Chapitre 6 : Larme de Rose

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Un.
Deux.
Trois.
Quatre.
Cinq.
Il comptait les flocons de neige qui tombaient lentement dehors, sur le camp endormi. Le sommeil ne venait pas. Il était si seul, dans cette tanière spacieuse et bien trop grande pour lui... vingt-quatre, vingt-cinq. Parfois, quand il était sur sa litière, il sentait de temps en temps l'odeur d'Étoile de Taches. Il aimait la humer avec délice, comme si elle était encore vivante, à ses côtés.Trente-deux, trente-trois. Un des rares avantages que lui donnait le poste de chef. Le seul, en vérité. Cette litière si confortable, si douce... quarante-neuf, cinquante. Le sommeil ne venait toujours pas. Il dormait si peu... cinquante cinq, cinquante six... demain, il faudrait qu'il se lève, il le savait. Demain, comme d'habitude, Goémon Noir viendrait le secouer pour le réveiller... cinquante huit, cinquante neuf... comme d'habitude, il verrait son reflet, ses grands yeux hagards d'insomniaque, son pelage en bataille... soixante trois, soixante quatre... et comme d'habitude, il se souviendrait d'avant, avant qu'il devienne cet espèce de fantôme au pelage hérissé qui ne servait qu'à réciter fidèlement les mots que Goémon Noir lui mettait dans la bouche... et, comme d'habitude, soixante huit, soixante neuf, il se trouverait pathétique. Non, décidément, le sommeil ne venait pas. Demain, comme d'habitude, il devrait affronter le Conseil des Vétérans, soixante dix sept, soixante dix huit... la seule chose que Goémon Noir avait le mérite d'avoir bien trouvé, c'était leur surnom... Conseil des Vieux Cons, ça leur allait plutôt bien, après tout. Quatre vingt trois, quatre vingt quatre. Demain, comme d'habitude, il devrait tenir son rôle, qui se résumait à, comme le disait si bien Goémon Noir "se tenir bien droit et fermer sa gueule". Quatre vingt-cinq, quatre vingt-six... un jour, il les égorgerait tous un par un. Quatre vingt onze, quatre vingt douze, quatre-vingt treize... comme d'habitude, il devrait ne rien dire et laisser les autres décider à sa place. Comme d'habitude, on ne lui demanderait pas son avis, quatre vingt dix huit, quatre vingt dix neuf. Comme d'habitude, depuis qu'il s'appelait Étoile de Pivoine, il n'était pas maître de sa propre vie.
Cent.
Il s'endormit.Le lendemain, alors qu'il avait cru avoir rêvé tous ces flocons de neige, il se rendit compte que la neige était réellement tombée pendant la nuit. Mais, malgré ça, le ciel était d'un bleu azur. Il n'y a pas de spectacle plus magnifique que de la neige sous le soleil, se dit-il juste avant de se lever. Cette fois, par miracle, il n'avait pas eu besoin d'attendre que Goémon Noir vienne le secouer. Il sortit de sa tanière et observa avec fascination toute cette neige. Il voyait le camp s'activer. Et, heureusement, il ne voyait pas Goémon Noir. Il savoura quelques instants ce moment de calme... oh, tiens, Étoile de Taches était revenue sur le promontoire, apparemment. Elle souriait et parlait gentiment à tout le monde. Et Brin d'Herbe était maintenant svelte et mince... et, oh, tiens, son père était là aussi. Et Inigo et Buttercup... et Étoile de Bleuet ! Ils dansaient tous autour du promontoire !
Et se réveilla.
Crotte de souris et bouillie pour les chats domestiques !
Même ce rêve finissait trop vite. Il se réveilla en sentant Goémon Noir le secouer :
- Réveille-toi ! Réveille-toi !
Il eut à peine la force de marmonner :
- Non... laisse-moi... s'il te plaît...
- Allez, lève-toi !
- Gnan. Veux pas.
- Quel magnifique chef tu fais... allez, lève-toi !
Nuage de Pivoine trouva la force de se relever enfin et de sortir de la tanière, tremblant sur ses pattes, écrasé de sommeil.
À le voir, il n'avait plus rien du Petite Pivoine d'autrefois, de ce petit chaton doré au museau adorable et fin, aux yeux qui auraient fait craquer n'importe qui... non, c'était devenu un enfant mutique et solitaire, au poil hérissé, et à l'air absent.
- Alors ? demanda-t-il d'une voix pâteuse. Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui ?
- Aujourd'hui ? Oh, comme d'habitude. Notre escarmouche d'hier sur le Clan de la Rivière a parfaitement bien fonctionné. Un mort dans leur camp et aucun dans le nôtre. Nous commençons à prendre l'avantage.
- C'était pas déjà ce que tu disais, il y a deux semaines ?
Enfin, évidemment, mes chers amis, Nuage de Pivoine n'osa pas prononcer cette dernière phrase tout haut. Il se contenta de la penser très fort, en priant pour que le promontoire s'effondre sur Goémon Noir et qu'il meure ainsi dans d'atroces souffrances.
- Il va encore falloir que j'assiste à un Conseil des Vieux... des Vétérans, ce matin ? " bailla Nuage de Pivoine.
- Eh oui. Sourit Goémon Noir.Tu n'as qu'à faire comme d'habitude, tu sais...
- Me tenir bien droit et la fermer ? " marmonna-t-il.
- Exactement. Tu apprends vite, Nuage de Pivoine.
Quelque chose qui a peut-être pu vous intriguer ici, chers amis, c'est que notre cher héros se faisait toujours appeler Nuage de Pivoine. Car, oui, pour le reste du Clan, il n'était resté que "le petit Nuage de Pivoine", autrement dit "le gosse maladroit qui ne parle presque pas et qui approuve tout que Goémon Noir lui dit de faire". Pour lui, "Étoile de Pivoine" était une étrange personne. Quelqu'un de vague et de bizarre, qui était lui sans être lui en même temps. Si quelqu'un l'avait appelé "Étoile de Pivoine", il ne se serait probablement pas retourné, comme si c'était une autre personne. Notre héros ne restait donc bien pour tout le monde que Nuage de Pivoine.
Héros, parlons justement de ce terme que l'humble narrateur que je suis aime si peu employer. Car notre cher Nuage de Pivoine n'avait en réalité rien d'héroïque au sens littéral du terme. Le courage, l'altruisme, l'abnégation... il ne possédait pas ces qualités-là. Ce n'était pas ce genre de héros. Pourquoi est-il le "héros", alors ? Me demanderez-vous de vos petites voix fluettes ? Tout simplement parce que c'est sur lui que le récit que je vous conte est centré. Ni plus, ni moins. Héros est un mot qui ne signifie pas grand-chose, changez simplement quelques temps de point de vue, et les héros et les méchants peuvent changer de visage.
Pardonnez ce petit écart, chers amis. Revenons donc à notre "héros", Nuage de Pivoine. Un bien pathétique héros qui était forcé d'assister à du blabla stratégique qu'il ne comprenait pas pendant tout le Conseil. Comme Étoile de Taches avant lui, on ne lui demandait pas son avis. On parlait de lui comme si il n'était pas là.Il s'était très vite rendu compte de la technique qu'il avait inconsciemment développé durant toutes les fois où il devait apparaître en public. Et il ne savait pas qu'Étoile de Taches avait, jadis, développé exactement la même.
Ne rien montrer sur son visage. Contrôler ses expressions comme on contrôle un masque. Pouvoir sourire, rire, feindre la colère sur commande, mécaniquement, sans y penser. Il laissait son esprit hors d'atteinte de tous. Il dissimulait en permanence ses vraies émotions, mieux - ou pire, à vous de voir - il en simulait des fausses.
Une machine à faire des sourires, à réciter des mots qu'un autre lui plaçait dans la bouche, un simple gamin qui ne servait à rien à part être mignon sur un promontoire et la fermer. Il avait parfois l'impression de ne même plus avoir de volonté propre.
À l'heure actuelle, il entendait les Vieux Cons déblatérer leurs stupidités en feignant d'être très attentif alors qu'il tombait de sommeil, et tout ce qu'il entendait était :
- Bla bla bla bla guerre bla bla bla bla Clan de la Rivière bla bla bla bla affirmer notre supériorité bla bla bla bla Clan de l'Ombre blabla bla otage bla bla bla empêcher la résistance de leur part bla bla bla bla...
Ses paupières se fermaient... il s'imaginait qu'il les tuait tous. Tous les Vieux Cons, et Goémon Noir, oh, Goémon Noir, oui, lui, il se le garderait pour la fin... le meilleur. Il l'égorgerait, il le torturerait, jusqu'à ce que ce sac à puces pleurniche et implore sa pitié, il les tuerait tous, il deviendrait chef, un vrai chef, craint et respecté... il regardait fixement Plume Brune et s'imaginait qu'il lui explosait le crâne. Puéril et inutile mais jouissif.
Ses paupières étaient si lourdes... il crut voir Brin d'Herbe lui faire un petit sourire, pendant que les Vieux Cons continuaient leur cancanement de bla bla bla...
