur Clan, et tu vas voir un peu leur réaction ! Ce sont juste des hypocrites. Ils sont prêts à dire qu'ils aiment les chats errants, les chats domestiques et les solitaires, mais seulement quand les solitaires en question n'écrasent pas trop leurs plates-bandes.Inigo n'avait jamais vu Feu Follet aussi sérieux et aussi grave. Mal à l'aise, il changea de sujet :- Au fait, pourquoi tu es resté, toi ? Tu aurais pu revenir chez tes maîtres.- Premièrement, parce que si j'annonce que je pars, je me fais prendre d'assaut par une armée de petits chats furieux qui réclameraient la fin de l'histoire du Royaume des Maléfiques Lapins Tueurs, et deuxièmement... disons que j'ai envie de revoir mon fils, moi aussi.- Et de le tirer de la sombre crotte de renard où il s'est mis.Feu Follet poussa un soupir :- Étoile du Tigre a parlé de Goémon Noir... c'est curieux, je me rappelle à peine de ce petit. C'était un apprenti, quand je suis parti. Pauvre gosse... le fils de Pelage Noir et Patte de Jonc. Pelage Sombre n'était pas tendre avec lui, c'est le moins qu'on puisse dire. Mais il ne se plaignait pas. Il avait presque l'air de rêver de vengeance constamment... Feu Follet se rappela soudain qu'Inigo n'avait aucune idée de qui étaient Pelage Noir et Patte de Jonc et se tut.- Au fond, finit-il par ajouter, ça ne m'étonne pas d'apprendre qu'il a mal tourné. Ce petit était comme un danger à retardement.- Tes maîtres ne vont pas s'inquiéter si tu restes trop longtemps ici ? demanda Inigo.- Bah, ils en ont vu d'autres... j'ai pris l'habitude de m'absenter parfois longtemps.Feu Follet eut un sourire en coin. Quoi qu'Inigo en disait, son désir de rejoindre un Clan sautait aux yeux. Sinon, pourquoi aurait-il organisé sa petite bande comme un Clan, pourquoi aurait-il pris le temps de leur enseigner les techniques de combats de Clan qu'il connaissait ? Feu Follet n'avait aucun doute, il comptait bien demander à Une-Oreille de rejoindre le Clan du Vent. Tu parles... ils vont refuser. Ils sont bien comme les autres Clans. Ils vont accepter son aide, et ensuite, ils vont le laisser tomber. Ils n'accepteront jamais des chats errants pour reformer leur Clan. Quoique... à moins qu'ils n'aient pas le choix. Un Clan à cinq, ce n'est pas l'idéal...Il regarda les chats qui s'activaient autour de lui. Des chatons répétaient des enchaînements dans le vide, d'autres tentaient d'attaquer Aile d'Abeille. Petite Colombe jouait avec Etoile du Tigre, et Larme de Rose soignait un des chatons errants qui s'était blessé pendant l'entraînement. Il s'approcha d'elle, et lui demanda franchement, pendant qu'elle appliquait le cataplasme sur le chaton :- Larme de Rose... je veux te demander quelque chose. Sois honnête, s'il te plaît.- Oui, qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle, un peu troublée.- Tu... tu crois que ton Clan... enfin, Une-Oreille, enfin... tu crois qu'ils seraient prêts à laisser des chats errants rentrer dans leur Clan ? Je veux dire, imaginons qu'Inigo réclame une place dans le Clan du Vent pour lui et pour toute sa bande... vous seriez prêts à accepter ?- Hein ?Larme de Rose n'aurait jamais pensé à ça.- Je... je suppose que... que oui, marmonna-t-elle, déstabilisée, enfin, moi, en tout cas, oui... après tout, nous sommes le seul Clan à respecter encore les solitaires et les chats errants.- Oui, mais il y a un gouffre entre les respecter de loin et les accepter parmi vous, tu ne crois pas ?- Je... je ne sais pas... vraiment, je ne sais pas. On... on discutera de ça plus tard, tu veux bien ? Je dois soigner Plume.- Bonjour, Plume. lança Feu Follet au chaton blanc aux yeux verts qui se faisait soigner.Le chaton secoua la tête.- Il ne parle pas ?- Les autres m'ont dit que non.- Ah, je me disais bien que c'était le seul à ne jamais poser de questions pendant les histoires... qu'est-ce qu'il a ?Larme de Rose poussa un profond soupir.- On ne sait pas trop, vu qu'il ne parle pas. Un des chatons qui habitait à côté de chez lui avant de se faire abandonner m'a dit qu'il parlait tout à fait normalement, avant. Et puis, un jour, il a changé de maîtres. On ne sait pas exactement ce que ces maîtres lui ont fait subir, mais quand on l'a revu, seul, perdu, à moitié mort, au beau milieu d'une ruelle abandonnée, il ne parlait plus. Il ne miaule jamais, il ne se plaint pas. Mais il comprends tout.Feu Follet garda le silence, un peu peiné. Plume baissa les yeux.- Quoi qu'il en soit, j'espère que le Clan des Étoiles m'enverra bientôt un signe... soupira Larme de Rose.- Je pense que ça ne tardera pas. A moins qu'ils vous aient entièrement abandonné, vous aussi.- Ne dis jamais ça ! C'est faux, j'en suis sûre !- Si tu le dis...Le soir même, ils étaient, comme d'habitudes, tous réunis en cercle, pour écouter les histoires de Feu Follet. Mais ce soir-là, l'assemblée de la bande ne se passa pas exactement comme prévu... Inigo prit immédiatement la parole :- Une-Oreille, je crois que c'est inutile de tourner autour du pot éternellement. Je dois te dire ce que je veux. Comment croyais-tu que ça allait se passer ? Qu'on allait vous aider, risquer nos vies, et puis ensuite, retourner sagement à notre vie de tous les jours, à traîner dans des ruelles puantes et à bouffer du rat d'égout ? Balivernes et bouillie pour les chats domestiques ! Non, si on doit risquer nos vies, on ne le fera pas pour rien. Nous voulons devenir des chats de Clan.Mauvais calcul, pensa immédiatement Feu Follet. Il aurait mieux fait d'y aller plus en douceur. Elle était trop agressive, sa demande. Une-Oreille réagit avec stupeur.- Vous ? Des... des chats de Clan ? Des guerriers du Clan du vent ?- Oui, exactement. Répéta Inigo d'un ton ferme. On est prêt à prendre vos noms bizarres, et tout le blabla. J'en ai déjà discuté avec eux l'autre jour...Merci d'avoir oublié de m'en parler, à moi. Pensa Feu Follet.-... et ils sont tous d'accords. Vous ne savez pas ce que c'est que de vivre dans la rue. On serait prêts à tout donner pour un collier de chat domestique ou pour une terre pleine de lapins comme la vôtre. Nous serons de fidèles guerriers, je le jure sur mon honneur ! Et le premier qui me dit que les chats errants n'ont pas d'honneur aura affaire à moi, car ce ne sont rien que des balivernes et de la bouillie pour les chats domestiques !La petite tirade d'Inigo était pleine d'emphase, mais les cinq survivants du Clan du Vent se contentèrent de se remettre de leur stupeur.- Mais... mais... vous ? balbutia Aile d'Abeille. Vous ? Enfin, regardez-vous... vous, des guerriers ?- Enfin, c'est vrai, vous êtes avant tout des... euh... - Des quoi ? cracha un des chats de la bande d'Inigo.Feu Follet décida d'intervenir. Il lança, volontairement fort :- C'est bien ce que je pensais...Tous se retournèrent vers lui. La tension étant montée de plusieurs crans, ils crachèrent :- QUOI ?- Vous, le Clan du Vent...Il les désigna d'un geste méprisant de la queue. Il découvrait son ressentiment envers les Clans intact.
- Depuis des lustres, vous vous vantez de valoir mieux que les trois autres. D'être respectueux des traditions, d'être tolérants envers les solitaires... mais ça, c'est seulement à la condition qu'ils ne vous dérangent pas trop. C'est facile de clamer être tolérant quand on ne sort jamais de sa lande. Mais en réalité, vous êtes bien comme les autres. Vous ne valez pas mieux. Vous êtes bien contents d'accepter l'aide d'Inigo et de sa bande, mais dès qu'il s'agit de les compter parmi les vôtres, là, il n'y a plus personne. Vous êtes quand même une belle bande d'hypocrites, non ?
- Je t'interdis de dire ça, espèce de...
- Laissez-le parler, intervint Larme de Rose, laissez-le !
- Oui, c'est bien ce que je disais, une belle bande d'hypocrites. Si vous étiez vraiment aussi sincères que ce que vous le prétendez tant, vous n'auriez pas hésité à accepter. Ils sont jeunes, ils sont forts, ils ne manqueront pas de loyauté... et vous, vous les méprisez encore parce qu'ils ne viennent pas d'un Clan. Il serait peut-être temps de vous remettre en question, non ? En fait, je ne sais même pas ce qui est le pire entre vous et les trois autres Clans. Eux, au moins, ils sont francs, alors que vous, c'est toujours :"Euh, nous, les chats errants, on a rien contre... mais si ils pouvaient éviter de se mélanger avec nous, ce serait quand même vachement mieux ! " Je me trompe ? Reconnaissez au moins que vous êtes hypocrites.
Son petit discours avait semblé chambouler quelques-uns des chats du Clan du Vent. Surtout Larme de Rose, qui hocha la tête, troublée.
- Je crois que tu n'as pas tout à fait tort...
- Oui, bon, c'est bien beau, ce qu'il dit, mais on ne va quand même pas... grommela Aile d'Abeille, qui avait malgré tout l'air ébranlé dans ses convictions.
- Balivernes et bouillie pour les chats domestiques... c'est soit ça, soit vous vous battez seuls. Trancha Inigo. Choisissez.
Un silence de mort tomba sur le cercle des félins. Une-Oreille finit par le rompre :
- Très bien. Vous aurez ma réponse demain. Je vous le promets.
Feu Follet fut presque certain de voir Plume le Muet lui faire un sourire. Ou peut-être avait-il seulement rêvé.
- Feu Follet, une histoire, une histoire ! réclamèrent ensuite les plus petits des chatons.
Cette nuit-là, il tournait et retournait dans sa tête les quelques images de son fils qu'il gardait. Il avait presque eu l'impression de l'avoir abandonné, le jour où il était parti. Il était terrifié à l'idée de le revoir. Il aurait dû délirer de joie, mais à la place, il avait terriblement peur. Il se sentait coupable. En se levant, il vit Étoile du Tigre qui était assis seul, plongé dans ses pensées.
- Toi non plus, tu ne dors pas ?
- Non... je n'y arrive pas.
Il eut un sourire nostalgique.
- Tu te rappelles de la première fois qu'on s'est rencontré ?
- Comment je pourrai l'oublier ? À l'époque, tu étais insupportable. Toujours à pleurnicher que tu allais appeler ton père. "Mon papa et tous mes grands frères c'est les plus forts et ils vont tous venir te taper !" singea-t-il.
Étoile du Tigre rit.
- Oui, je sais, je sais... bah, j'étais jeune... et puis, je te rappelle que j'ai gardé le secret pour Nuage de Bleuet et toi, quand j'ai su.
- En même temps, tu étais bien obligé... tu étais le seul à être au courant, d'ailleurs. Si on ne compte pas Larme de Rose et l'autre apprentie guérisseuse qui était amie avec Nuage de Bleuet. C'est quoi son nom, déjà ? Baie Rouge, c'est ça. Ah oui, et Brin d'Herbe aussi, mais ce gros lard feignant ne compte pas.
Feu Follet se rappela de la peur qu'il avait eu le jour où Brin d'Herbe, qui cueillait tranquillement de la mille-feuilles, les avait surpris, Nuage de Bleuet et lui.
- Tiens tiens tiens, avait-il dit avec un sourire narquois, mais qu'est-ce que je vois ? Le futur chef du Clan du Tonnerre avec la fille d'Étoile du Lac ?
Ils s'étaient tous les deux figés. Nuage de Feu Follet avait gémi :
- Non, Brin d'Herbe, je t'en supplie, ne dis rien ! Père va me tuer, et Étoile du Lac va me retuer quand il va savoir que j'ai touché à sa fille !
- Je devrais vous dénoncer... Brin d'Herbe avait fait mine d'hésiter. Oui, je devrais... en fait, je crois que je vais le faire. Je n'ose même pas imaginer le scandale terrible que ça provoquera...