Il cherchait Inigo dans la clairière. Il lui criait le mot de passe, il lui criait qu'Étoile de Taches était une folle hystérique, mais rien ne répondait. Il hurlait le nom d'Inigo, presque à s'en rompre les cordes vocales, et il finissait par en pleurer, à l'appeler, l'appeler...
Il se réveilla en sursaut en sentant quelqu'un lui toucher l'épaule. C'était Brin d'Herbe. Apparemment, personne ne s'était rendu compte qu'il s'était brièvement endormi.
La gaffe... se dit-il. Cette fois, il allait faire attention. Il n'avait qu'à... compter, tiens. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf... pourquoi ses yeux se fermaient ? Dix, onze douze, treize... il n'en pouvait plus, il allait craquer, il allait se mettre à hurler, il allait craquer au beau milieu du conseil... quator...
Il revoyait son père, son sourire, son rire si communicatif, il le revoyait l'appeler "ma petite boule de poils", et il le suivait avec lui, chez les Bipèdes, loin, très loin, dans un endroit merveilleux où les souris tombaient du ciel...
- Réveille-toi !
Il se réveilla en sursaut. Il était couché sur le sol de la tanière, et Nuage de Chenille lui jetait un regard furieux.
- Allez, réveille-toi...
Il se leva tant bien que mal. Il avait une migraine épouvantable.
- Nous allons mener une autre attaque contre le Clan de la Rivière cet après-midi. Tu étais au courant de ça ? Oh, j'oubliais, tu es le chef, bien sûr que tu es censé être au courant ! Ou alors... ou alors, tu t'es endormi comme un idiot au beau milieu du conseil et tu ne te réveilles que maintenant ! " grommela-t-elle.
- Je... j'étais fatigué, je te jure...
- Mouais... au moins, les Vieux Cons ont eu l'extrême gentillesse de continuer leur conseil exactement comme si tu ne dormais pas... oh, attends, en fait, je crois même qu'ils ne s'en sont même pas aperçus, selon Brin d'Herbe !
Elle détourna les yeux, clairement dégoûtée :
- Ça prouve à quel point tu es si utile pour ce Clan... je venais juste t'apporter une souris.
Et elle sortit sans un mot de plus.Petit Lionceau fut réveillé par les cris des autres chatons :- Hé, un lièvre !
- On a un lièvre à manger !
- Il est énorme !
Il baîlla et se releva. Devant lui, Petite Impossible-de-se-rappeler-de-son-nom-mais-en-tout-cas-elle-était-vraiment-très-mignonne, son frère Patte de Rocher et sa soeur Patte Grise, les enfants de Fleur Noire, s'extasiaient devant un lièvre.
- Notre première vraie proie ! On va la manger à nous tout seul ! Plus besoin de têter du lait !
- Hé, allez, réveille-toi, Petit Lionceau, c'est génial !
Petit Lionceau renifla l'odeur du gibier. Excellent.
- On le mangera plus tard, décida Patte de Rocher, qui décidait toujours de tout, pour l'instant, on va jouer !
- Ouais ! " s'exclama Patte Grise.
- Génial ! " renchérit Petite Impossible-de-se-rappeler-de-son-nom-mais-crotte-de-souris-on-s'en-fiche-elle-est-trop-mignonne.
- On joue au chasseur et à la souris ? " proposa Patte Grise.
Mais Patte de Rocher, qui, comme Petit Lionceau le savait, décidait toujours de tout, décréta :
- Non, on joue à la guerre des Clans ! Qui veut faire partie du Clan du Tonnerre, les vaillants héros qui sont les plus braves de la forêt ?
- Moi !
- Moi
- Moi !
- Moi !
- Moi !
- Bon, très bien, je choisirai entre vous. Et qui veut faire partie des lâches et ignobles chats du Clan de l'Ombre qui ne savent que ramper dans les marais ?
- ...
- Pff... bon, je sens qu'il va encore falloir décider moi-même...
Petit Lionceau, comme d'habitude, insista plus que les autres pour faire partie du Clan du Tonnerre :
- Moi, moi, je veux être le lieutenant du Clan du Tonnerre ! Moi !
Et, tout en parlant, il priait pour qu'ils ne l'évoquent pas... il priait de toutes ses forces pour qu'aucun n'ose faire la remarque...
- Tu parles, cria Patte Grise, toi, on le sait, que t'es qu'un sale chat du Clan de l'Ombre !
Et il y eut un rire collectif parmi la foule de chatons. Patte de Rocher s'empressa de continuer :
- Ouais, ma maman, elle me l'a dit : t'es juste un otage, et si un jour, ton sale Clan de lâches, il tente de faire quoi que ce soit contre nous, COUIC ! On te tue !
- Ouais, couic ! Renchérit Petit Lièvre. Ils vont te couiquer bien comme il faut !
Petit Lionceau s'avança et déclara bravement :
- Je ne suis PAS un chat du Clan de l'Ombre, je suis un brave chat du Clan du Tonnerre ! Et je peux le prouver ! Je suis un futur grand guerrier du Clan du Tonnerre, je le jure sur mon honneur !
Patte Grise, qui trouvait toujours le bon mot pour appuyer là où ça faisait mal, haussa les épaules :
- Bah, tu es un chat du Clan de l'Ombre, on sait très bien que ceux-là, ils n'ont pas d'honneur.
Au lieu de montrer à quel point il était blessé, Petit Lionceau se forca à rire :
- C'est vrai, ils n'ont pas d'honneur, ces sacs à puces... mais moi, je suis un chat du Clan du Tonnerre, et je les déteste autant que vous, ces saletés d'horreurs des marais puantes !
Mais, comme d'habitude, ils ne le croyaient pas. Comme d'habitude, ils se mirent à rire. Furieux, Petit Lionceau hésita à se jeter sur Patte de Rocher, mais il savait que ça n'aurait servi à rien, alors, sans un mot, il tourna les talons et sortit de la pouponnière.
Il resta accoudé contre l'entrée, à regarder les grands chats dont il ne distinguait que les pattes vivre et s'activer dans le camp. Il n'arrêtait pas de se faire des promesses sans fin. Un jour, il recevrait une prophétie, un jour, il serait un grand guerrier, un jour, il leur prouverait, à tous, qu'il appartenait au Clan du Tonnerre...Il se rappelait parfois de son père. Il se rappelait même très bien de son visage. Mais, pourtant, il tentait de s'arracher ces images de la cervelle. Il ne devait pas se souvenir de son passé, il devait devenir un vrai guerrier du Clan du Tonnerre, sinon, comment Patte de Rocher et les autres le respecteraient ?
Ce dont il ne se rappelait pas du tout, par contre, c'était de sa mère. Et pourtant, il savait qu'elle était vivante. Il en était certain, sans savoir pourquoi. Il ne se rappelait absolument pas d'elle, et pourtant, il avait la certitude qu'elle était vivante, que quelqu'un lui avait affirmé ça et n'aurait pas pu lui mentir...
Ça avait peut-être un lien avec son obsession pour les patrouilles de chasse. Chaque jour, il allait harceler les guerriers pour leur demander qui partait à la chasse et qui en revenait. Cette étrange manie lui avait déjà valu une belle réputation de cinglé parmi les autres chatons, et même lui ne pouvait pas s'expliquer pourquoi il faisait ça. C'était comme ça, il ne pouvait pas s'en empêcher, comme si il attendait indéfiniment une personne qui était censée rentrer d'une partie de chasse... il savait que ça avait un lien avec ses parents, mais il aurait été incapable de dire pourquoi.


Parfois, quand, par hasard, le regard de Goémon Noir s'arrêtait sur des baies empoisonnées, il repensait avec nostalgie à sa première tentative d'assassinat.
Car oui, chers amis, vous serez bien naïfs de penser que Goémon Noir n'avait jamais tenté de tuer Pelage Sombre avant l'assassinat qui lui avait valu sa place de lieutenant.
La première fois, il avait huit lunes. Son motif ? Il tenait en trois mots : il le haïssait. Il voulait trouver un moyen de tuer ce véritable tortionnaire qui lui avait servi de mentor.
Alors, il s'était présenté dans la tanière du guérisseur et il avait fait semblant de gémir :
- Brin d'Herbe, j'ai une épine dans la patte, j'ai mal...
L'autre gros lard n'avait pourtant pas été dupe.
- Ah bon, toi ? Ça me surprends...
Nuage de Goémon, d'habitude, ne se plaignait jamais. Il n'exprimait jamais sa souffrance ou sa douleur, il ne se plaignait de rien, il ne parlait presque pas. Alors, de voir ce chaton d'habitude si mutique se présenter devant lui en pleurnichant avait étonné Brin d'Herbe. Mais, malgré tout ça, il avait tout de même marmonné :
- Mouais... bon, reste là cinq secondes, le temps que j'aille me chercher un petit en-cas (comprenez par là : trois ou quatre souris bien dodues) pour ce matin.
Et, au moment précis où Nuage de Goémon s'était retrouvé seul, il s'était rué vers les étagères de plantes, trifouillant partout pour tenter de trouver les baies empoisonnées. Mais, au moment précis où il avait miaulé de triomphe en tombant enfin sur ces petites baies rouges, il avait sursauté en entendant une voix lui vriller les tympans :
- Qu'est-ce que tu fais là, toi ?
Étoile de Taches. Mais, pour une fois, elle ne hurlait pas. Elle comptait sans doute rester discrète. Nuage de Goémon avait caché sous sa patte l'unique baie qu'il avait réussi à récupérer et avait répondu précipitamment :
- Rien, rien...
Étoile de Taches avait alors regardé de tous les côtés, comme si elle ne tenait pas à être vue ici. Elle s'était dirigée vers les plantes et avait saisi une petite poignée de baies empoisonnées.
- Qu'est-ce que vous comptez faire, avec ça ? " avait demandé Nuage de Goémon avec un sourire narquois, pas dupe.
- Mêle-toi de ce qui te regarde, toi ! " avait-elle craché. Ou alors... tu préfères peut-être que j'appelle Pelage Sombre ?
Elle avait frappé dans le mille. Il avait marmonné d'une voix mal assurée :
- J'ai pas peur de Pelage Sombre.
- Bon, très bien... PELAGE SOM...
- NON ! NON ! NON ! Très bien ! Je sors, je sors ! Sale hystérique...
Et, avant qu'elle puisse l'attraper, Nuage de Goémon s'était rué dehors.
Et, comme par magie, comme si ce vieux con n'avait pas d'autre but que de surgir à chaque moment possible histoire de l'emmerder (pardonnez-moi le langage peu raffiné de notre Nuage de Goémon, chers amis, je n'en suis pas responsable), Pelage Sombre l'attendait dehors.
- Nuage de Goémon... j'ai cru entendre Étoile de Taches appeler mon nom... tu as fait quelque chose ?
- N-non... rien, strictement rien.
- J'espère bien pour toi.
Pelage Sombre devait être de meilleure humeur que d'habitude, sinon, il ne l'aurait pas lâché aussi vite. Aujourd'hui, il devait avoir eu autre chose en tête, car il s'était dirigé comme si de rien n'était vers le tas de gibier.
- Pelage Sombre, c'est pas la peine... je vais te rapporter une proie. " avait dit Nuage de Goémon.
Pelage Sombre, franchement suspicieux, s'était arrêté :
- Toi ?
Mais, sans lui laisser le temps de réagir, Nuage de Goémon avait couru vers le tas de gibier et était bientôt revenu avec un bon gros lapin bien dodu (non sans avoir au préalable craché dedans - comme d'habitude - et avoir glissé la baie empoisonnée à l'intérieur sans être vu). À côté du tas de gibier, Ciel Indigo mangeait déjà le lièvre qu'Étoile de Taches lui avait donné.
- Il est très bon, ce lièvre, disait-il quand Nuage de Goémon crachait avec soin dans le lapin de Pelage Sombre sans être vu, il a un petit goût différent, mais c'est excellent...
Nuage de Goémon avait tendu le lapin à Pelage Sombre :
- Tiens, c'est pour toi.
Pelage Sombre ne s'en était pas inquiété plus que ça, finalement. Peut-être que sa saleté d'apprenti voulait juste jouer aux lèches-bottes. Mais juste avant qu'il puisse toucher la proie, Ciel Indigo s'était dirigé vers lui :
- Ah, Pelage Sombre, excuse-moi, mais... j'ai encore un peu faim. Ça ne te dérange pas si je prends ton gibier ?
- Tu peux y aller, je n'avais pas faim. " avait répondu Pelage Sombre.
CROTTE DE SOURIS ! NON ! NON ! C'EST TROP INJUSTE ! NON ! avait pensé Nuage de Goémon rageusement.
Et il avait regardé, impuissant, Ciel Indigo engloutir le lapin, le crachat et la baie empoisonnée. Ce qu'il ne savait pas, c'est que sa pauvre et unique petite baie empoisonnée n'avait pas servi à grand-chose : la poignée de baies d'Étoile de Taches avait déjà fait tout le travail pour Ciel Indigo.
Étonnamment (pour tout le monde à part pour Étoile de Taches et Nuage de Goémon), après avoir mangé, Ciel Indigo avait marmonné :
- Je... je crois que je vais voir Brin d'Herbe, je me sens... mal. Je ne sais pas ce que j'ai, un début de mal vert, peut-être, mais... je ne sais pas, je me sens bizarre.
Je vais être honnête avec vous : la dose de baies qu'avait avalé Ciel Indigo aurait suffi pour tuer un blaireau. Un chat normalement constitué et moins résistant que lui se serait effondré raide mort sur-le-champ. Mais Ciel Indigo avait une santé de fer, et il ne mourut que dans la soirée, après avoir passé une journée chez le guérisseur.
Ni Étoile de Taches ni Nuage de Goémon n'avaient été dupes. Ils avaient tous deux compris la petite manigance de l'autre, mais... ils ne pouvaient pas se dénoncer mutuellement sans se compromettre.
Alors, Goémon Noir n'avait jamais dit à personne qu'il savait qu'Étoile de Taches avait tué Ciel Indigo, tout comme Étoile de Taches n'avait jamais révélé à Pelage Sombre sa petite tentative d'assassinat qui lui aurait valu de se faire trancher la gorge vite fait bien fait.
Il repensait à tout ça pendant qu'il fixait distraitement le tas de gibier, jusqu'à ce qu'une insupportable voix haut perchée vienne s'exclamer :
- Goémon Noir, Goémon Noir !
Il se retourna. C'était cette insupportable petite Nuage de Fraise. Mais il lui fit tout de même son plus beau sourire.
- Je... je t'ai apporté une proie..." disait-elle d'une petite voix en déposant une souris à ses pattes.
- Merci. " répondit-il.
Juste derrière elle, il voyait sa chère petite chenille rentrer dans sa tanière, l'air furieux, les yeux baissés. Il sourit encore. Nuage de Fraise dut croire que ce sourire lui était adressé, car elle gloussa. Il lui lança :
- Attends-moi, Nuage de Fraise, je dois aller dire deux mots à Nuage de Chenille.
Et il la planta là, non sans lui avoir d'abord dédié un beau sourire. Et comme les beaux sourires excusaient de se faire planter là comme une moins que rien, Nuage de Fraise gloussa encore une fois.
Une fois dans la tanière, il la vit courbée sur ses éternelles plantes, les triant avec passion, comme d'habitude. Comme d'habitude, elle fit semblant de ne pas l'avoir remarqué. Mais lui, il lui lança d'un ton un peu coupable, comme quelqu'un qui a quelque chose à se faire pardonner :
- Allez, ne fais pas comme si tu ne me voyais pas...
Elle répondit par un :
- Hm.
Mais il voyait que ses pattes s'étaient crispées.
- Je ne t'ai rien fait de mal, non ?
Nuage de Chenille réfléchissait à toute vitesse, à la fois terrorisée et révoltée. Mais à quel jeu il joue ? Il m'a maintenu en vie parce qu'il savait que personne ne me croirait, il peut me tuer à tous moments si il le veut, et maintenant, il veut agir comme si il était mon ami ?
- Il y a quelque chose qui te tracasse, non ? " demanda-t-il.
Elle réussit tant bien que mal à répondre sans que sa voix tremble, ou plutôt, sans que le tremblement de sa voix se fasse trop remarquer :
- Oui, notre chef.
Elle était surprise de la hargne qu'il y avait dans sa propre voix. Goémon Noir rit, de ce rire si léger, si insouciant, un rire qui aurait fait rire n'importe qui avec lui :
- Ah oui, le chef.. vraiment ? Je pensais que tu l'aimais beaucoup, notre cher Nuage de Pivoine...
Il savait. Il savait qu'elle aimait Nuage de Pivoine. Elle avait cette impression horrible que Goémon Noir savait tout. Même les choses qu'elle se cachait à elle-même, même les choses les plus intimes à son sujet... peut-être qu'elle se faisait sûrement des idées, mais elle était fermement convaincue que ces prunelles noires étaient omniscientes, qu'elles lisaient en elle en même temps qu'elles se posaient sur elle...
C'était une sensation vraiment... plus que désagréable, affreuse. Cette impression de se faire mettre à nu du regard par un chat qui, jusqu'à maintenant, n'avait pas manifesté la moindre pitié, était affreuse.
- Oui, c-c'est v-vrai, je l'aime... bien. " elle rajouta en catastrophe le dernier mot.
Elle aimait réellement Nuage de Pivoine. Ils s'étaient toujours compris dans leur malheur et soutenu là-dedans, ils se comprenaient sans avoir besoin de se parler... ils n'arrivaient d'ailleurs pas réellement à se parler. La plupart du temps, ils ne faisaient que se narguer de manière puérile et faire de leur possible pour insupporter l'autre. Et, d'une certaine manière, ils s'insupportaient réellement. Mais quelque chose les unissait, une sorte de compréhension mutuelle... ironiquement, la mort de Nuage de Flamme avait été l'élément pertubateur de leurs deux vies et les avait rapproché.