- NON ! Non ! A-attends, ne dis rien, je t'en supplie ! Je ne sais même pas ce qui va être le pire entre mon père et Étoile du Lac !
- Hum, à la réflexion, je pourrai peut-être garder le silence... à une condition...
- Oui ! D'accord ! D'accord ! Tout ce que tu veux !
- Très bien. Alors, je veux... (Nuage de Feu Follet s'était figé, s'attendant à tout) du poisson.
- Quoi ? avait-il balbutié.
- Oui oui, tu as bien entendu. Je veux que ta charmante petite compagne me rapporte du poisson bien frais. J'ai toujours rêvé d'en goûter.
Et c'est ainsi qu'en échange d'une ou deux carpes fraîchement pêchées, le silence de Brin d'Herbe avait été acheté (je me découvre un unique talent pour les rimes improvisées, chers amis).Mais revenons au présent, là où Feu Follet soupirait.- C'est étrange... quand je pense que j'ai laissé mon fils là-bas, et maintenant, je m'apprête à le revoir...- Moi aussi, j'ai laissé mon fils là-bas, tu sais.- Tu as eu un fils ?- Petit Lionceau. Il était si adorable... mais je ne l'ai plus. Pelage Sombre l'a retenu en otage, et... (sa voix se brisa) et il m'a... oublié. Maintenant que je ne suis plus chef du Clan de l'Ombre, ils ne peuvent même plus s'en servir comme otage... je suppose que ça deviendra tout simplement un membre du Clan du Tonnerre comme un autre.Feu Follet garda le silence, puis finit par lâcher :- Je crois savoir ce que ça fait... tu as comme l'impression de l'avoir abandonné, hein ? D'avoir raté quelque chose...Etoile du Tigre changea de sujet, le regard fuyant.- Je veux juste te demander quelque chose... si je dois mourir pendant les batailles qui vont suivre... tu... tu prendras soin de Petite Colombe pour moi, hein ? Tu lui trouveras des gentils maîtres, ou autre chose...- Tu as neuf vies, pauvre abruti, sourit Feu Follet, tu n'es pas prêt de les perdre !- Qui sait ? Il suffit d'un coup suffisamment puissant... et puis, tu me connais... je suis un trouillard, mon vieux, et je le resterai toujours.- Ah, parce que tu crois que je suis mieux ?Feu Follet était à cran. Il était dans ce genre d'état d'esprit où on est prêt à déballer tout son ressentiment à la première personne qu'on croise. - Pourquoi tu crois que j'ai tellement adoré la vie de chat domestique, et que je l'adore toujours ? Quand j'étais enfant, l'idée de devenir chef un jour me terrifiait. Je n'aurai jamais fait un bon chef, et je le savais. Mon père le savait aussi, et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne m'appréciait pas beaucoup.- Le mien non plus, répondit Étoile du Tigre, qui ressentait une bizarre envie de se confier, mais au moins, le mien, il était sûr que je ne monterai jamais sur le promontoire. Et il s'est bien planté là-dessus. Ne t'inquiète pas, moi aussi, je sais ce que c'est, que d'être terrifié à l'idée de devenir chef.- Toi, au moins, tu ne t'es pas enfui. Toi, au moins, tu ne t'es pas réfugié dans une vie douillette de chat domestique. Tu es quand même devenu chef.- Parce que je n'avais pas le choix... si j'avais pu m'enfuir, je l'aurai fait. En fait, je crois que je le pouvais... je n'avais simplement pas le courage de le faire.- Tu parles... il n'y a pas besoin de courage pour fuir ses responsabilités.Un silence s'installa.- Je crois qu'on devrait aller dormir... dit Feu Follet.- Oui, tu as raison. répondit Etoile du Tigre.Mais aucun ne bougea. Ils avaient tous deux besoin de parler.- Le pire, c'est que j'ai été heureux de voir mon père mort. dit Etoile du Tigre. Quand j'ai appris qu'il était mort avec mes frères... je me suis réjoui. Je n'ai pas pu m'en empêcher. Et je ne m'en suis même pas voulu.- En matière de père, je crois qu'on a plus ou moins eu droit à la même chose, tous les deux. Le mien aussi était une belle ordure.Mais ils n'eurent pas le loisir de s'aventurer plus longtemps sur ce terrain-là. Feu Follet vit Plume le Muet les regarder de loin, sans oser s'approcher, les épiant avec ses grands yeux tristes.
- Qui c'est, celui-là ? demanda Étoile du Tigre.
- C'est Plume.
- Ce gamin me fout la trouille... il est un peu bizarre, non ?
- Il est muet.
-Ah...
En s'apercevant qu'ils parlaient de lui, Plume baissa les yeux et tourna les talons. Il y avait quelque chose de touchant chez ce petit, cet air rêveur et mélancolique qui ne le quittait jamais, la façon qu'il avait de fixer les gens avec ses grands yeux verts tristes...
- Je crois que je vais aller dormir. soupira Étoile du Tigre.
En promenant son regard sur la ruelle, Feu Follet ne tarda pas à apercevoir une silhouette avancer discrètement. C'était Inigo. Il aurait pu éviter de fourrer son museau dans ce qui ne le concernait pas, mais, peut-être parce qu'il savait qu'il ne trouverait pas le sommeil cette nuit, il décida de le suivre. Discrètement, en se remémorant ses leçons d'apprenti, il marcha dans les pas d'Inigo, en veillant à ne pas se faire repérer. Il s'aventura avec lui hors de la ruelle, près du pâté de maisons. Il n'avait pas la moindre idée de ce qu'Inigo venait faire là. Il se cacha derrière une poubelle, jubilant comme un chaton qui joue à espionner le chef, et observa.
Inigo se posta juste devant une grande maison avec un immense jardin. Il semblait presque attendre quelque chose, ou quelqu'un.
- C'est toi ? le héla une voix dans l'ombre.
- Oui, c'est moi !
Feu Follet vit une très belle chatte siamoise qu'il connaissait bien sortir de l'ombre et monter sur la clôture, ronronnant de joie.
- Inigo, c'est toi... je croyais que tu ne viendrais plus.
Inigo sourit timidement.
- C'est gentil de m'avoir attendu, Prune...
Feu Follet ne put pas retenir un sourire. Il aurait cru revoir lui et Nuage de Bleuet lorsqu'ils étaient apprentis. Mêmes sourires timides, mêmes regards passionnés... il n'y avait rien de plus mignon que les amours de cet âge-là.
Il attendit le départ d'Inigo pour enfin sortir de sa cachette et s'approcher de Prune, alors qu'elle s'apprêtait à rentrer chez elle.
- Tiens, Prune... alors comme ça, on tombe amoureuse d'un vulgaire chat des rues ? Qui l'aurait cru...
Prune sursauta et se retourna aussitôt. Les joues rouges, furieuse, elle marmonna :
- Rusty ! D'où est-ce que tu sors ? Tes maîtres commenceraient presque à s'inquiéter, je sais qu'ils ont l'habitude, mais tout de même... oh, et puis balivernes et bouillie pour les chats domestiques, ce n'est pas la question ! Tu... tu nous espionnais ? Ce... ce n'est pas ce que tu crois ! Moi, amoureuse de ce... de ce vulgaire chat bâtard crasseux et grossier ? Jamais !
Feu Follet riait sous ses moustaches. Il dit avec un petit sourire :
- Ah, je vois... donc, quand tu as léché la truffe de ce vulgaire chat bâtard crasseux et grossier, c'était pour lui signifier ton mépris, je présume ?
- Moi ? Je n'ai jamais fait ça, marmonna Prune, qui s'enfonçait de plus en plus, j-jamais !
Feu Follet ne put se retenir de rire. Prune poussa un soupir, s'avouant vaincue.
- Bon, très bien, j'avoue, je l'aime... avoua-t-elle dans un souffle. Je l'aime, mais... tu ne comprends pas...
Feu Follet se fit soudainement la réflexion que son collier bleu azur allait parfaitement bien avec la couleur de ses yeux.
- Tu ne comprends pas, comment veux-tu qu'on puisse avoir quoi que ce soit à faire ensemble ? Lui, il est courageux, il est fort, il vit dans la rue, il n'a peur de rien, il doit affronter la faim, le froid, et toutes ces choses-là... et moi... moi, je suis quoi, à part une petite chose fragile qui ne sait que me mettre bien à l'abri dans mon nid de Bipèdes douillet dès qu'il y a un peu de froid ? Ça ne sert à rien, c'est voué à l'échec... on ne va pas ensemble. On ne vit pas dans le même monde.
Feu Follet hocha gravement la tête. Il avait l'impression que son rôle pour cette nuit se réduisait essentiellement à écouter les problèmes des uns et des autres, mais ce rôle-là lui allait, après tout.
- Et tu n'as jamais envisagé de...
-... Quitter mes maîtres et de venir vivre dans la rue, à bouffer du rat d'égoût au fin fond d'une ruelle puante ? Si, figure-toi.
Ses deux jolis yeux bleus de siamois semblaient plus graves que jamais. Feu Follet vit qu'elle ne plaisantait pas.
- Mais... est-ce que j'en aurai le courage ? Je... je ne sais pas... est-ce que j'aime Inigo plus que ma gamelle de nourriture bien remplie ? Franchement... il faut que je réfléchisse.
Elle détourna les yeux.
- Laisse-moi, Rusty. Je... je dois être seule. Et réfléchir.
Feu Follet - ou Rusty, même lui n'était plus très sûr de le savoir - acquiesça de la tête pour faire signe qu'il comprenait, tourna les talons et reprit son chemin vers la ruelle d'Inigo.
Sitôt qu'il y fut parvenu, une voix furieuse lui feula dans les oreilles :
- TOI !
Il sursauta. C'était Inigo. Et, autant vous le dire, chers amis, il avait l'air furieux.
- Toi, espèce de... de... tu m'as espionné, hein ? Comment est-ce que tu as osé...
- Ça n'a pas été si difficile, tu sais. sourit-il.
- Balivernes et bouillie pour les chats domestiques ! Je... je ne sais pas ce que tu as vu, mais... mais ne va rien t'imaginer du tout ! Moi, ressentir quoi que ce soit pour elle, pour... pour cette chatte domestique précieuse et fragile qui ne sait rien faire d'autre que d'appeler ses maîtres au moindre danger ? Jamais !
Feu Follet, encore une fois, riait intérieurement.
- D'accord, alors j'ai probablement halluciné quand je vous ai vu vous lécher la truffe...
Inigo avait l'air si furieux qu'il crut qu'il allait le frapper. Mais il finit par s'avouer vaincu dans un souffle.
- Bon... bon, ça va, t'as gagné. Je l'aime. Je l'aime, cette saleté de petite chatte domestique trouillarde, ça te va ?
Il poussa un soupir.
- Tu ne comprends pas... je sais que je l'aime, mais je dois me faire une raison... ça ne nous mènera nulle part. Enfin, regarde-là, et regarde-moi ! Elle, elle est si belle, si fragile, si douce, comme un bibelot précieux à protéger... et moi, moi, qu'est-ce que je suis, à part une brute, un paria qui vit dans la rue à bouffer du rat d'égout et à me battre pour vivre ? Quelle vie j'ai à lui offrir, à part ma bonne vieille vie de crotte de renard ? Non, elle vaut mieux que moi. Elle est trop belle, trop délicate pour moi.
Feu Follet avait comme une sérieuse impression de déjà-vu. Il répondit d'un ton conciliant :
- Et tu n'as jamais pensé à...
- Me faire adopter ? Jamais de la vie ! On ne voudra pas de moi. Je ne suis pas mignon, moi. Je ne suis pas un chat de race. Je ne suis pas du genre à ronronner auprès des Bipèdes. On ne voudra pas de moi. Non, si il y en a un de nous deux qui devra rejoindre l'autre, ce sera elle, pas moi.
Il poussa un second soupir.
- J'aimerai tellement qu'elle vienne vivre avec moi... mais comment elle fera, elle qui a vécu dans le luxe, quand elle devra manger du rat d'égout et dormir sur le sol ?
- Elle est peut-être plus courageuse que ce qu'elle laisse paraître, qui sait ?
Inigo poussa un troisième soupir.
- Je ne sais pas... franchement, je ne sais pas. Je... je crois que je vais rentrer. Je vais réfléchir à tout ça.
Inigo, la tête baissée, plongé dans ses pensées, reprit le chemin vers le fond de la ruelle. Feu Follet le suivit, se rendant compte qu'il était épuisé, lui aussi.
Son sommeil fut étrangement paisible, cette nuit-là.Le lendemain, dès son réveil, Feu Follet vit que les tensions entre la bande d'Inigo et les chats du Clan du Vent étaient palpables. Lors de la première Assemblée du Matin, alors qu'ils étaient tous réunis en cercle, comme d'habitude, les plus petits des chatons coururent vers lui :
- Feu Follet, on veut la suite de l'histoire !
- Oui, on veut la suite !
- La suite, la suite !
Et, comme d'habitude, il leur raconta la suite de l'histoire de la Dictature Suprême des Lapins Tueurs, en laissant juste un peu de suspens, pour la fin. Comme d'habitude, ils s'écrièrent "la suite ! On veut la suite !" et, comme d'habitude, il répondit "vous verrez, vous verrez... mais une prochaine fois". Bref, tout se passa comme d'habitude. Mais cette fois, il était nerveux. Il savait que lors de la suite de l'assemblée, Inigo poserait enfin la question fatale, celle qui lui brûlait les lèvres... sitôt son histoire finie, Inigo, qui avait l'air à cran, lui aussi, s'avança vers Une-Oreille, et lança sans plus attendre :
- Bon, très bien. Inutile de tourner autour du pot. Avez-vous accepté notre marché, oui ou non ?
Une-Oreille hocha la tête et lâcha, presque à contre-cœur :
- Oui. C'est d'accord. Nous acceptons de faire de vous des guerriers des Clans.
Un tonnerre de cris de joie retentit parmi les chats de la bande d'Inigo.
- Vous êtes bien sérieux, j'espère ? demanda Feu Follet, méfiant. Vous ne mentez pas ? Vous êtes bien conscients de ce que ça implique ? Vous savez que les trois autres Clans vont hurler au scandale à l'idée de voir ces immondes sous-chats envahir leur forêt et mêler leur sang au leur, ou d'autres inepties dans le genre ? Vous savez qu'ils vont vous haïr encore plus qu'avant pour ça, pas vrai ?
- Que veux-tu... grommela Une-Oreille. On ne peut pas forcer les esprits à évoluer. Et puis, le Clan de la Rivière a bien accepté une femelle comme chef. Comme vraie chef, je veux dire, pas juste comme potiche pour faire joli sur le promontoire. Alors, qui sait... peut-être que les mentalités sont en train de changer.
Pendant ce temps, les plus petits des chatons chantonnaient :
- On va devenir des vrais guerriers ! On va devenir des vrais guerriers !
- J'veux choisir mon nom ! Je veux m'appeler Petit Super Guerrier !
- Non, ce sera moi, Petit Super Guerrier ! Toi, tu seras juste Petit Balourd !
La joie rayonnait chez tous les chats de la bande d'Inigo. Enfin, ils allaient quitter leur vie misérable, manger autre chose que des rats, avoir enfin une vie décente et des lapins juteux à volonté...
Soudain, un des chats de la bande, le pelage hérissé, courut vers Inigo :
- Inigo, Inigo ! On a trouvé un... une... une... une... un...
Il avait l'air d'avoir eu la surprise de sa vie. Les yeux exorbités, il lâcha :
- Une... une... une femelle. Elle dit qu'elle... qu'elle veut... nous rejoindre... une femelle, je te jure, une... une vraie ! Comme Larme de Rose, une vraie de vraie !
Le cœur d'Inigo fit un bond dans sa poitrine.
- La patrouille est en train de la ramener ici ?
- Oui, je crois...
Inigo, en tentant de cacher sa joie, s'avança à la rencontre de la patrouille. Celle-ci ne tarda pas à revenir, quatre chats entourant craintivement une belle chatte siamoise. Prune, en voyant la tête d'Inigo, lança gaiement, comme si ce n'était rien :
- Salut, mon vieux !
Inigo sourit bêtement, encore sous le choc. Il bégaya :
- Sa... salut... je... je... croyais que tu...
- Que je ne viendrai pas ? Elle sourit. J'ai toujours rêvé de goûter la viande de rat, tu vois.
Inigo eut un autre sourire niais d'amoureux et dit dans un souffle :
- Je t'aime.
Autour d'eux, tout le monde était stupéfait.
- Mais c'est qui, cette femelle, exactement ?
- Chef, tu la connaissais ?
Feu Follet se mit à rire.
- Je vous expliquerai un de ces jours...***Mais, depuis tout ce temps, il y a probablement un Clan qui n'a plus jamais été évoqué et dont le sort a forcément dû vous préoccuper un tant soit peu : le Clan de l'Ombre.Après avoir chassé leur chef, les réjouissances s'étaient tout de suite ensuivies chez eux.
- Enfin, on est débarrassés de lui... avait souri Plume d'Aigle lorsqu'Étoile du Tigre leur avait échappé, et les autres l'avaient acclamé.
Seul Pépin de Citrouille était resté renfrogné.
- J'aurai voulu le rattraper... j'aurai voulu le tuer... pour mes parents. Pourquoi il a fallu qu'il nous échappe ? avait-il craché soudainement. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'il s'en tire à bon compte après avoir fait tant de mal à ce Clan, alors que mes parents sont morts par sa faute, pourquoi...
Orage Noir l'avait interrompu :
- Moi aussi, j'aurai préféré lui faire payer ce qu'il nous a fait, et pas qu'un peu, mais... au moins, vois le bon côté des choses. Il ne reviendra plus ici, cet idiot.
- Et il a emporté avec lui cette foutue chatonne du Clan du Vent, au moins !
La rentrée au camp s'était fait sous les acclamations.
- Alors, vous l'avez tué ?
- Vous l'avez eu, hein, cette ordure ?
- Non, avait déclaré Plume d'Aigle, mais il s'est enfui, et il ne reviendra plus.
Le sentiment de joie avait été un peu mitigé dans la foule.
- Vous êtes vraiment sûrs qu'il ne reviendra plus ? avait demandé l'un des guerriers.
- Bien sûr, vous le connaissez comme moi... il n'est pas du genre à revenir réclamer le promontoire, il est trop faible pour ça.
Pendant ce temps, le lieutenant, Patte de Bouleau, lui, tentait de gérer au mieux la situation. En réalité, il était sincèrement désolé pour Étoile du Tigre, même si il approuvait la rébellion. Depuis le début du conflit, il avait tout fait pour rester neutre. Il était resté à conseiller Étoile du Tigre comme il pouvait, mais si Pépin de Citrouille ou un autre était venu tenter de le tuer pendant son sommeil ou quoi que ce soit d'autre, Patte de Bouleau aurait considéré que ça n'aurait pas été de sa faute. Après tout, même si Étoile du Tigre était son ami, il ne pouvait pas s'empêcher de mépriser le chef qu'il était. Étoile du Tigre avait beau avoir eu les meilleures intentions du monde, ça ne changeait pas grand-chose à ce qu'il avait fait, au final : il laissait son Clan en piteux état, dans un état bien plus instable qu'avant, et il était bel et bien responsable de la mort de tas de leurs camarades. Mais si Patte de Bouleau avait appris que ses poursuivants l'avaient tué, malgré tout, il se serait tout de même senti triste. Triste, mais pas responsable.
Et maintenant que le chef était enfin chassé, lui, le lieutenant, était la plus proche figure d'autorité qu'il y avait dans ce Clan. Et si il voulait empêcher que tout sombre dans l'anarchie totale, il était bien obligé d'agir. Il monta sur le promontoire.
- Écoutez, lança-t-il, tentant de faire entendre sa voix dans tous les sens du terme, laissez-moi vous demander quelque chose de tout simple... maintenant, que fait-on ?
Tous s'étaient retournés vers lui. Patte de Bouleau avait prié pour que personne ne le défie. Pas maintenant.
- Je vais être honnête, je n'aurai pas l'audace de réclamer la place de chef pour moi. Je ne m'en soucie pas. Mais surtout, évitons de sombrer dans l'anarchie... avant de se réjouir, nous devons choisir un nouveau chef, et sans conflit. Inutile de nous diviser, c'est ce que le Clan du Tonnerre cherche. Si nous nous querellons indéfiniment pour savoir lequel d'entre nous deviendra chef, cette saleté de Clan ne tardera pas à prendre avantage de notre confusion pour nous envahir ! Nous devons garder notre calme, quoi qu'il arrive !
La foule l'avait écouté jusque-là. Mais à ce moment-là, Plume d'Aigle s'était mis à ricaner :
- Tu ne veux vraiment pas réclamer la place de chef pour toi ? Je ne te crois pas...
- Après tout, tu ne t'es même pas joint à nous pour tuer l'autre abruti qui nous a servi de chef ! avait craché Pépin de Citrouille.
- Je ne vous ai peut-être pas soutenu dans votre petite révolte, avait rétorqué Patte de Bouleau, mais je ne vous ai rien empêché de faire non plus !
- Oh, mais oui, bien sûr, c'est si simple... toujours rester neutre, ne jamais trop se mouiller, avoir toujours une patte dans chaque camp... typique des lâches dans ton genre !
- Tais-toi, Pépin de Citrouille. Je vais être franc : je n'avais rien contre Étoile du Tigre, j'avais quelque chose contre le fait qu'il soit notre chef, c'est tout. Je ne voulais pas lui faire du mal ou le tuer. Après tout, je crois que vous l'accablez trop...
- Et tu vas le défendre, maintenant ? s'était indigné Pépin de Citrouille.
- Je n'ai jamais dit que j'excuse la mort de tes parents, ou de quiconque d'autre, mais... regardons les choses en face, quand il est devenu chef, ce n'était qu'un gosse sur qui nous avions placé bien trop d'attentes. Sérieusement, est-ce que ça étonne quelqu'un que ça se soit terminé comme ça ? Il n'était pas qualifié pour être chef, et le fait qu'il ait Étoile de Lynx pour père n'y change pas grand-chose !
Il avait marqué une pause, puis avait osé poursuivre son idée jusqu'au bout :
- Je crois que je comprends notre problème... si nous étions plus préoccupés à nommer les chefs selon leurs compétences que selon la pureté de leur sang ou je ne sais quoi, on aurait moins de cas comme Étoile du Tigre. Est-ce que c'était un bon chef ? Non. Définitivement pas. Mais est-ce que ce serait juste de le blâmer pour ça ? Certainement pas.
Il y avait eu des murmures d'assentiment dans la foule. Mais Pépin de Citrouille, obtus, avait marmonné dans sa moustache :
- Ça n'excuse pas la mort de...
- Je n'ai jamais dit que j'excusais ce qu'il avait fait, nom d'une crotte de souris ! s'était irrité Patte de Bouleau. J'ai juste dit qu'au lieu de remettre toute la faute sur lui, il faut maintenant nous assurer qu'une telle chose ne se reproduise plus et mettre quelqu'un de compétent sur le promontoire, quelqu'un qui aura été choisi non pas parce que c'est un illustre descendant d'un illustre guerrier, mais parce que c'est un vrai guerrier, loyal et ferme !
Il avait été soulagé en voyant que la foule avait eu l'air de se ranger à son avis.
- Tout ça, c'est bien beau, avait maugréé Plume d'Aigle, mais qui ?
- Peu importe, tant que vous ne vous entre-déchirez pas stupidement pour décider, avait tranché Patte de Bouleau, lassé de toutes ces idioties. Pour se jeter bêtement sur le chef et vouloir avoir sa peau, là, il y a du monde, mais dès qu'il s'agit de gérer les événements après ça, là, il n'y a plus personne...
- C'est bien trop de boulot, mon cher Patte de Bouleau ! avait lancé un apprenti dans la foule.
- Que le responsable de cet infâme calembour se dénonce ! avait craché Patte de Bouleau, rouge de honte.
- Je plaisantais, il n'y a pas de mal... avait dit en riant Nuage de Belette. Et puis, je l'avais sur le bout de la langue depuis un bout de temps, celle-là.
- Et une semaine de corvées d'anciens, tu l'avais sur le bout de la langue, celle-là aussi ?
- Du calme, du calme, avait ironisé Pépin de Citrouille, moi qui croyait qu'il fallait garder notre calme dans cette situation délicate...
Patte de Bouleau s'était mis à grommeler :
- Oh, et puis crotte de souris, revenons au vrai débat qui nous anime ici. Qui allons-nous élire comme chef ? J'ai bien conscience que cette question mérite réflexion. Et j'espère aussi, sincèrement, que nous n'aurons pas la stupidité de nous diviser et de nous déchirer pour ça.