Mais, pourtant, elle ne pouvait pas s'empêcher de le haïr pour une raison que même elle ne comprenait pas. Particulièrement ce matin, quand elle avait trouvé cet abruti dormir dans sa tanière.
Goémon Noir hocha la tête :
- Oui, c'est vrai... et pourtant, je parie que tu ne peux pas t'empêcher de te dire que tu aurais pu être à sa place, je me trompe ?
- À sa place ? " répéta-t-elle.
Il s'approcha d'elle et il lui désigna le promontoire de la queue. Elle se crispa encore un peu plus et ne dit rien. Crotte de souris, oui, il devinait tout à son sujet. Même sa plus grande jalousie secrète.
Ça aurait dû être elle, plutôt que Nuage de Pivoine, la chef. Mais voilà, elle était une femelle. Une foutue femelle. Autant dire, une crotte de souris si elle comptait avoir le moindre pouvoir un jour.
Goémon Noir eut un sourire moqueur, et son cœur s'accéléra en croyant même voir une pointe de mépris dans sa voix :
- C'est drôle... j'ai presque l'impression que tu es persuadée qu'à sa place, tu ferais mieux. Une chef femelle crainte et respectée, ça vaudrait mieux qu'une trieuse de plantes, n'est-ce pas ?
Elle ne répondit toujours rien. Goémon Noir changea de sourire. Cette fois, il faisait son sourire narquois et cynique. Et celui-là ressemblait beaucoup plus au vrai Goémon Noir que son sourire spécial Perce-Neige.
- Mais, ma chère petite chenille (elle l'aurait égorgée sur place pour oser l'appeler comme ça), il se trouve que, dans la société dans laquelle on vit... même si Nuage de Pivoine meurt avant d'avoir eu d'enfants... hm, à quoi ressemblera bien ta vie de chef ? Je me le demande vraiment... est-ce que par hasard, tu ne serais pas... comme ta mère, comme les autres femelles, c'est-à-dire, complètement faible, sans pouvoirs et inutile ? Il est complètement vain, ton cher rêve de devenir chef, ma petite.
Elle s'imaginait qu'elle lui jetait ses plantes à la gueule... inutile et puéril, mais jouissif. Soudain, elle vit Brin d'Herbe rentrer dans la tanière avec une souris et un lapin.
- Chalutchmkcherlgmmlieutengnamnt.Chrienctlefaitchmbagrcrtisezmptitappmcmrentie. Mais, chivoummchgrmplait, gnallezgnefairegmchailleurscdanmgrmchnière.
Et voici, fidèlement restitué, ce qui sortit de la bouche de Brin d'Herbe. Chose que l'on peut alors traduire sans aucun mal, soit au bout de plusieurs années d'apprentissage de cette langue nouvelle, soit si on s'appelle Nuage de Chenille, par :
- Salut, mon cher lieutenant. J'ai rien contre le fait que vous courtisez mon apprentie. Mais, s'il vous plaît, allez le faire ailleurs que dans ma tanière.
Nuage de Chenille en resta bouche bée. Goémon Noir, évidemment, ne comprit pas le message, mais comprit le sens général, et fit son sourire spécial Perce-Neige à Nuage de Chenille avant de sortir :
- À une prochaine fois.
- Jamais. " marmonna-t-elle.
- Chtcollectionnesvrmmmâles, toi ?
- Non, Brin d'Herbe, je ne collectionne pas les mâles, c'est... c'est... Goémon Noir, celui-là ! " répondit-elle d'une voix blanche.
- Tu fais comme tu veux. Mais rapporte tes conquêtes ailleurs que dans la tanière, d'accord ? " dit-il, ayant enfin fini sa souris.
Elle n'insista pas. Mais, malgré tout, elle ne put pas s'empêcher de demander :
- Ah, parce que toi, tu en a ramené énormément, de conquêtes, dans ta tanière ?
- T'en as pas idée, ma petite chenille. Elles craquaient pour moi. " sourit Brin d'Herbe.
- Mmh... étrangement, j'ai un peu de mal à te croire...
- Je sens comme un peu d'ironie dans ta voix, ma chère apprentie. Ne doute jamais de mes charmes, d'accord ?
Nuage de Chenille fut saisie d'un fou rire incontrôlable. Ce n'était même pas un rire moqueur. Non, elle était réellement en train de se tenir les côtes.
- T'es irremplaçable, Brin d'Herbe.
- Ah, tu vois, toi aussi, mes charmes t'envoûtent !
- Vieux dégueulasse... mais je t'aime bien.
- Je t'aime bien aussi, ma petite chenille.
- Au fait, où est-ce que tu l'as eu, ton lièvre ?
- Ah, ça... les gosses de la pouponnière avaient organisé une fugue pour partir explorer la forêt. Je les ai surpris, et, disons que j'ai conclu un marché... leur lièvre contre mon silence.
- Et je suppose qu'en plus de n'avoir aucun remords de racketter des chatons, je suppose que si ils se perdent dans la forêt et qu'ils tombent sur une bande de renards affamés, tu ne t'estimeras absolument pas responsable ?
- Nan. Exactement. " Pas de culpabilité...
-... pas de problèmes " . Oui, je commence à connaître.
- Moi aussi, je t'aime bien.

Quand Nuage de Chenille sortit pour aller cueillir de la mille-feuilles, elle vit que la foule s'était assemblée devant le promontoire. Goémon Noir avait réuni le Clan. Et, comme d'habitude, c'était lui qui se tenait sur le promontoire, pas Nuage de Pivoine, qui, lui, restait gentiment en retrait. Quiconque ne savait pas que c'était lui le chef aurait simplement vu un apprenti doré replié sur lui-même, les yeux baissés, qui se tenait à côté du promontoire. Et quiconque aurait vu Goémon Noir aurait cru que c'était lui, le véritable chef du Clan. Et, en un sens, c'était vrai. C'était Goémon Noir qui prenait toutes les décisions, et surtout, c'était lui que la foule suivait. Un détail que, comme d'habitude, vous serez peut-être surpris (ou pas) d'apprendre maintenant, c'est que les gens aimaient Goémon Noir. Excepté pour le Conseil des Vétérans (non, votre humble narrateur que je suis se refuse totalement à les appeler par le surnom que Goémon Noir leur a donné), tout le monde l'adorait. Seuls les vétérans voyaient encore en lui un danger potentiel, un dangereux fils de traître, quelqu'un de louche à surveiller. Mais tous les autres... ils l'adoraient, et comment faire autrement ? Quand il parlait, on l'aurait suivi jusqu'au bout du monde, comme ce récit le prouvera bientôt.
Mais pardonnez mes éternels digressions, chers amis, et revenons à notre chère Nuage de Chenille, qui suivait actuellement le discours de Goémon Noir.
- Chats du Clan du Tonnerre, dit-il de sa voix qu'il faisait porter sans effort dans tout le camp sans même avoir besoin de crier, nous sommes actuellement en train de prendre l'avantage contre le Clan de la Rivière. Non, non, inutile de le dire, je sais ce que vous pensez "Il nous a déjà dit ça la semaine dernière, et là, il est encore en train de nous aveugler avec des beaux discours". Oui, mais cette fois, je suis sûr de ce que j'affirme. Le Clan de la Rivière s'affaiblit. Bientôt, ils ne tiendront plus. Ils ne sont pas de taille à lutter contre nous ! Sinon, nous ne serions pas le Clan du Tonnerre !
La foule se mit à hurler :
- Vive le Clan du Tonnerre !
- On va l'écraser, le Clan de la Rivière !
- Ils ne peuvent rien contre nous !
- Ouais, le Clan du Tonnerre, c'est le meilleur Clan, pas comme ces lâches du Clan de l'Ombre ! " Nuage de Chenille entendit clairement une voix de chaton... ça devait être Petit Lionceau.
À côté de Nuage de Chenille, Nuage de Fraise gloussa en regardant Goémon Noir avec admiration.
- Il est... si convainquant... et si beau... et si fort...
Nuage de Chenille devait bien lui accorder ça, elle était d'accord sur le premier de ses compliments. Convainquant, oui... plus que convainquant, même.
- Si tu veux un conseil, ne t'approche pas trop de lui. " rétorqua-t-elle.
Elle réalisa, un quart de seconde trop tard, comment sa phrase aurait pu être interprétée. Et, ça n'avait pas manqué, Nuage de Fraise comprit de travers ce qu'elle voulait dire et cracha :
- Quoi ? Tu es jalouse ? TOI ?
- Non, non, c'est pas ce que je voulais dire, je ne disais pas ça dans ce sens-là, s'empressa de rectifier Nuage de Chenille, je voulais dire... vraiment, ne t'approche pas de lui ! Si tu tiens à ta sécurité, euh, je veux dire, il n'est pas... enfin, si, comme ça, on pourrait le croire, mais en réalité, il est... il est complètement, euh... " elle avait l'impression de s'enfoncer au fur et à mesure qu'elle parlait.