Patte de Bouleau avait parcouru la foule du regard, toujours aussi nerveux. Qui pouvait bien être capable de gérer la situation ? Pépin de Citrouille, en montant cette révolte, avait cherché la vengeance bien plus que le pouvoir, et ce qui l'intéressait était moins de devenir chef que de fracasser la gueule d'Étoile du Tigre. Ce n'était rien de plus qu'un tout jeune chat à peine fait guerrier et au sang chaud qui n'avait pas réfléchi aux conséquences de ses actes. Mais maintenant, il fallait quelqu'un pour devenir réellement chef et rétablir la stabilité dans ce Clan.
- Pour l'instant, il faut nous organiser, avec ou sans chef. Je propose que ce soit moi qui me charge de continuer à gérer les patrouilles, avec l'aide de Plume d'Aigle, qui s'occupera, lui, des équipes de chasse. Occupons-nous d'abord de l'organisation du Clan. La question du chef se reposera plus tard.
Voilà, mes chers amis, dans quelle situation se trouvait le Clan de l'Ombre le même jour où les mésaventures de Nuage de Pivoine et d'Inigo vous furent contés par votre humble narrateur. Et c'était ainsi que, peu à peu, un ordre avait été trouvé. Les vétérans s'étaient répartis le travail entre eux, et, pendant quelques semaines, le Clan s'en était sorti sans aucun chef, simplement en s'organisant comme il pouvait. Mais, bientôt, la pleine lune allait venir, et l'Assemblée avec elle. À ce moment-là, ils ne pouvaient pas s'y présenter sans aucun chef. Les deux autres Clans le verraient comme un signe de faiblesse de leur part, et ne se gêneraient pas pour en profiter. Il fallait qu'ils retrouvent un vrai ordre d'ici là, un chef et un lieutenant, comme n'importe quel Clan.
Patte de Bouleau en était là de ses réflexions, en train de grignoter un moineau devant le tas de gibier, lorsqu'il vit Nuage de Belette arriver en trombe au camp, le pelage hérissé.
- Des renforts ! Ils nous faut des renforts, vite, vite !
- Que se passe-t-il ? demanda-t-il, dépassé par la situation.
- Cet abruti de Pépin de Citrouille... il a voulu provoquer la patrouille du Clan du Tonnerre... et maintenant, ils sont en train de se battre !
- Oh, crotte de souris... grommela Patte de Bouleau, son cœur battant la chamade. Les renforts arrivent !
***Revenons maintenant là où nous avons laissé Nuage de Pivoine, c'est-à-dire seul dans la forêt, plongé dans ses pensées fiévreuses, en train de marcher en long et en large.
Il n'en voulait pas, de ces chatons. Il ne voulait pas devenir père, il n'avait jamais voulu être chef, il n'avait jamais rien voulu à part rester éternellement un apprenti joyeux et irresponsable.
- Ça ne marche pas comme ça, mon vieux, dit Nuage de Flamme.
Nuage de Pivoine se retourna et vit son ami d'enfance, accoudé tranquillement contre le tronc d'un chêne, en train de le regarder avec ses yeux gris-bleu. Il soupira :
- Oui, je sais... je sais, Nuage de Flamme. Mais... mais je n'y arrive pas.
Croyez-le ou non, mais voir Nuage de Flamme juste en face de lui ne l'avait pas plus chamboulé que ça. Quand on commence à halluciner des taches de sang et des chats morts un peu partout, il y a certaines choses qui ne nous étonnent plus.
Nuage de Flamme lui sourit.
- Ton père était bien comme ça, lui aussi. Il voulait une vie sans responsabilité, sans loi, une vie paresseuse, une vie de chat domestique. Et il l'a eu, et maintenant, il est parfaitement heureux comme ça. Sauf que lui, il n'était pas chef. Une fois qu'on a des responsabilités, on n'a plus le choix, on doit les assumer. C'est ton Clan, maintenant, mon vieux. Tu dois veiller sur lui, tu n'as pas le choix. Maintenant que tu es chef, tu ne peux pas partir et tout abandonner derrière toi, c'est trop tard. Accepte de grandir.
Nuage de Pivoine poussa un profond soupir. Sa patte en sang ne lui faisait même plus mal... il ne la sentait plus. Ça devait être un bon signe.
- Je sais, Nuage de Flamme, je te l'ai déjà dit, je sais ce que j'ai à faire. Mais je ne sais pas si j'en aurai la force.
- Parfois, ce sont ceux qui ne voulaient pas le pouvoir qui s'en tirent le mieux, pas vrai ?
- Oui, et parfois, ce sont ceux qui ne le voulaient pas qui se laissent le plus facilement enivrer par lui, n'est-ce pas ? répondit en écho une voix.
Nuage de Flamme se retourna, agacé.
- Nuage de Flamme, je ne t'ai rien demandé. Je discutais avec lui, laisse-nous.
Nuage de Pivoine vit un autre chat d'environ dix lunes, avec le pelage flamboyant typique des descendants d'Étoile de Feu. Mais lui, en revanche, avait les yeux verts émeraudes. Ce chat lui sourit :
- Salut, mon gars. Moi, c'est Nuage de Flamme. Mais, histoire de ne pas me confondre avec l'autre imbécile, tu peux m'appeler juste Nuage de Flammèche.
- Enchanté, Nuage de Flammèche, répondit Nuage de Pivoine, que rien n'étonnait plus.
- Tu as déjà entendu parler de mon histoire ?
- Non, pourquoi ?
Nuage de Flamme numéro un eut un reniflement méprisant, et Nuage de Flamme numéro deux, dit Nuage de Flammèche, poussa un soupir, et son air fanfaron le quitta un bref instant.
- Tu demanderas aux anciens l'histoire de Nuage de Flamme. Ils te le diront.
- Il y a eu au moins une bonne vingtaine de descendants d'Étoile de Feu qu'on a appelé Petite Flamme puis Nuage de Flamme, comment tu veux que je me retrouve là-dedans ?
- Tss... Nuage de Flamme, le fils d'Étoile de Feu.
- Il y a eu une bonne dizaine de chefs qui se sont appelés Étoile de Feu aussi.
- Oh, et puis crotte de souris... Étoile de Feu, IV ème du nom.
Nuage de Flamme numéro deux, dit Nuage de Flammèche, s'assit tranquillement, et dit d'un ton faussement détaché :
- Ça tombe bien, je n'ai pas grand-chose à faire. Je n'ai qu'à te la raconter, mon histoire.
Nuage de Pivoine acquiesça. Il venait de découvrir qu'il allait devenir père, son Clan ne l'aimait pas, et les ennuis lui tombaient dessus à une vitesse ahurissante. Alors, autant écouter l'histoire d'une vague hallucination. Au moins, ça le distrairait.
- Il était une fois un chef qui avait trois fils. L'aîné s'appelait Nuage de Feu, le cadet s'appelait Nuage de Flamme, et le benjamin s'appelait Nuage de Braise.
- Encore un original sur les prénoms, cet Étoile de Feu.
- Que veux-tu, c'est la tradition. Nuage de Feu, Nuage de Flamme et Nuage de Braise étaient chacun les seuls survivants de leur portée respective. Nuage de Feu, l'aîné, était aussi le plus courageux et le plus avisé des trois chatons. Quant à Nuage de Braise, le benjamin, c'était un chaton un peu étrange, tourmenté et taciturne, qui avait choisi la voie des guérisseurs. Il était souvent réveillé la nuit par d'étranges visions. Enfin, ça, c'est ce qu'il affirmait. Mais son père, le chef Étoile de Feu, le prenait pour un fou et lui avait ordonné de ne jamais parler de ça à personne. Il levait souvent les yeux au ciel en demandant ce qu'il avait bien pu faire au Clan des Étoiles pour avoir un fils pareil. Mais celui dont l'histoire nous intéresse ici, c'est le fils cadet, Nuage de Flamme. Nuage de Flamme - Nuage de Flammèche pour les intimes - avait toujours vécu dans l'ombre de son frère. Depuis sa plus tendre enfance, il était jaloux de Nuage de Feu. Il ne lui avait jamais pardonné d'être l'aîné, d'être le favori de leur père, d'avoir tout pour lui. Alors, un jour qu'ils s'entraînaient tous les deux, Nuage de Flamme tua son frère à l'abri des regards et dissimula le corps dans un terrier de renard, pour qu'on croit à un prédateur. Mais son meurtre fut découvert. Son propre père l'exécuta pour avoir assassiné son fils. Fin de l'histoire.
Nuage de Flammèche marqua une pause, puis conclut :
- Plutôt morbide, hein ? C'est mon histoire.
Nuage de Pivoine acquiesça.
- Et la morale de cette histoire ?
- C'est que quand on tue, on évite d'avoir un petit frère gêneur avec un sixième sens étrange qui vient vous dénoncer, rétorqua Nuage de Flammèche.
Et il disparut.
Nuage de Flamme soupira.
- Ne fais pas attention à lui, mon vieux Nuage de Pivoine. Il regrette ce qu'il a fait, au fond... enfin, j'espère. Mais revenons à ce que je voulais te dire.
Nuage de Flamme le regarda soudain d'un air grave.
- Le Clan des Étoiles ne vous abandonnera plus, Nuage de Pivoine. Nous vous le promettons.
Et il disparut aussi soudainement qu'il était venu.Bizarrement, Nuage de Pivoine ne s'en préoccupa pas plus. Cette conversation l'avait étrangement apaisé, même si il se doutait que ce n'était sans doute qu'un produit de son imagination. Il se remit en route vers le camp, calmé par le silence de la forêt. Des flaques étaient encore sur le sol, résultat de la pluie de cette-nuit. Quand il passa devant l'une d'entre elles, il vit son reflet. Voir son visage avec sa cicatrice lui fit un choc. La cicatrice de Goémon Noir s'étendait de son oreille presque jusqu'au haut de son œil. Il donna un coup de patte dans l'eau, rendant sa patte autant mouillée qu'ensanglantée. Goémon Noir lui avait tout pris, même son si mignon petit minois. Je lui rendrai cette cicatrice au centuple et puis je le tuerai. Je le jure.Tout son apaisement avait disparu lorsqu'il rentra au camp. Sa fureur était intacte. Son sang bouillonnait dans ses veines, il mourait d'envie de frapper quelque chose, n'importe quoi... je le hais, je le hais, je le hais, je le hais.
Brusquement, il fut pris d'un doute. Sans trop savoir pourquoi, juste pour être sûr, il se rendit dans la tanière des anciens et demanda à Plume de Hanneton, qui somnolait paresseusement :
- Hé, Plume de Hanneton...
Plume de Hanneton, alias le vieux fou gâteux pour tous les apprentis du Clan, sursauta.
- Hm ?
- Voilà, en fait... juste pour m'ôter d'un doute... est-ce que tu connaîtrais, par hasard, l'histoire de Nuage de Flamme ? Nuage de Flamme, fils d'Étoile de Feu... Étoile de Feu IV ème du nom, il me semble...
- Ce Nuage de Flamme-là ? répondit immédiatement le vieux fou gâteux. Mais bien sûr ! Tu veux que je te la raconte, mon petit ? Il était une fois...
Le cœur de Nuage de Pivoine fit un bond dans sa poitrine.
- Juste dans les grandes lignes, le vi... euh, Plume de Hanneton, juste dans les grandes lignes !
- On n'abrège jamais une histoire, mon petit, jamais ! Mais, si tu insistes... Nuage de Flamme était le fils cadet d'un chef qui a assassiné son frère pour prendre sa place en tant qu'héritier du promontoire. Et il ne se serait jamais fait accuser pour ce meurtre si son jeune frère, Nuage de Braise, ne l'avait pas dénoncé. L'histoire n'a jamais su comment Nuage de Braise a fait pour être au courant de la culpabilité de son frère.
Nuage de Pivoine sortit de la tanière complètement stupéfait. Si ce n'était pas une hallucination, alors... alors, il avait réellement vu Nuage de Flamme et Nuage de Flamme, les vrais, ceux du Clan des Étoiles ? Tout était vrai, y compris les dernières paroles que lui avaient adressé Nuage de Flamme ?
Le Clan des Étoiles ne vous abandonnera plus, Nuage de Pivoine. Nous vous le promettons.
Crotte de souris... mais comment avait-il pu être stupide à ce point ? Bien sûr que tout ceci était réel... Nuage de Pivoine se serait donné des baffes. Les mots que Nuage de Flamme avait prononcé ne trompaient pas.
- Le Clan de l'Ombre ! Le Clan de l'Ombre ! beugla Nuage de Fraise en débarquant en trombe dans le camp. À la frontière ! Il y a un souci ! Vite, vite !