- Oui, je comprends... feula Nuage de Fraise, tu es jalouse et tu le veux pour toi, c'est ça ?
- Quoi, moi ? Mais... mais certainement pas, il me dégou... enfin, je veux dire, mon cœur s'accélère à chaque fois que je le vois, euh, je veux dire, de peur, c'est de la peur, parce qu'il est... " elle se trouvait stupide, elle ne réussissait à articuler rien de cohérent. En dernier recours, elle finit par cracher :
- Je suis apprentie guérisseuse, nom d'une souris ! Ce que j'essaie de te dire, Nuage de Fraise, c'est que Goémon Noir... enfin, mais rappelle-toi de Perce-Neige, tu sais comment elle a fini...
Elle se rendit compte trop tard, encore une fois, que ça sonnait encore comme une menace. Oh, mais quelle abrutie je suis... J'AI tué Perce-Neige, qui sait comment elle va comprendre ça maintenant ?
- Tu me menaces, en plus ? " cracha Nuage de Fraise.
Nuage de Chenille bégayait, ne trouvait plus ses mots, s'enfonçait :
- Mais... mais non, c'est pas ce que je voulais dire, c'est... c'est un malentendu, toute cette conversation est un immense malentendu, je...
Et elle s'enfuit. Elle fendit la foule et courut se réfugier dans la tanière, où Brin d'Herbe dévorait un merle. Elle était cramoisie de honte.
- Brin d'Herbe...
- Hm ?
- Pourquoi est-ce qu'à chaque fois que je sors de cette tanière pour aller à la rencontre du monde extérieur, ça se termine toujours aussi mal pour moi ?
- Gnenairienchmmtournetrierchlbaies.
Phrase qui pourrait se traduire par :
- J'en sais rien et retourne trier les baies.
Nuage de Chenille ne répondit pas. Elle se rappelait encore de son premier jour d'apprentissage...
Là où tous les autres apprentis étaient parti tout excités avec leurs gentils mentors qui leur promettaient de leur faire explorer chaque coin et chaque recoin du territoire, elle, au lieu de la magnifique et verdoyante forêt, elle s'était retrouvée devant une tanière sinistre, aux parois lézardées et fragiles, sombre et pleine de toiles d'araignées sur les côtés. Est-ce qu'elle avait regretté son choix pour autant à ce moment-là ? Non, pas une seconde. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle préférait ça. Elle se rappelait être rentrée timidement sur le seuil. Brin d'Herbe l'avait poussé devant :
- Allez, entre.
Ce "allez, entre" était prononcé exactement sur le même ton qu'un "Dégage et ne reviens plus !" Mais elle s'était quand même décidée à entrer.
- On commence par quoi ? " avait-elle demandé d'une petite voix.
- Mets-toi dans un coin de la tanière et ne me dérange pas. " furent la seule réponse.
Alors, elle avait obéi. Elle était restée dans un coin de la tanière et Brin d'Herbe avait fait exactement comme si elle faisait partie du décor pendant tout le reste de la journée. Si il avait pu la refuser en tant qu'apprentie, il l'aurait fait. Mais elle ne s'était pas plaint. Elle avait agi exactement comme si elle faisait partie du décor, elle aussi. Pas un mot, rien. Elle avait simplement observé les lézardes du plafond.
C'est étrange comme, peu à peu, on finit par s'habituer à la présence de quelqu'un. Au fur et à mesure que les journées passaient, il avait fini par... tolérer sa présence, on va dire. Et puis, un jour, miracle, il lui avait parlé.
- Tu vas rester plantée là toute la journée, ou quoi ? Va trier les baies.
- Comment je fais pour...
- Par couleur et par forme. Plus vite que ça.
Elle s'était sentie flattée. Il lui avait parlé. Il ne l'avait pas traité comme une étagère. Elle s'était attelée à sa tâche sans un mot.
Et au bout d'une longue lune, il avait enfin accepté de lui apprendre les noms et propriétés des plantes. Et, miracle, Clan des Étoiles, miracle, il lui avait même donnée un petit surnom : ma petite chenille. Certes, c'était pour l'énerver, mais c'était un petit nom quand même.
Au bout d'une lune et demi, il avait même accepté qu'elle "empiète sur son espace personnel", c'est à dire qu'elle s'approche de lui à moins de trois mètres.
Et, même maintenant, elle ne désespérait pas. Avec un peu de chance, dans vingt lunes, il finirait par envisager son baptême de guérisseuse.
Une violente migraine l'envahit soudain. Le monde devint flou autour d'elle.
Oh non... non, pitié, non !
Elle voyait toute une foule de chats, rassemblés autour d'un chef... un chaton brun massif. Ils n'étaient pas dans une forêt, mais dans une sorte de ruelle étrange...
Tout ça ne dura pas plus de quelques secondes. Elle finit enfin par revenir à elle et par voir Brin d'Herbe juste devant elle :
- Hé, tu attends quoi pour les trier, ces foutues baies ?
- Ah, euh... oui, oui, pas de problèmes.
Elle pensait que ses visions avaient disparu. Pendant deux lunes, elle avait stupidement espéré qu'enfin, cette malédiction était partie, qu'elle pouvait vivre sans craindre de prédire chaque catastrophe... mais maintenant, rien n'avait changé. Les visions revenaient, et elles ne la laisseraient jamais tranquille.
Comment pourrait-elle vivre comme ça ? Comment pourrait-elle jamais vivre en prévoyant la mort de chacun de ses proches ?
Je ne peux pas porter ce poids, je... je ne peux plus.
Longtemps, elle avait rêvé de demander au Clan des Étoiles pourquoi elle, pourquoi ces visions la hantaient... mais elle n'y arrivait pas. Elle ne l'avait jamais dit à personne, mais les trois fois où elle était allée à la Source de Lune en tant qu'apprentie guérisseuse... elle avait lapé l'eau, et puis... rien. Elle s'était simplement endormie, et s'était réveillée quelques instants plus tard. Pas de prophétie, ni d'ancêtre lui apparaissant dans des milliers d'étoiles scintillantes... rien.
C'était d'ailleurs la seule fois où elle avait croisé des membres du Clan du Vent. Dans la forêt, ce Clan était presque une légende pour le lien privilégié qu'ils entretenaient avec le Clan des Étoiles. Ils ne venaient plus aux Assemblées, se targuaient d'être encore le seul véritable Clan de la Forêt, clamaient que les Clans de l'Ombre, de la Rivière et du Tonnerre n'étaient plus des Clans tels que le Clan des Étoiles les avaient souhaité... Elle avait enfin pu apercevoir la guérisseuse de ce Clan. Pour elle, ce Clan était mystérieux. Si un seul Clan pouvait l'aider à communiquer avec le Clan des Étoiles, à comprendre pourquoi on l'avait affublé d'une véritable malédiction, c'était le Clan du Vent.
Alors, Nuage de Chenille prit sa décision tout en triant les baies. Je crois que vous l'aurez sans doute deviné. Et, croyez-moi, sa "quête héroïque" fut bien plus intéressante et surtout, beaucoup moins idiote, que celle de Nuage de Pivoine.Elle partit au crépuscule. Elle aimait beaucoup cette période-là de la journée, toutes ces couleurs roses et orangées... elle n'eut qu'à marmonner rapidement à Brin d'Herbe qu'elle partait cueillir de la mille-feuille, et elle sortit du camp sans même qu'on la remarque. Pour ne pas se faire surprendre par la patrouille, elle évita les chemins les plus courants et les plus empruntés. Elle était partie comme on part pour une promenade, sans se poser de questions, profitant simplement des couleurs du crépuscule. Mais, très vite, elle dut faire face à la question qu'elle aurait dû se poser dès le départ : où aller ?
Et si elle était forcée de traverser un autre territoire pour se retrouver sur celui du Clan du Vent, que ferait-elle ?
Soudain, elle entendit un léger froissement dans les hautes herbes derrière elle. Elle se retourna et vit quelque chose... un lapin ? Elle se dirigea, les griffes sorties, vers les hautes herbes, quand une petite voix piailla :
- Stop ! Stop ! C'est moi ! C'est juste moi ! Je ne suis pas un gibier !
Et elle vit sortir des buissons Petit Lionceau. Elle leva les yeux au ciel :
- Fugue de la pouponnière, je suppose ?
- Ne me dénonce pas, s'il te plaît ! " Il lui fit les yeux doux.
- Bah, c'est pas mes affaires. Prends ton chemin et je vais prendre le mien. Tu n'en parleras à personne, et moi non plus, d'accord ?
Elle n'aurait pas dû dire ça. Petit Lionceau s'exclama, les yeux agrandis :
- Quoi ? Pourquoi je ne dois pas en parler ? Pourquoi ? Tu vas faire quelque chose d'interdit ?
- Quoi ? Non, non, je...