Les chats du camp cessèrent leurs activités pour se tourner vers elle. Nuage de Pivoine, lui, resta figé.
- Mais où est Goémon Noir ?! demanda Plume Brune, paniqué.
- Parti se balader seul dans la forêt, répondit Croc Noir, une manie chez lui, faut pas chercher à comprendre !
- Mais... qu'est-ce qu'on va faire, qu'est-ce qu'on va faire ? geignit Nuage de Fraise.
Nuage de Pivoine resta aussi figé qu'avant. Jusqu'à ce qu'il entende un raclement de gorge derrière lui.
- Hum hum.
Il se retourna. C'était Brin d'Herbe, qui lui désignait le promontoire de la queue avec un petit sourire qu'il aurait presque pu qualifier d'encourageant si il ne connaissait pas ce gros lard égoïste.
- Tu es le chef. Le lieutenant est absent. Ton Clan a un souci. Alors occupe-t'en, chef.
Nuage de Pivoine regarda fixement le promontoire, comme on dévisageait une chose incongrue.
- Moi ?
- Oui, toi, sale gosse. Toi, Étoile de Pivoine.
Il monta sur le promontoire, un peu tremblant. À ce moment-là, il eut peur que sa voix ne porte pas assez fort.
- Chats du Clan du Tonnerre !
Tous se retournèrent vers lui. Il les voyait petits, vu d'ici... si petits... insignifiants. Prenant de l'assurance, il poursuivit en tentant de se remémorer ce que Goémon Noir aurait fait à sa place :
- Nuage de Fraise, combien sont les assaillants, exactement ? L'attaque est-elle sérieuse ?Nuage de Fraise le dévisagea un instant avec stupeur, comme si il était la dernière personne au monde qu'elle s'attendait à voir là-dessus. Et puis, elle reprit son souffle.- Pas.. pas énormément. Quatre ou cinq, pas plus. C'est juste une patrouille isolée qui s'est querellée avec nous. Et... et ta patte est toujours...- Très bien, l'interrompit-il, alors... Il tenta d'estimer rapidement la situation.- Plume Brune, Aile de Brume, Nuage de Fraise et moi irons en renfort !Rien ne l'obligeait à se mettre lui-même dans le compte, mais il le fit quand même. Il voulait se battre. Il voulait faire exploser sur quelque chose la haine qui lui tordait le ventre. Il s'élança à la suite des autres, guidé par Nuage de Fraise. Il se retrouva à courir plus vite qu'eux. En arrivant sur le lieu de la bataille, il se rua sur le premier chat qu'il croisa. Ce fut cet apprenti-qui-n'en-était-sans-doute-plus-un noir qu'il avait déjà vu, celui dont Goémon Noir avait brisé la patte. Il sauta sur son dos et lui laboura l'échine. Le chat, plus agile que ce qu'il paraissait, se secoua jusqu'a le faire basculer sur le sol. Nuage de Pivoine réussit in extremis à atterrir sur ses pattes. En voyant son visage, l'apprenti-qui-n'en-était-sans-doute-plus-un cracha :- Toi... tu es le chef du Clan du Tonnerre, pas vrai ?Il répondit, les griffes sorties, guidé par la rage :- Oui, je suis le chef du Clan du Tonnerre ! Et après, Patte Folle ?Lui qui se croyait doux et un peu trouillard sur les bords se découvrait vibrant de rage et prêt à exploser.- Tu vas payer pour ce que ton Clan nous a fait ! feula l'apprenti-qui-n'en-était-sans-doute-plus-un, qui n'était ni plus ni moins que Pépin de Citrouille.Et il lui bondit dessus. Mais Etoile de Pivoine, qui avait toujours été léger et agile, l'esquiva sans aucun mal et lui griffa le flanc. Pépin de Citrouille riposta en le griffant à l'endroit précis de sa cicatrice. Mais cette blessure, loin de stopper sa rage, ne fit que la raviver, comme si la douleur à cette cicatrice n'avait fait que lui ramener le souvenir de Goémon Noir. Avec une violence dont il ne se serait jamais cru capable, il se jeta sur Pépin de Citrouille, le plaqua au sol et le mordit à la tête de toutes ses forces. Il sentit quelque chose sur ses crocs, et comprit que c'était du sang. Il sentit aussi Pépin de Citrouille le griffer avec ses pattes arrières, mais sa rage fut bien plus forte que la douleur. Il se mit à frapper, frapper, encore et encore, distinguant à peine ce qu'il faisait, laissant ses pattes griffer à sa place. Il n'y avait plus aucune méthode dans sa façon de se battre, il n'accomplissait aucun enchaînement bien défini, ce n'étaient plus que des coups d'une violence inouïe sur un chat à terre. Sa rage contre Goémon Noir, contre la terre entière, explosait sur Pépin de Citrouille. Au moins trois fois, il entendit un craquement sourd en réponse à ses coups, comme si il venait de briser un os ou quelque chose d'autre chez son adversaire, ou peut-être même un des os de sa propre patte, mais il ne s'en préoccupa pas. Il ne distinguait plus rien autour de lui, emporté par le torrent de sa propre haine. Il entendait à peine les hurlements de douleur de Pépin de Citrouille. Quand soudain, il sentit quelqu'un l'agripper par l'épaule.- Stop, stop ! Il a eu son compte. Tu peux t'arrêter.Il repoussa furieusement ce chat et recommença ses coups. - Arrête ça, entendit-il de manière floue et imprécise. Arrête. Tu l'as eu, c'est bon, arrête.Il ne s'arrêta pas. Le monstre qui venait d'exploser en lui réclamait encore sa dose de carnage.- Mais enfin, tu veux le buter ou quoi ?! LÂCHE-LE, BON SANG ! hurla une voix.Il se retrouva, malgré lui, entraîné par trois autres guerriers, plaqué contre le sol et calmé de force. Il distingua l'état dans lequel il avait mis son adversaire, et chers amis, par pudeur, mais aussi parce que je n'ai aucune envie de décrire en détails un corps griffé et ensanglanté, je me contenterai de vous dire qu'il n'était pas beau à voir, ce qui reste tout de même un sérieux euphémisme.- C'est... c'est moi qui lui ai fait ça ? demanda-t-il, abasourdi.- A ton avis, par le Clan des Étoiles ? Bien sûr que c'est toi !On le lâcha enfin. Et, pour la première fois, il réalisa à quel point il avait mal à la patte. Il regarda autour de lui. La bataille avait été gagnée, le Clan de l'Ombre s'était replié. Il vit que Nuage de Fraise était couchée sur le sol, blessée au flanc.- Elle attendait des petits, lui lança Plume Brune d'un ton réprobateur, tu le savais, ça ?- Quoi ? Mais bien sûr que non, je ne le savais pas ! Je ne l'aurai jamais appelé pour cette bataille, sinon !Lors du retour au camp, il constata quelque chose. Tout le monde le traitait avec bien plus... il n'osait pas dire de crainte, mais de respect. Il réalisa que c'était en grande partie à cause du sang qu'il avait sur les pattes et de son carnage. Et ça ne le dérangea pas. Au contraire, il se sentait comme grisé. On le traitait avec déférence, on ne le voyait plus comme un gamin, leur regard sur lui avait changé. La violence, pensa-t-il sans savoir qu'Étoile du Tigre était arrivé à une conclusion très similaire, ils ne respectent que la violence. Pour eux, la douceur, la compassion, c'est de la faiblesse. Je commence à comprendre... il faut que je me salisse les pattes pour qu'ils baissent les yeux devant moi ? Il faut que je paraisse fort ? Je le paraîtrai. Et si je ne le suis pas, je me débrouillerai pour qu'ils ne s'en rendent jamais compte.Leur retour au camp fut triomphal.- Alors, vous les avez eu, ces sales chats du Clan de l'Ombre ?- Bien sûr ! Pour qui vous nous prenez ?Nuage de Fraise fut vite transportée chez le guérisseur. Il s'y rendit lui aussi. En le voyant, Nuage de Chenille, oubliant brièvement leur choc de ce matin, se précipita vers lui.- Ta patte... oh, crotte de souris, ta patte !Il baissa les yeux sur la patte en question. Elle était réellement dans un état atroce.- Ta... ta patte... je crois que tu as plusieurs os de cassés. Et elle saigne. Mais qu'est-ce qui t'as pris ?Il ne répondit rien et la laissa s'affairer avec les toiles d'araignées et le cataplasme. Il finit par dire, pour combler le silence :- Tu savais, toi, que Nuage de Fraise était enceinte ?- Oui, elle me l'avait dit.- Elle semblait toujours te narguer, je ne comprends pas pourquoi...- Moi non plus, rétorqua Nuage de Chenille, parfaitement sincère.- Elle va bientôt avoir douze lunes, il me semble, son baptême de guerrier ne devrait pas tarder. Et qui est le père ?- Goémon Noir.Une lueur de fureur s'alluma dans les yeux d'Étoile de Pivoine, la même que Nuage de Chenille avait vu le matin lorsqu'elle lui avait annoncé la nouvelle.- C'est... c'est pour ça qu'elle... qu'elle était jalouse de toi... tu... tu...La colère le faisait bégayer. Il craqua :- Je le savais, que toi aussi, tu étais contre moi ! Je le savais, que tu t'occupais plus de Goémon Noir, tu... tu...- Ne dis pas de bêtises ! cracha-t-elle. Bien sûr que non !Il sembla se calmer et poussa un soupir, et finit un instant par plus ressembler à un gamin terrifié qu'à un chat assez instable pour lui sauter dessus au moindre mot de travers.- Nuage de Chenille, en vérité, je... j'ai juste peur... je suis désolé. J'ai simplement peur. Je... je ne sais pas ce qu'on va faire, pour ces chatons, je ne sais pas...- On va devenir parents. On va bien être obligés. Moi aussi, ça me terrifie, que veux-tu... mais on ne peut pas revenir en arrière.Ils partagèrent un moment de silence, un peu gâché, je vous l'accorde, par les hurlements de douleur de Nuage de Fraise derrière eux.- De toute façon, finit-il par lâcher, tu n'auras pas de problèmes. Je suis le chef, je prends qui je veux comme compagne, c'est la loi. Si j'ai envie de prendre une guérisseuse, je prends une guérisseuse, un point c'est tout. Ça s'est déjà vu par le passé, il paraît.- Je sais, je sais... je l'ai déjà dit à Brin d'Herbe, ce n'est pas de ça dont j'ai peur.- De quoi, alors ?- De moi. De toi. Qu'on ne tienne pas le coup.Il garda le silence. Il aurait tellement aimé pouvoir lui répondre qu'il était sûr de tenir le coup, mais il se serait menti à lui-même.En sortant de la tanière, il constata que Goémon Noir n'était toujours pas rentré. Il se sentait libéré sans sa présence, il avait l'impression de n'avoir plus personne à qui obéir. Il monta sur le promontoire une nouvelle fois. La rumeur de sa crise de rage sur Pépin de Citrouille s'était déjà répandue, et il vit quelques regards un peu craintifs posés sur lui. Pour la première fois, il n'avait plus peur, assis là-haut. Au contraire, il se sentait grisé, plus fort que tout le monde. Il hésita un peu avant de commencer à se mettre à parler, mais après tout, ce fut si simple, il avait si souvent observé Goémon Noir...- Chats du Clan du Tonnerre, nous avons gagné cette bataille.Il tentait d'imiter le ton à la fois tranquille et ferme de Goémon Noir, et il y arrivait d'ailleurs plutôt bien. Il avait toujours été un excellent imitateur. Depuis qu'il était chaton, il avait toujours fait rire Inigo avec ses imitations criantes de vérité d'Étoile de Taches ou de Pelage Sombre. Parfois, il aimait même amuser ses camarades de tanière en leur imitant à peu près qui ils voulaient. Il n'aurait jamais cru que cette qualité se révèlerait utile un jour, mais apparemment, il fallait croire qu'imiter un chat qui avait de l'autorité était amplement suffisant pour en avoir aussi.- Je ne pense pas que les conséquences seront trop graves. Ce n'était qu'un petit incident de frontière. Ils ne sont pas en état de faire quoi que ce soit contre nous, et d'après Nuage de Fraise, cette bataille a simplement commencé à cause d'une querelle.Il se rendit compte qu'il n'avait aucune idée de comment conclure, et ajouta maladroitement :- Et, euh... voilà, quoi.Avant de descendre du promontoire.Leçon numéro un, ne pas oublier la conclusion. Se récita-t-il dans sa tête furieusement, pour les prochaines fois où il aurait à monter sur le, comme avant, lorsqu'il récitait des leçons de chasse. Leçon numéro un, ne pas oublier la conclusion. Leçon numéro un, ne pas oublier la conclusion. Leçon numéro un, ne pas oublier la conclusion. Leçon numéro un, ne pas oublier la conclusion. Il faut croire que lorsqu'on ne naît pas avec un don inné d'autorité, elle s'apprend, comme s'apprend la chasse ou le combat. Et, étant donnée qu'il était plutôt obligé, il avait intérêt à apprendre vite.***Au camp du Clan de l'Ombre, en revanche, l'ambiance n'était pas celle qui précède une bataille victorieuse, bien au contraire. Patte de Bouleau fulminait.- Crotte de souris, mais à quoi vous pensiez, nom d'un renard ? Cet abruti de Pépin de Citrouille à moitié mort, cette défaite honteuse qu'on a subi... je souhaite qu'il en garde des cicatrices, ça lui servira de leçon ! Mais qu'est-ce qui lui a pris de provoquer comme ça une patrouille ennemie d'un Clan bien plus nombreux ? Vous imaginez si il y avait eu des morts durant la bataille ? Il n'aurait pas pu apprendre à tenir sa langue, celui-là ? Les membres du Clan baissèrent les yeux, piteux.- Je sais que vous brûlez de vous venger du Clan du Tonnerre pour toutes leurs trahisons, mais les provoquer inutilement ne nous mènera à rien ! Même si ils nous narguent aux frontières, ne réagissez pas, vous n'êtes pas des chatons, nom d'un Bipède ! Vous voulez que je vous dise une chose ? La prochaine fois que l'un d'entre vous sera assez inconscient pour se jeter sur un membre du Clan du Tonnerre, comme Pépin de Citrouille l'a fait, je crois que je dérangerai même pas une patrouille pour venir l'aider. Qu'il se prenne une raclée, ça lui servira de leçon. Je me suis bien fait comprendre ?- Oui, che... euh, oui, Patte de Bouleau, corrigea Orage Noir.Patte de Bouleau descendit du promontoire, exaspéré. Le camp reprit peu à peu ses activités. Il alla prendre une grive sur le tas de gibier et la mangea distraitement, pensif.Il avait beau n'en avoir rien laissé paraître, le lapsus d'Orage Noir l'avait chamboulé. Certes, depuis qu'ils avaient chassé Étoile du Tigre, il n'était pas le seul à s'occuper du Clan, quelques vétérans le faisaient aussi... mais en revanche, il était bien le seul à avoir une telle influence, et le pire, c'était qu'il ne s'en rendait compte que maintenant. Il n'avait pas voulu le pouvoir, pas une seconde, mais maintenant qu'il était obligé de l'avoir, il s'en accomodait très bien. Peu à peu, ils l'avaient tous considéré comme leur meneur. C'était à lui et à aucun autre qu'ils demandaient en cas de problèmes. Il regarda distraitement le soir qui tombait. La pleine lune n'allait pas tarder, et l'assemblée non plus. Il leur fallait un chef d'ici là. Et si c'était vers lui que le Clan se tournait? Il n'en tirerait aucune joie ou aucun plaisir, il savait qu'être chef était une tâche difficile. Mais il accepterait. Il n'aurait pas le choix. Il ferait son travail de chef, simplement comme on exécute un travail, aussi pénible soit-il.Et, effectivement, mes chers amis, les suppositions de Patte de Bouleau se révèlèrent justes. À peine le surlendemain, alors qu'il attribuait à chacun ses tâches de la matinée sur le promontoire, il vit Orage Noir se racler la gorge.- Hum hum. Patte de Bouleau, nous avons quelque chose à te dire... nous jugeons que c'est le bon moment.Il hésita avant de poursuivre. Le reste des chats de la foule comptaient sur lui, sachant à l'avance ce qu'il comptait dire.- Voilà, tu sais qu'il nous faut un chef pour l'Assemblée, pas vrai ? Eh bien, la majorité du Clan se disait que... que tu avais été parfait pour ce rôle jusqu'à maintenant, avec ou sans vies ou titres de chef. Alors... alors nous sommes prêts à faire de toi notre chef.Patte de Bouleau en fut tout de même surpris sur le coup.- Je... je... merci.Il tenta de prendre un ton solennel. Tous retinrent leur souffle.- J'accepte d'être chef.Il y eut un tonnerre d'acclamations qui retentit dans la foule. Il attendit que les acclamations se taisent pour se lancer :- J'aimerai ajouter quelque chose... vous rappelez-vous de ce que je vous ai dit à propos d'Étoile du Tigre ? Je le pense toujours. Je pense que si nous voulons avoir des vrais chefs, des chefs qui ne mèneraient pas leurs Clans au désastre avec les meilleures intentions du monde mais aucune compétence, il faut changer notre système. Je persiste à croire que ce n'est pas le fait de descendre d'un illustre guerrier d'antan qui fera de vous un bon chef ou pas.Ils écoutaient. Contrairement au Clan du Tonnerre, chers amis, le Clan de l'Ombre était resté bien plus ouvert sur leurs principes. Dans le camp du Clan du Tonnerre, certains vétérans auraient encore perçu cette simple idée comme un scandale.- Je ne veux pas qu'il y ait d'autre Étoile du Tigre dans l'histoire, et quoi que vous en pensiez, je pense toujours que ce n'était pas un chef atroce. Au contraire, je pense qu'il était quelqu'un de bien... de tropbien. Il avait beau avoir les meilleures intentions du monde, il n'avait pas les épaules assez solides. Vous savez, malgré tout le reste, il y a une chose où le Clan du Vent n'avait pas tort. Ils avaient raison de laisser le lieutenant devenir chef, comme au bon vieux temps. Laisser le promontoire à un guerrier fort et loyal, pas à n'importe qui sous prétexte que c'est l'arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-vous-avez-saisi-l'idée petit-fils d'un illustre chef du temps d'Étoile de Feu, c'est la décision la plus sage pour le bien d'un Clan. Moi, si je deviens chef, ce n'est pas à mon fils que je veux léguer le promontoire après moi, mais à mon lieutenant, tout simplement, un guerrier que j'aurai choisi.Il se tut.- Il a raison, acquiesça immédiatement Orage Noir.La foule se mit à l'acclamer une seconde fois. Patte de Bouleau sourit. Le pire est passé.Et c'est ainsi que les Anciennes Lois furent rétablies dans le Clan de l'Ombre.***Une demi-lune passa. A cause de sa blessure, Nuage de Fraise n'allait pas tarder à être transférée plus tôt que prévu à la pouponnière. Étoile de Pivoine s'en voulait parfois encore un peu. Et surtout, depuis tout ce temps-là, il avait évité Nuage de Chenille et la tanière du guérisseur. Il se sentait encore terriblement nerveux à l'idée de devenir père. En fait, même si il ne se l'avouait pas, il aurait rêvé de nouvelles batailles. Il aurait rêvé de massacrer d'autres Pépin de Citrouille, juste pour retrouver la peur qu'il avait lu dans les yeux de certains des membres de son Clan. Il voulait retrouver cette sensation de toute-puissance.Il avait profité d'une absence de Goémon Noir pour réunir les chats du Clan, monté sur le promontoire.- Chats du Clan du Tonnerre, je vous ai réuni ici pour baptiser une nouvelle apprentie. Nuage de Fraise, approche.Nuage de Fraise, encore affaiblie à cause de sa blessure et de son ventre, s'approcha, rayonnante de plaisir, avec sa gaieté habituelle. Il pria pour ne pas oublier son texte lorsqu'il récita :- J'en appelle à nos ancêtres pour qu'ils se penchent sur cette apprentie. Elle s'est entraînée dur pour comprendre... les lois de notre noble, grand et illustre code, et... et puisse le ciel lui être favorable, car je lui donne ici son nom de guerrier. Nuage de Fraise, jure-tu de défendre et protéger ton Clan même au péril de ta vie ?- Oui ! gloussa-t-elle.Il se rendit compte avec horreur qu'il avait oublié le plus important : son nom. Crotte de souris, mais comment je vais l'appeler ? Leçon numéro deux : préparer un nom à l'avance avant de faire un baptême de guerrier. - Par le pouvoir que me confère l'illustre, le céleste et le majestueux Clan des Étoiles, improvisa-t-il pour gagner du temps, je te donne ici comme un présent ton nom de guerrier. Ce nom de guerrier sera...Il tenta de faire passer pour une pause dramatique ce qui n'était qu'un creusage de cervelle. - ... Jolie Fraise.Il l'avait regardée, elle et ses deux grands yeux bleus innocents, son joli pelage tricolore et son éternel air de petite fille insouciante, il s'était dit "elle est jolie" et avait sorti spontanément Jolie Fraise. C'était aussi simple que ça. Mais à l'avenir, il veillerait à ne plus refaire une gaffe pareille. Leçon numéro deux : préparer un nom à l'avance avant de faire un baptême de guerrier. Leçon numéro deux : préparer un nom à l'avance avant de faire un baptême de guerrier. Leçon numéro deux : préparer un nom à l'avance avant de faire un baptême de guerrier. Leçon numéro deux : préparer un nom à l'avance avant de faire un baptême de guerrier. Leçon numéro deux : préparer un nom à l'avance avant de faire un baptême de guerrier. Il se remémora ensuite la leçon numéro un. Leçon numéro un, ne pas oublier la conclusion. Alors, il conclut :- Ce baptême de guerrier comme ces futurs petits sont une bénédiction pour le Clan. Puissent tes chatons être forts et vigoureux. Voilà tout ce que j'avais à dire.Un peu maladroit, mais ça avait fait l'affaire. Il descendit du promontoire d'un bond souple. Il vit Brin d'Herbe qui l'observait avec un petit sourire devant la tanière.- C'était bien ? demanda Étoile de Pivoine.- Pas mal. Un peu trop pompeux, peut-être, mais...- Tous les chefs le sont, non ?- Tu n'as pas tort.Le seul problème que rencontra Étoile de Pivoine fut lorsque Goémon Noir rentra de la patrouille de chasse. La première chose qu'il fit en voyant que Jolie Fraise avait eu son nouveau nom fut de se diriger vers Étoile de Pivoine.- J'ai appris que tu avais baptisé Nuage de Fraise aujourd'hui, je me trompe ?- Oui, et alors ? répondit-il en tentant de garder un ton ferme.Il n'y pouvait rien, il se sentait toujours tout petit face à Goémon Noir.- Tu aurais dû me demander avant de le faire.- Je ne suis pas un chaton, protesta-t-il, je n'ai rien à te demander du tout !- Pas un chaton... quel âge tu as, dix lunes et demi ?- Onze, et, et... et je suis tout de même le chef ! balbutia-t-il.Goémon Noir eut un sourire méprisant.- Oh, je vois, mon cher apprenti... on se révolte, hein ? Mais ne te fais pas d'illusions. C'est encore moi qui commande ici. C'est encore moi qu'ils considèrent comme leur chef, et ce n'est pas prêt de changer.Étoile de Pivoine ne pouvait pas s'empêcher de savoir qu'il avait raison. À chaque fois que Goémon Noir était à proximité, la douleur de sa cicatrice se ravivait. Je le tuerai, se répéta-t-il, je le tuerai.Une fois que Goémon Noir fut appelé pour résoudre il ne savait pas quel problème, Étoile de Pivoine, qui voulait éviter le plus possible de croiser Nuage de Chenille, erra sans but dans le camp. Il était toujours inquiet à propos de Jolie Fraise, il la rejoignit donc dans la pouponnière. Et il la trouva encore affaiblie, mais complètement surexcitée.- J'ai hâte que les petits arrivent, pépiait-elle à toute vitesse, j'aimerai beaucoup avoir une fille, et je ne sais pas si Goémon Noir préférerait un garçon, mais moi, en tout cas, oh, je ne peux pas attendre, ça va être merveilleux, j'ai toujours rêvé d'être mère, je dois absolument trouver des noms, mais si il n'y a que des mâles ou que des femelles, comment je fais ? Il faut que j'y arrive, il le faut, j'ai tellement hâte, tellement hâte...Il l'interrompit :- Tu n'as pas peur ?