- T'as un amoureux d'un autre Clan, c'est ça ? Tu t'apprêtes à fuguer avec lui et vous allez vivre heureux et avoir beaucoup d'enfants hors des Clans ?
- Mais non, je...
Mais le cerveau de Petit Lionceau travaillait déjà tout seul pour élaborer des milliards de théories :
- Oh, je sais ! JE SAIS ! T'as reçu une prophétie du Clan des Étoiles ! T'es une héroïne, une élue ! Tu vas sauver le Clan d'un grand péril ! Et là, tu t'en vas pour ta quête héroïque !
- Écoute, le Clan des Étoiles ne m'a rien envoyé du tout, d'accord ? Tu devrais arrêter de penser que tu vis dans une histoire d'anciens.
- Ahaha, tu vois ! Tu nies ! Tu nies ! Tu ne veux pas qu'on soit au courant de ta quête héroïque ! Mais moi, je ne me laisserai pas avoir ! Moi, je vais t'accompagner ! Je serai un élu, moi aussi ! Et quand on rentrera de notre quête héroïque, on sera des héros, et... oh ! Je sais ! Entre-temps, tu seras tombée follement amoureuse de moi, et on rentrera pour vivre heureux et avoir beaucoup de chatons !
- Oh, Clan des Étoiles... Petit Lionceau, c'est la réalité, la RÉALITÉ ! Je ne pars accomplir aucune mission du Clan des ֤Étoiles, je veux simplement faire quelque chose de personnel et de très important pour moi...
- C'est bien ce que je dis, t'as un compagnon interdit d'un autre Clan ! J'le savais, j'le savais !
- Oh, et puis crotte de souris... tu veux tout savoir ? Je dois me rendre sur le territoire du Clan du Vent, pour faire... quelque chose. Et non, ce n'est pas le Clan des Étoiles qui m'a demandé de le faire, mais ça a bien un rapport avec eux...
- Parce que t'es une élue !
Nuage de Chenille soupira et décida de laisser tomber. Elle se contenta de répondre :
- Bon, d'accord, admettons. Mais maintenant, tu vas rentrer au camp et surtout, surtout, ne me demande pas de venir avec moi.
Petit Lionceau eut un sourire faussement innocent :
- C'est drôle, je pensais que tu aurais fait plus d'histoires que ça... (il recommença à lui faire les yeux doux) donc, tu es en train de me dire que si je me fais attraper par une bande de renards affamés en tentant de rentrer seul au camp, tu ne t'estimeras absolument pas responsable de ma mort horrible et tragique ?
- Non, exactement. Pas de culpabilité, pas de problèmes, petit. Maintenant, rentre.
- Mais euh ! T'es vraiment aussi folle que ton mentor, alors ?
Il tourna la tête de tous les côtés comme si il avait peur qu'on l'entende :
- À la pouponnière, les autres, ils disent des histoires sur Brin d'Herbe, ils disent qu'il serait complètement fou... et même qu'une fois, j'ai entendu Fleur Noire dire "Pas étonnant que la fille d'Étoile de Taches soit à moitié folle, même une personne normale ne pourrait pas rester longtemps saine d'esprit à rester toute la journée enfermée dans cette tanière avec ce vieux fou de Brin d'Herbe ! "
- Tss... non, bien sûr que non, Brin d'Herbe n'est pas fou. (Et elle rajouta, plus bas, sans que Petit Lionceau l'entende) C'est un sans-coeur et un égoïste, mais ce n'est pas un fou. (et elle reprit, plus haut)maintenant, rentre, Petit Lionceau.
Petit Lionceau eut un sourire mauvais :
- Ah oui ? Et si je te dénonce à la patrouille du crépuscule, hein ? Ta quête héroïque ne se terminera jamais !
- Ce n'est PAS une... oh, peu importe. Très bien, très bien. Viens avec moi, et puisse un renard te bouffer sur la route...
Elle savait à quel point ce n'était pas raisonnable d'emmener un petit chaton avec elle, mais elle préférait encore ça que de risquer de se faire dénoncer.
- Génial ! Moi aussi, je suis un Élu dans ta quête héroïque !
- Si tu veux... suis-moi et surtout, ne fais pas de bruit.
Petit Lionceau obéit, et fut aussi discret que peut l'être un enfant surexcité. Nuage de Chenille était certaine de connaître son chemin. Son sens de l'orientation était loin d'être aussi calamiteux que celui de Nuage de Pivoine.
En arrivant près du Chêne Céleste, elle s'arrêta. Une idée venait de lui traverser l'esprit.
- Petit Lionceau... " dit-elle.
Et elle désigna de la queue le paysage devant eux.
- Tu vois, ce qu'il y a là-bas, si tu marches encore un peu ? La frontière avec le Clan de l'Ombre. Ton Clan, ton vrai. Tu sais ce que je ferais si j'étais à ta place ?
Elle marqua une pause, peinée, en pensant à la douleur que devait ressentir Étoile du Tigre.
- J'irai jusqu'à cette frontière, et je retrouverais mon Clan, et mon père. Vas-y, pars. Une telle occasion de t'enfuir ne reviendra plus jamais.
Elle le poussa du museau :
- Vas-y.
Mais, à sa grande surprise, il cracha :
- Hé, j'veux PAS repartir !
- Mais... mais pourquoi ?
- Je suis un guerrier du Clan du Tonnerre, maintenant ! Le Clan de l'Ombre ne signifie rien pour moi ! " s'exclama-t-il avec vigueur.
Mais quelque chose dans le ton de sa voix lui parut... forcé.
- Mais enfin, t'es complètement idiot ! Pars, abruti, pars !
Petit Lionceau détourna les yeux.
- Tu ne comprends pas... Patte de Rocher et les autres, à la pouponnière... je... je me rappelle à peine de mon père, ça ne signifie plus grand-chose pour moi. Il faut que... que je leur montre à tous... à tous ces crétins de la pouponnière... que je suis un vrai guerrier du Clan du Tonnerre...
Il cracha avec hargne :
- Ils se moquent toujours de moi ! Je veux leur montrer que je suis vraiment loyal à mon Clan !
Nuage de Chenille, les yeux écarquillés, répondit :
- Oh, oui, je crois que je commence à comprendre... tu veux gaspiller ta chance de retrouver ton père et ton vrai Clan pour prouver je ne sais pas quoi à une bande de gosses ? C'est puéril !
Elle s'interrompit, réalisant qu'elle parlait à un enfant de trois lunes. Bien sûr qu'il était puéril. Bien sûr qu'il ne pouvait pas comprendre. Il était prêt à gaspiller sa chance pour une jalousie d'enfant, pour un désir inutile de prouver sa valeur, parce qu'il ne réalisait rien d'autre. Pour se faire accepter par les autres, il était prêt à renier sa vraie identité. Voilà pourquoi il clamait toujours et encore à quel point il haïssait le Clan de l'Ombre. À cet âge-là, être accepté par les autres, c'est tout ce qui compte. Elle poussa un soupir.
- Pauvre idiot...
Rien ne pourrait le décider à changer d'avis. Alors, elle se contenta de lui dire :
- On repart. On va devoir passer par le territoire du Clan de la Rivière. Alors, surtout, sois discret.
Ils reprirent leur marche. Au bout de quelques minutes, il gémit :
- J'ai faim... tu veux pas chasser un peu ?
- Pas le temps. Continue à marcher.
En vérité, chers amis elle voulait simplement dissimuler le fait qu'elle avait une position de chasse très imparfaite, "très imparfaite" étant ici une manière plus sympathique de dire "complètement nulle". Elle ne savait même pas si elle aurait été capable d'attraper une souris.
Au bout de quelques minutes de marche, Petit Lionceau demanda :
- C'est quoi, cette odeur bizarre ?
- Ça ? C'est l'odeur du territoire du Clan de la Rivière. On va devoir le traverser. Sois prudent.
- Et... et ils nous font quoi, si ils nous t-trouvent ?
Nuage de Chenille, agacée, mentit :
- Oh, je suppose qu'ils nous sacrifient à la divinité de la Rivière... c'est un sacrifice très long et très douloureux. D'abord, ils t'arrachent les oreilles, puis les griffes, puis les pattes, et ensuite, ils te tiennent longtemps la tête sous l'eau en scandant des incantations mystiques jusqu'à ce que tu te noie. Et, si tu ne te noie pas, ils te précipitent du haut de l'arbre le plus haut de leur territoire. Ça réponds à ta question ?
Petit Lionceau parut soudain un peu mal à l'aise et répondit d'une voix blanche :
- C-c'est v-vrai ?
- Complètement vrai.
Et il se tut pendant tout le reste du trajet. Je deviens comme Brin d'Herbe... je n'ai aucune patience avec ces sales gosses.
Elle tenta comme elle pouvait de passer par les chemins les plus discrets. Elle manqua se perdre au moins trois fois, et, pendant tout ce temps, elle eut la peur au ventre. Mais, par chance, aucune patrouille ne la surprit. Petit Lionceau, lui, terrifié, regardait de tous les côtés. Est-ce que je lui dis que je le faisais marcher, ou... hm, non, c'est plus drôle.