- Peur ? dit-elle naïvement. Peur de quoi ?Et elle se remit à parler à toute vitesse :- J'espère qu'ils auront mes yeux, on me dit souvent que j'ai des beaux yeux bleus, je ne sais pas si c'est vrai, je ne sais pas combien il y en aura, j'espère que ce sera plusieurs, au moins, j'espère que l'accouchement se passera bien, j'espère, ils disent que ce sera dans quelques semaines...Étoile de Pivoine la laissa dans ses rêves. C'était fou comme il n'arrivait pas à détester Jolie Fraise pour quoi que ce soit. En vrai, il l'enviait. Elle était comme une éternelle petite fille, qui s'agitait partout et riait pour tout et pour rien. Il aurait tout donné pour sa naïveté.- Et Goémon Noir, lui ? demanda-t-il.- Lui ? Oh, je suis sûre qu'il est ravi aussi ! ronronna-t-elle.Étoile de Pivoine en fut peiné. Il ne t'aime pas, ton Goémon Noir, ma pauvre petite. Il n'aime rien ni personne, et toi encore moins. Chaque sourire, chaque prévenance à ton égard, il le joue, ce n'est qu'une comédie pour lui. Je ne sais pas si c'est à cause de ce que Pelage Sombre lui a fait... je ne sais pas, et ça ne l'excuse pas. Il n'aime rien ni personne, je te dis.Mais il ne lui dit rien. Il se surprenait à bien l'aimer, après tout, cette tête de linotte qui ne doutait jamais de rien, qui voyait la vie en rose et qui ne concevait même pas que les gens puissent avoir de mauvaises intentions.- Tu veux m'aider à trouver des prénoms ? demanda-t-elle.- Je... je veux bien, mais je suis nul pour ça, je te préviens.- Facile ! Si tu avais des enfants, tu les appellerai comment ?- N'importe comment tant que ce n'est pas Petit Feu, Petite Flamme, Petite Braise, ou n'importe quel nom qui aurait en rapport de près ou de loin avec ce foutu champ lexical du feu.- Hihi, mais pourquoi ? C'est joli, le feu !- Vous cherchez des noms ? s'approcha Petit Lionceau. Je peux vous aider ? J'ai de l'imagination, je suis fort pour ça ! Il faut leur donner un nom de guerrier héroïque, pour sceller leur destin, comme dans les histoires des anciens ! - Bonne idée, aide-nous ! Alors, euh... que dites-vous de Petit Tigre, comme l'animal sauvage ?- Ou Petit Loup ! Ou Petit Renard ! Ou n'importe quel prédateur puissant ! C'est Plume de Hanneton qui l'a dit !- Le vieux fou gâteux ? demanda Étoile de Pivoine.- Mais oui, j'adore ses histoires ! rit Petit Lionceau. Il raconte si bien !Étoile de Pivoine estima que leur imagination était bien assez débordante à eux deux et les laissa seul. Tout comme Goémon Noir, il commençait à développer un goût pour les promenades solitaires. Son envie d'être seul se faisait plus croissante.Quelques semaines plus tard, Étoile de Pivoine fut réveillé par des cris atroces, qui lui vrillaient les oreilles. Plus tard, on lui certifia que ce n'était pas si atroce que ça et que son imagination rendait les choses pires qu'elles ne l'étaient réellement, mais pour lui, ce bruit était atroce. Il se leva et sortit de sa tanière, il ne dormait qu'à moitié, de toute façon. Plusieurs autres guerriers et apprentis s'étaient levés eux aussi, attirés par les cris. Étoile de Pivoine vit Nuage de Chenille, qui avait l'air très anxieuse, se diriger vers la pouponnière avec des herbes à la gueule. Il l'arrêta.- Qu'est-ce qui se passe ?- C'est Jolie Fraise, elle accouche. Brin d'Herbe veut que j'y aille, il dit que c'est toujours instructif de voir une femelle accoucher pour la première fois.- Il a vraiment dit "instructif" ?- Non. En vérité, il a dit "écoute, ma petite chenille, y'a rien de plus dégueulasse et gerbant qu'un accouchement, et il y a des gens assez cons pour appeler ça le miracle de la vie. Mais comme on passe tous par là, je suppose que tu dois venir voir ça, juste histoire d'avoir un avant-goût de la douleur que tu vas prendre."- Typique de Brin d'Herbe.- À qui le dis-tu...Il y eut un silence. Ils ne s'étaient pas parlé depuis un moment. En réalité, il l'avait délibérément évitée. Il remarqua que son ventre s'était considérablement arrondi.- Je dois y aller. lança-t-elle précipitamment en se rendant à l'intérieur.Les curieux étaient encore massés devant la pouponnière. Lui, il n'avait pas le courage de rester. Brin d'Herbe avait raison, les accouchements lui avaient toujours donné un peu envie de gerber, et puis, surtout, l'idée de voir Nuage de Chenille se retrouver dans la même situation d'ici quelques semaines le stressait. Il s'en alla marcher un moment, seul dans la forêt, en attendant que le jour se lève et que tout se finisse. Il voulait revenir seulement après toute cette agitation qui le stressait.La naissance, quelle chose bizarre, tout de même. Et dire qu'on passait tous par là... il marcha en ruminant ses pensées. Il pensait encore à des millions de petits chatons s'approcher de lui en piaillant"papa, papa, papa" et faisait de son mieux pour ne pas paniquer. Et Goémon Noir, lui, où était-il ? S'en souciait-il seulement, au moins ? Au fond, Jolie Fraise ferait une mère aimante, il en était persuadé. Mais lui, alors ? Lui, Etoile de Pivoine, est-ce qu'il pourrait être père sans paniquer et tout plaquer ?Il attendit jusqu'à ce que le soleil se lève. Le ciel était d'un bleu azur, ce jour-là. Tout devait être fini, maintenant. Il rentra au camp en se demandant si il serait capable de s'enfuir comme ça le jour de la naissance de ses propres enfants.Et, effectivement, tout était fini lorsqu'il rentra. Il demanda à Petit Lionceau, qui était sorti de la pouponnière :- Qu'est-ce qui s'est passé ?- Ben... le guérisseur dit que ça s'est plutôt mal déroulé. Jolie Fraise est encore faible. Elle avait cinq petits, mais il n'y en a qu'un seul qui a survécu. Et il est très faible. Mais, avec un peu de chance, il vivra.Petit Lionceau soupira.- Elle va pas mourir, hein ?- Franchement... je n'en sais rien... comment veux-tu que je le sache ?- Il est où, le papa du chaton ?- Goémon Noir ? Je ne sais pas...Petit Lionceau se coucha sur le sol, l'air renfrogné.- Moi, quand j'aurai des enfants, je m'en occuperai. Je serai un bon père.Il hésita avant de demander :- Tu te rappelles de ton papa, toi ?Un peu déstabilisé par la question, Étoile de Pivoine répondit :- Moi ? Bien sûr que oui. Mais... mais il a disparu quand j'étais tout petit. Je l'aimais beaucoup.- Moi aussi, je me souviens de mon papa.Petit Lionceau baissa les yeux. Il avait presque un air coupable.- J'aimais bien me blottir contre lui. Il était toujours si gentil avec moi... il me disait toujours qu'il ne m'abandonnerait jamais. Ma mère, par contre, je ne m'en rappelle plus trop. Mon père ne me parlait pas souvent d'elle.Il lui dit d'une petite voix, sur le ton de la confidence, avec une innocence que seuls les enfants ont encore :- Tu sais, moi, des fois, quand je suis triste, tu sais ce que je m'imagine ? Que je pars pour aller retrouver mon papa.Étoile de Pivoine ne réalisa pas tout de suite pourquoi sa vue était trouble.- Moi aussi, pendant des lunes, je me suis imaginé ça. Moi aussi.- Et alors ? Tu l'as retrouvé, ton papa ?Est-ce que Petit Lionceau avait conscience de ce que ces questions remuaient en lui ? Probablement pas.- Non... murmura-t-il. Non.Sa voix se brisait.- Jamais.- Pourquoi tu pleures ? lui demanda Petit Lionceau.- Je pleure, moi ?- Oui, tu pleures.Étoile de Pivoine poussa un soupir. Sans trop savoir ce qui le guidait, il entra dans la pouponnière. Jolie Fraise était là, couchée sur le flanc, respirant à peine. Un minuscule petit machin étrange était lové contre elle. C'était donc ça, un chaton ?- Vous êtes sûr qu'il va survivre ? gémissait-elle. Vous êtes sûrs ? Vous êtes sûrs ?- Oui, évidemment, répondit Brin d'Herbe, mais toi, repose-toi, c'est le principal.- Je m'en fiche de moi, je m'en fiche ! Je veux juste savoir si lui, il va bien !Elle se cramponnait à son tout petit chaton comme on se cramponne à sa vie. Elle l'aimait déjà comme une partie d'elle-même. Choqué et bouleversé en même temps, Étoile de Pivoine s'empressa de sortir. Nuage de Chenille sortit avec lui, elle aussi l'air bouleversé. Une boule dans la gorge, il peina à trouver ses mots.- Nuage de Chenille, je... je... je suis désolé.Était-ce à cause de Petit Lionceau, de Jolie Fraise ? Il ne le savait pas. Mais il poursuivit :- J'ai été idiot. J'ai été le pire des idiots. Je... je ne vais pas te laisser, ni toi ni les chatons, sois-en sûr. Je t'aime. Ces chatons, on les aura, et puis plein d'autres ! Plein de portées, autant que tu voudras ! Je suis désolé. Je te le jure. Je t'aime.Elle poussa un soupir.- Moi aussi, pauvre idiot. Moi aussi.Et ils restèrent blottis l'un contre l'autre pendant quelques instants, jusqu'à ce qu'un chaton hurle :- Hééééé ! Le chef et la guérisseuse ils sont n'amoureux ! C'est interdit, d'abord ! On va les bannir, nanananère !Étoile de Pivoine poussa un soupir exaspéré et dit au chaton :- C'est peut-être interdit, mais moi, je suis chef. Je suis chef, je prends qui bon me semble pour compagne. Même ta mère, si ça me chante. C'est la loi, mon petit chaton.- Mamaaan ! Le chef il m'a traité de chaton !- Mais non, mon choupinou, voyons, tu es un grand guerrier. Étoile de Pivoine et Nuage de Chenille poussèrent un soupir et décidèrent d'un commun accord :- On va dans la forêt ?- Oui, on sera plus tranquille qu'ici.Goémon Noir était dans la forêt, paisiblement couché sur l'herbe, en train de faire le vide dans sa tête. Soudain, un quelconque gêneur, en l'occurence Brin d'Herbe, vint le déranger.- Hum hum... Goémon Noir, Jolie Fraise a accouché cette nuit. Tu as un fils.- Ah.-... j'attends les cris de joie.- Youpi, c'est merveilleux. C'est le plus beau jour de ma vie. Je suis si ému. Snif. Maintenant, dégage.