Enfin, elle sentit l'odeur du marquage.
- On y est !
Elle regarda le territoire qui s'étendait devant ses yeux. Oui, il était comme on lui avait décrit. Froid, désertique, une lande plate et sans aucun arbre... elle n'aurait pas aimé y habiter.
- Allez, viens.
Quand soudain, elle se figea. Une patrouille du Clan de la Rivière s'approchait du marquage. Ils étaient au moins cinq ou six, et, dans quelques secondes, ils allaient les repérer. Elle trouva la force de dire d'une voix blanche :
- Petit Lionceau... on va courir derrière le marquage le plus vite possible, d'accord ?
- Mais... mais quand ?
- MAINTENANT !
Et elle fonça droit devant elle, sans prendre le temps de savoir si le petit la suivait aussi. Petit Lionceau était bien derrière elle, et courait le plus vite possible pour échapper au sacrifice à la divinité de la Rivière.
Quant à la patrouille du Clan de la Rivière, elle eut à peine le temps de voir deux éclairs filer devant leurs yeux, que déjà, Nuage de Chenille et Petit Lionceau étaient de l'autre côté, dans la lande.
- Nanananère ! " Petit Lionceau leur tira la langue.
- Abruti ! " feula Nuage de Chenille en le tirant en arrière.
Et ils continuèrent leur course effrénée. Mais soudain, Nuage de Chenille s'arrêta pile. Une patrouille du Clan du Vent était juste en face d'elle, et elle avait presque failli percuter le premier d'entre eux.
- Euh... bonjour. " marmonna-t-elle, par réflexe.
Devant elle, un grand chat roux à qui il manquait une oreille grommela :
- Bonjour aussi. Maintenant que les politesses sont finies, pouvez-vous nous dire ce que vous faites sur NOTRE territoire ?
Nuage de Chenille, essoufflé, haleta :
- Je... je... nous voulons... voir le chef du Clan du Vent, ou, de préférence, le guérisseur... s'il vous plaît...
- Si c'est de la part du Clan du Tonnerre pour qu'on les aide dans leur fichue guerre, c'est non. Nous restons en dehors des rivalités Claniques. " grommela le chef de la patrouille.
Et il marmonna, plus bas, de façon à ce que Nuage de Chenille ne l'entende pas :
- Quels hypocrites... ils croient vraiment qu'on ne sait pas qu'ils lorgnent sur notre territoire, comme les autres ?
- Non, non, ça n'a rien à voir ! C'est... c'est pour autre chose... quelque chose en rapport avec le Clan des Étoiles... avec un... un don que j'ai...
Le chat à une oreille sembla soudain très intéressé. Il acquiesça gravement de la tête.
- Oui, je vois. Et le petit, là, il l'a aussi, ce don ?
- Hein, qui, Petit Lionceau ? Non, lui, il s'est simplement retrouvé avec moi par hasard.
- Très bien. Je crois que nous allons rentrer au camp et discuter de tout ça.
En entrant au camp du Clan du Vent, Nuage de Chenille fut impressionnée. C'était plutôt atypique, comme endroit. Le vent soufflait beaucoup, sur ce territoire, et elle se surprenait à avoir un peu froid. Le chat à une oreille, qui s'appelait... Une-Oreille (ce qui était parfaitement logique, dans un sens) le conduisit dans la tanière du guérisseur. Il devait sans doute avoir ses raisons pour lui avoir fait si vite confiance.
- Larme de Rose, je t'amène cette petite. Apparemment, elle aurait le Don.
Une très jolie chatte rousse et blanche pointa le bout de son museau.
- Tu en es sûr, Une-Oreille ?
- C'est elle qui l'affirme, en tout cas.
Larme de Rose s'approcha de Nuage de Chenille et s'exclama :
- Oh, mais je te connais, toi ! Tu es la fille d'Étoile de Taches, l'apprentie de Brin d'Herbe, c'est bien ça ?
- Oui, c'est moi, répondit-elle timidement, je m'appelle Nuage de Chenille.
- Enchantée, Nuage de Chenille. On ne s'est pas beaucoup parlé, non ?
- Je vous laisse, maugréa Une-Oreille.
- Et moi ? " intervint Petit Lionceau. J'veux savoir ce que c'est que le Don ! Ça veut dire que c'est une Élue, c'est ça ? Elle a une prophétie à accomplir ?
- Arrête d'être obsédé comme ça par les prophéties, toi. Et laisse-nous. " grommela Nuage de Chenille.
- Bon, bon, très bien, se vexa Petit Lionceau, puisque c'est comme ça, je vais... je vais rester dans un coin et bouder, d'abord !
- C'est ça.
- Ne sois pas si dure avec ce petit. " fit doucement remarquer Larme de Rose.
- Je n'ai jamais vraiment eu la fibre maternelle.
- Oui... et le Clan des Étoiles sait que ta mère ne l'avait pas non plus.
Pendant que Petit Lionceau allait bouder dans un coin, Larme de Rose demanda gravement à Nuage de Chenille :
- Explique-moi un peu ce que tu ressens... est-ce que ça t'arrive, parfois, de ressentir des sensations étranges, d'avoir des rêves qui te paraissent un peu trop réalistes, ou... est-ce que tu as l'impression de voir des choses avant qu'elles n'arrivent ?
Nuage de Chenille en resta bouche bée. C'était ça... c'était exactement ça. Cette chatte inconnue semblait lui expliquer d'avance les questions sur elle qu'elle s'était toujours posée.
- Oui, murmura-t-elle dans un souffle, oui, c'est ça. Je... je...
Elle hésita à continuer. Mais, mes chers amis, Larme de Rose était comme Étoile de Bleuet. Elle était une personne à qui on fait confiance d'instinct, à qui on dit tout sans même la connaître. Alors, Nuage de Chenille poursuivit, la voix tremblante :
- J'avais un frère... un grand frère... N-Nuage de Flamme, il s'appelait. Et... et la nuit d'avant sa mort, j'étais agitée... je ressentais quelque chose de bizarre, je...
- Tu avais peur qu'il meure, c'est bien ça ? " demanda Larme de Rose d'une voix douce.
- O... oui.
- Et il est mort le lendemain, n'est-ce pas ?
- Oui.
Ce fut trop pour Nuage de Chenille. Sa douleur était encore vive. Elle se mordit la langue pour ne pas se mettre à pleurer. Elle demanda :
- Est-ce que ça veut dire que j'ai ce dont vous parlez... le Don, c'est ça ? Est-ce que d'autres que moi l'ont ? En quoi ça consiste, exactement ? Et pourquoi moi ?
Cette dernière question la ravageait de l'intérieur depuis si longtemps....
Larme de Rose lui fit un sourire triste. Petit Lionceau boudait toujours, mais écoutait attentivement, dans son coin.
- Pour répondre à ta première question : oui, si ce que tu me dis est vrai, et je ne vois pas pourquoi tu me mentirai, tu as sûrement le Don, ça ne fait aucun doute. Pour les deux autres questions... je dirai qu'elles vont ensemble. Laisse-moi t'expliquer...
Petit Lionceau, mine de rien, se rapprocha pour mieux entendre, les oreilles dressées.
- Depuis la mort d'Étoile de Feu, parfois, dans le Clan du Vent, un chaton naît avec le Don. D'où vient-il ? Pourquoi choisit-il tel chaton en particulier ? Personne ne le sait. C'est un don extrêmement rare. Par décennies, il n'y a que... hum, disons, trois chatons, qui naissent avec. Le plus souvent, ces chatons choisissent la voie des guérisseurs. Mais pas toujours, figure-toi. Nous ne savons pas ce qui est à l'origine de ce pouvoir, si c'est le sang des parents qui importe, si c'est un présent du Clan des Étoiles... longtemps, le Clan du Vent a cherché à comprendre ce qui faisait que tel chaton avait le Don ou pas. Peut-être que ça venait des parents, peut-être que le Don se transmettait après quelques générations... peut-être, peut-être pas. La vérité, c'est que nous n'en savons rien. On naît avec ou sans le Don comme on naît avec les yeux verts ou bleus. C'est un mystère. Et, pour ce qui est de savoir en quoi il consiste... c'est tout simplement comme un sixième sens. La possibilité de voir des choses qui vont arriver ou qui sont déjà arrivées, de faire des rêves qui prédisent l'avenir, ou de revivre des scènes du passé... c'est très difficile à définir, il y a des variantes selon les personnes.
Petit Lionceau, ne se souciant plus de faire semblant de bouder, s'exclama :
- Hé, mais ça doit être génial, de pouvoir prédire l'avenir !
Nuage de Chenille n'aurait pas mieux réagi si il l'avait giflé. Elle frissonna et cracha :
- Bien sûr que non !
Larme de Rose poussa un soupir :
- Hélas, je crois bien que c'est Nuage de Chenille qui a raison, mon petit... comment t'appelles-tu ?