- Ce que j'aime bien chez toi, mon cher Goémon Noir, c'est qu'avec moi, au moins, tu ne te sens pas obligé de jouer la comédie.Et il le planta là.Gros con. Dans tous les sens du terme. Pensa Goémon Noir.Il n'avait jamais oublié que Brin d'Herbe était celui qui l'avait ramené au camp avec Pelage Sombre, le soir de la mort de ses parents. Le soir où tout avait basculé chez lui. Le soir où jamais, plus jamais, il n'avait été capable de ressentir quoi que ce soit pour quiconque d'autre que lui-même. Le soir où il s'était replié sur lui-même en abandonnant toute autre émotion que la hargne. Au fond, même si il n'avait jamais aimé Perce-Neige, il lui avait été assez reconnaissant pour lui avoir fait découvrir quelque chose chez lui : dans la vie, il suffit de faire semblant. La joie, l'amour, l'amitié, ça se feint, ça s'imite, il suffit d'être bon acteur. Il avait dupé Perce-Neige, et il avait presque cru se duper lui-même. Mais, au fond de lui, il savait qu'il n'arrivait pas à aimer qui que ce soit. Tuer Pelage Sombre ne l'avait pas soulagé. Pendant longtemps, lorsqu'il avait été apprenti, il avait été persuadé que tuer Pelage Sombre comblerait le vide qui était en lui depuis la mort de ses parents. Mais la vengeance ne l'avait pas apaisé. Il avait comblé le vide par sa soif de l'ambition, en devenant lieutenant et en prenant le pouvoir dans le Clan du Tonnerre.Nuage de Pivoine commençait à lui causer plus de soucis que ce qu'il avait escompté. Mais il ne comptait pas laisser ce gamin gagner de l'influence. Il était persuadé d'être plus fort que lui.Mais, chers amis, il y avait quelque chose que Goémon Noir négligeait dans ses calculs : il reproduisait exactement la même erreur que Pelage Sombre avec lui. Il s'était créé son propre ennemi. La haine que son ancien apprenti ressentait à son égard était si forte que Goémon Noir venait de gagner lui-même son plus grand ennemi. Tout comme Nuage de Goémon avant lui, Nuage de Pivoine attendait sagement et patiemment sa vengeance. ***Quelques semaines s'écoulèrent. Goémon Noir tentait tant bien que mal de limiter l'influence que, peu à peu, son ancien apprenti gagnait. Mais, malgré tout, il restait confiant. Il savait que son ancien apprenti ne représentait pas de réel danger pour son autorité pour l'instant. Il était toujours considéré comme le chef par son Clan. Mais Étoile de Pivoine parvenait à se faire aimer, surtout chez ceux qui avaient désapprouvé le massacre du Clan du Vent.Nuage de Chenille, elle, s'était installée dans la pouponnière. Dès que le Clan avait su que ses petits étaient ceux du chef, ils n'avaient plus fait d'objection. Bizarre, tout de même, nos lois. Pensait-elle. Si ces petits avaient été de n'importe qui d'autre que du chef, on m'aurait bannie, ou pire encore. Mais non, à partir du moment où c'est le chef, il a strictement tous les droits.Jolie Fraise et son petit s'étaient considérablement accrochés, et tous les deux survécurent. Pas une seule fois Goémon Noir n'était venu les voir. Le petit avait encore les yeux fermés et pas encore de nom. Jolie Fraise attendait pour trouver. Petit Lionceau, qui allait sur ses cinq lunes (en même temps qu'Étoile de Pivoine et Nuage de Chenille allaient sur leur douze), comptait les jours qui le séparaient de son baptême d'apprenti. Parfois, on pouvait le surprendre, quand il n'écoutait pas des fabuleux récits de quêtes héroïques, en train de réfléchir à quelque chose, les yeux dans le vague. Quand on lui demandait à quoi il pensait, il répondait "à rien". Mais en vérité, il pensait à son père.Le Clan de l'Ombre suivit à la lettre les conseils de prudence d'Étoile de Bouleau, et résista comme il pouvait aux provocations du Clan du Tonnerre de l'autre côté de leur frontière. Jusqu'à ce fameux jour...- Étoile de Bouleau, Étoile de Bouleau !- Calme-toi, Nuage de Belette, qu'est-ce qui se passe ?- C'est Pépin de Citrouille, il a... il a...- ENCORE ?! Crotte de souris, ça ne lui avait pas servi de leçon, la première fois ?- Ben, apparemment, non, chef.- C'était une fausse question, abruti ! Combien de membres de la patrouille sont avec lui ?- Quatre.- Je reste fidèle à ma parole de la dernière fois. Qu'il se débrouille. Il n'avait qu'à pas céder à leurs provocations. Il n'a que ce qu'il mérite si ils lui filent une bonne raclée.Au camp du Clan du Tonnerre, en revanche, les esprits étaient beaucoup plus excités lorsque l'apprenti messager rentra au camp.- Encore ? Ces sales chats du Clan de l'Ombre !- Ils nous manquent toujours de respect !- Mais pour qui ils se prennent ?- Il serait temps de leur faire comprendre qui sont les plus forts !- C'est qui, les plus forts ?- Tais-toi, Petit Rossignol.- Cette fois, il faut leur donner une bonne leçon !Étoile de Pivoine tenta tant bien que mal d'apaiser les esprits, mais, comme d'habitude, Goémon Noir y parvint mieux que lui.- Allons-y ! lança-t-il. Aile de Brume, Croc Noir, Fleur Noire, Étoile de Pivoine et moi irons en renfort !Étoile de Pivoine sortit les griffes, impatient d'en découdre. Il était loin, le temps où il n'avait aucune colère à revendre. Il se rua à la suite des autres, guidé par l'apprenti. En arrivant sur les lieux où avait lieu la confrontation, il vit tout de suite que ce serait facile. Ils étaient au moins une dizaine, si on comptait la patrouille et les renforts, et il n'y avait que cinq chats du Clan de l'Ombre. Il se jeta sur un apprenti pas beaucoup plus petit que lui, qui ne lui donna aucun mal. Il ne s'était pas trompé, la bataille fut facile. Après ça, il se rua sur un des autres chats, tête baissée, avant de réaliser qu'il était de nouveau tombé sur Pépin de Citrouille. Il lui griffa le dos de toutes ses forces, mais ce chat était décidément un obstiné, et il se débattit avec force. Ils roulèrent à terre dans une mêlée de poils et de griffes, puis il finit enfin par plaquer son ennemi au sol.- Tu te rends, c'est bon ? cracha-t-il.- Jamais !Étoile de Pivoine regarda autour de lui. Les chats du Clan de l'Ombre s'étaient déjà enfui. Il ne restait plus que Pépin de Citrouille, seul résistant obstiné.- C'est ça, dégagez, bandes de lâches !- Ne revenez plus !Les guerriers du Clan du Tonnerre étaient encore enragés. Ils brûlaient d'en découdre encore plus. En voyant que Pépin de Citrouille était entre les griffes d'Étoile de Pivoine, ils s'approchèrent de sa prise, encore survoltés.- Tu en tiens un ?- Et il ne veut pas se rendre, cette ordure ?- Fais-lui bouffer ses moustaches !Peut-être était-ce dû au ton de leur voix, mais Étoile de Pivoine eut soudain un peu peur, et murmura discrètement à Pépin de Citrouille :- Rends-toi et vas-t'en, je te dis. Ne fais pas l'idiot.- Jamais ! Jamais !Les guerriers du Clan du Tonnerre se mirent à mugir.- Il veut faire le malin, celui-là ?- Tue-le, Étoile de Pivoine, tue-le !- Ouais, ça fera un exemple pour tous les autres !Étoile de Pivoine déglutit.- Je... je ne suis pas sûr...- T'es un chef ou t'es une lavette ?- C'est juste une ordure de chat du Clan de l'Ombre !- Tue-le, si t'es un chat !- Non ! Non, c'est hors de question !Mais, à ce moment précis, avec une vivacité surprenante pour un chat à la patte folle, Pépin de Citrouille parvint à se dégager et lui griffa le museau. Étoile de Pivoine, surpris, tituba, puis se rua une seconde fois sur lui. Il entendait les hurlements stridents de la foule "TUE-LE, TUE-LE, TUE-LE, TUE-LE !" pendant qu'il frappait de toutes ses forces son adversaire, si bien qu'il ne savait même plus si ces cris venaient de l'extérieur ou de son propre crâne. Tue-le, tue-le, tue-le.Enfin, il plaqua son ennemi au sol. La foule était démente, et lui était comme en transe.- TUE LE, TUE LE, TUE LE, TUE LE !Malgré sa rage, malgré les acclamations de la foule qui réclamait le sang, dans un sursaut de lucidité, il s'arrêta. Et puis, il croisa le regard de Goémon Noir. Ces prunelles noires moqueuses, qui disaient "tu n'auras pas les tripes de le faire, jamais."
Il griffa furieusement la nuque de Pépin de Citrouille. Et il ne s'arrêta que bien après que les cris de sa victime furent cessé.Quand il reprit conscience de ce qu'il faisait, il arrêta enfin de s'acharner sur le cadavre. Ce fut comme si il s'éveillait et qu'il réalisait d'un seul coup qu'il avait un mort en dessous de lui. Ses pattes étaient tachées de sang.- Bon boulot, petit !- Je te croyais moins fort que ça !- Si les abrutis du Clan de l'Ombre ne pigent pas, avec ça !Mais ils étaient très rares à le féliciter. Les autres fixaient le cadavre, bouche bée. Ce qui les avait tant choqué n'était pas qu'Étoile de Pivoine le tue - pourquoi auraient-ils gueulé si fort pour qu'il le fasse, sinon ? - mais la violence qu'il avait mis dans ses coups. La fureur et la haine avec lesquelles il s'était acharnée sur sa victime bien après sa mort. Quand son regard croisa celui de Fleur Noire, il vit qu'elle tressaillit et qu'elle baissa les yeux.Il sourit.Les quelques jours qui suivirent, il remarqua un changement dans l'attitude des gens à son égard. Maintenant, on le traitait vraiment comme un adulte. On le regardait avec respect et déférence. "On l'avait sous-estimé, ce petit, il faut croire que c'est un vrai chef, finalement ! " entendit-il même sur son passage. "Il a des tripes, ça, c'est certain !". Et quant aux autres, ils avaient presque l'air d'avoir peur de lui. Et ça ne le déplaisait pas, figurez-vous. Au contraire, il avait la sensation d'aimer ça. Ils avaient tant méprisé et pris en pitié le pauvre petit Nuage de Pivoine ? Maintenant, les rôles étaient inversé, ils avaient peur de lui, et lui n'avait plus à avoir peur d'eux...Le seul dont l'attitude n'avait pas changé à son égard était Brin d'Herbe. Lui, il restait égal à lui-même. Deux jours après la bataille, Étoile de Pivoine entra dans la pouponnière, pour aller voir Nuage de Chenille. Brin d'Herbe était à ses côtés. Depuis que son accouchement était imminent, il se montrait étonnament prévenant avec elle. - J'ai entendu parler à propos de ton exploit... lui dit-elle.- Ah, oui, mon exploit, répondit-il, un peu gêné. C'est comme ça qu'ils appellent ça.Elle détourna les yeux.- Et je suppose que tu as la conscience tout à fait tranquille ?À côté d'elle, Jolie Fraise dormait, son unique petit lové contre son flanc.- Je... je n'ai pas voulu tuer cet idiot. C'est de sa faute. Et puis... regarde !Il sourit.- Maintenant, ils me respectent ! Maintenant, ils me voient comme un chef, ils m'estiment !- Parce que tu as massacré un chat innocent.- Mais est-ce que c'est de ma faute, s'irrita-t-il, si ils ne respectent que la violence ? Ils veulent que je tue pour être convaincu que je suis digne d'être leur chef ? Alors je le ferai, autant de fois qu'il le faudra, puisqu'il n'y a que ça qui compte pour eux ! Ils se moquent de la douceur ou de quoi que ce soit d'autre, pour eux, un bon chef, c'est un chef qu'ils craignent !Il était déjà à cran ces temps-ci. Il tourna les talons et s'éloigna. Mais juste avant qu'il sorte de la pouponnière, Brin d'Herbe l'interpella :- Hé, Nuage de Pivoine ?Il ne se retourna même pas.- Hé, Étoile de Pivoine ?Il se retourna.- Oui, quoi ?Brin d'Herbe eut un étrange sourire en coin.- Non, rien, je voulais simplement vérifier quelque chose.***Mais rappelez-vous des chats de la ruelle d'Inigo, laissés en plan depuis tout ce temps. Pendant ce temps, eux, ils avaient continué à s'entraîner sans relâche pour être au niveau de guerriers des Clans. Ce jour-là, pendant que Petite Colombe jouait avec Etoile du Tigre et que les cinq guerriers du Clan du Vent entraînaient les chats de la bande d'Inigo, y compris Prune, qui se révélait très douée et pugnace, Feu Follet, lui, qui n'avait plus grand-monde à qui raconter d'histoires pour l'instant, errait sans but dans la ruelle. Il vit Larme de Rose parler à Plume le Muet. Il s'approcha.- Alors ces feuilles-là, tu vois, ce sont des feuilles de consoudes, on s'en sert avant tout pour...- Tu lui apprends les plantes ? demanda-t-il.- Ne parle pas de lui comme si il n'était pas là, tu sais. Oui, je lui apprends les plantes. Il mémorise vite.- Il ne dit toujours rien ?- Non, toujours pas.Plume leva sur lui ses deux yeux tristes et esquissa un timide sourire. Feu Follet aimait beaucoup ce petit garçon. Rien qu'à son visage, on pouvait deviner qu'il avait souffert. Soudain, il vit Étoile du Tigre les rejoindre, Petite Colombe sur les talons.- Feu Follet, j'ai discuté avec Une-Oreille.- Qu'est-ce qui se passe ?- Il estime qu'ils sont prêts.
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Fanfic La Guerre des Clans - Balivernes et Bouillie pour les Chats Domestiques
FanficA la mort d'Étoile de Feu, la forêt entière fut en deuil de ce héros. Son courage, sa force... y aurait-il jamais de nouveau un chef de cette trempe ? Le Clan du Tonnerre décida alors de quelque chose. Fini, les lieutenants qui devenaient chef. Déso...