- Petit Lionceau, fier guerrier du Clan du Tonnerre !
- Enchantée, petit. Bref, je disais donc que c'est Nuage de Chenille qui a raison. Pouvoir prédire certaines choses de l'avenir n'a rien d'amusant. Le Don est un poids terrible à porter. La plupart du temps, ceux qui l'ont deviennent fou.
- La plupart du temps ? " marmonna Nuage de Chenille d'une voix blanche.
- Oui, pour ceux qui ont un Don d'une très forte intensité. Là aussi, ça varie selon les personnes. Certaines ne peuvent qu'entrevoir l'avenir, recevoir quelques signes, mais d'autres sont véritablement hantés jours et nuits par des visions de leur futur. Il y a de quoi devenir fou.
- Je comprends pas pourquoi, rigola Petit Lionceau, ça doit être vraiment génial d'avoir un pouvoir, non ?
Larme de Rose lui fit un doux sourire :
- Tu ne réalises pas, mon petit. Imagine-toi quelques secondes prédire la mort de chacun de tes proches, de voir tout, même des choses que tu ne voudrais pas voir. Imagine-toi... je ne sais pas, avoir des enfants, par exemple, et prédire la mort de chacun d'entre eux avant qu'elle n'arrive. Il y a de quoi avaler tout un stock de baies empoisonnées.
- Il y a une dernière chose que je voudrais savoir... qu'il faut que je sache. Dit Nuage de Chenille. Est-ce que voir les catastrophes arriver peut me permettre de les éviter ? Je veux dire, si je vois venir la mort de quelqu'un... si je sais qu'il va se faire tuer par un renard le lendemain même, à la patrouille du matin... si je le persuade de ne pas aller à la patrouille du matin, il ne mourra pas, hein ?
- Franchement... je ne sais pas. Les personnes qui avaient le Don le savaient, mais il n'y en a plus eu dans le Clan du Vent depuis un bon moment.
Le coeur de Nuage de Chenille fit un bond dans sa poitrine. Bien sûr que oui, on pouvait éviter les catastrophes, elle l'avait déjà fait.
Le jour où elle avait empêché Perce-Neige de tuer Inigo.
Elle se rappela des Sauve-le, sauve-le, sauve-le, sauve-le, qui lui martelaient le crâne... sur le moment, elle avait pensé qu'ils parlaient de Nuage de Feu, mais il s'agissait d'Inigo. Inigo était bien destiné à mourir, ce jour là, et elle l'avait sauvée.
Sauver quelqu'un de son destin... elle commençait à comprendre pourquoi autant de chats qui avaient le Don finissaient par se suicider. C'était un pouvoir absolument énorme.
À moins... pensa-t-elle, en rationnelle qu'elle était, à moins qu'il n'y ait pas de destin... je n'y ai jamais cru, moi, en tout cas. À moins qu'Inigo n'était pas réellement destiné à mourir ce jour-là et qu'il aurait pu être sauvé par quelqu'un d'autre que par moi.
- Tu sais, Nuage de Chenille, reprit Larme de Rose, c'est vraiment étrange que tu possèdes le Don... comme je te l'ai dit, d'habitude, seuls les membres du Clan du Vent l'ont.
- Pourquoi le Clan du Vent, et pas un autre ?
- Nous n'en savons rien. Mais, en tout cas, nous sommes les seuls à savoir précisément ce qu'est le Don, à le nommer, à en parler. Peut-être que d'autres chats, dans d'autres Clans, ont eux aussi eu le Don mais n'ont jamais su que ce qu'ils avaient portait un nom. Je crois que tes questions sont épuisées, petite ?
- Oui. Oui, c'est bon. Je... je suis désolée d'être venue ici juste pour ça, de vous avoir dérangé, mais j'avais tellement envie de savoir... ça faisait si longtemps que je voulais simplement des réponses à mes questions.
Elle se dirigea vers la sortie.
- Suis-moi, Petit Lionceau, on rentre.
- C'est tout ? Hé, mais elle était nulle, notre quête héroïque !
Mais, juste avant de partir, elle se retourna :
- Une dernière question... quand je vais à la Source de Lune, je m'endors, mais... mais je n'arrive pas à communiquer avec le Clan des Étoiles...
Larme de Rose eut un sourire :
- Ah, ça. Ne t'en fais pas, c'est normal. Le Clan des Étoiles ne communique plus avec les trois autres Clans, seulement avec nous.
Nuage de Chenille crut d'abord qu'elle plaisantait :
- C'est... c'est une blague ? Tu veux dire que Brin d'Herbe et tous les autres, à part toi, ils... ils ne voient rien non plus quand ils s'endorment ?
- Non, rien. Le Clan des Étoiles estime que les Clans du Tonnerre, de l'Ombre et de la Rivière, ne suivent plus les lois originelles des Clans, et qu'ils n'ont donc plus aucun compte à leur rendre.
Nuage de Chenille bégaya :
- A... attends, attends, tu rigoles ? Premièrement, est-ce que ça veux dire que le Clan des Étoiles nous aabandonné, et deuxièmement... pourquoi ils ne disent rien ? Je veux dire, ne rien voir a bien dû les alerter, non ? Enfin, tel que je connais Brin d'Herbe, il a dû s'en ficher comme de sa première souris, mais... si tous les guérisseurs, depuis quelques temps, ne voient rien à chaque fois qu'ils vont à la Source de Lune, pourquoi ils n'ont rien dit ?
- Quel âge as-tu ?
- Neuf lunes...
- Pas étonnant que tu ne sois pas au courant. Ça fait seulement dix lunes que le Clan des Étoiles a pris a décision et ne se montre plus. Les autres guérisseurs comptaient sans doute te le dire, mais plus tard. Ils pensaient sans doute que tu étais trop petite pour garder le secret.
- Et, depuis dix lunes, tous les guérisseurs ont sagement décidé de rester sans rien faire, en attendant tranquillement que le Clan des Étoiles revienne sur sa décision ?
- Non, pas vraiment. C'est un peu plus compliqué que ça. Le Clan des Etoiles accepte encore de donner des vies aux nouveaux chefs, mais c'est tout ce qu'ils font pour les trois autres Clans. Pas de conseils, pas de signe de vie, rien. Baie Rouge et Cristal de Sable pensaient qu'il fallait absolument dissimuler cette information aux Clans, pour ne pas semer la panique, et Brin d'Herbe, eh bien... Brin d'Herbe, c'était Brin d'Herbe.
- Ça veut dire qu'il s'en fichait royalement, hein ?
Larme de Rose sourit.
- Oui, c'est ça.
- Brin d'Herbe, il... il est peut-être égoïste et méchant, mais il n'est pas méchant, tu sais. " dit Nuage de Chenille.
Elle se rendit compte trop tard de la contradiction qu'il y avait dans sa propre phrase, et rectifia :
- Enfin, je veux dire... il faut le connaître, quoi. Une fois qu'on le connaît, bon, certes, c'est toujours un égoïste, mais... mais, enfin, euh, voilà, tu me comprends, quoi, enfin... oh, et puis laisse tomber. En tout cas, je te remercie pour tout ce que tu m'as expliqué, et je suis désolée de vous avoir dérangé.
- Aucun problème.Mais, juste avant que Nuage de Chenille sorte, Larme de Rose la rappela :- Nuage de Chenille ?- Hum ?- Si ça peut te rassurer... certains chatons ont le Don pendant leur enfance, mais le perdent peu à peu quand ils atteignent l'âge adulte.Elle ajouta, après une hésitation :- Mais je ne crois pas que ce sera ton cas.
Nuage de Chenille sortit de la tanière, Petit Lionceau sur ses talons. Une-Oreille les attendait devant :
- Vous repartez, les gamins ?
- Oui. " marmonna Nuage de Chenille, un peu gênée.
Une-Oreille entra dans la tanière de Larme de Lune et, tout en s'éloignant, Nuage de Chenille l'entendit demander :
- Alors, c'est vrai ? Cette petite avait bien le Don ?
Mais, juste avant qu'ils sortent du camp, Petit Lionceau désigna le tas de gibier.
- Hé, c'est du lapin ? Ça a l'air trop bon ! J'en veux ! J'en veux ! On demande ?
- Petit Lionceau, non, certainement pas ! murmura Nuage de Chenille. Parle moins fort ! Ils sont déjà bien gentils de ne pas nous avoir expédié à coup de pieds au derrière, alors surtout, ne réclame p...
- Hé, m'sieur, j'veux le lapin, on peut ? " s'exclama Petit Lionceau en allant se planter juste devant un guerrier du Clan du Vent.
Nuage de Chenille jura et s'empressa de le rejoindre.
- D-désolé, excusez-le, il est petit, il... " balbutia-t-elle au guerrier.
- Mais allez, Nuage de Chenille, s'il te plaît, s'il te plaît ! Hé, m'sieur, c'est vrai, que les lapins de forêt sont toujours plus juteux que les lapins de lande ?
Mais il me fiche la honte, celui là...
- Que faites-vous là, vous ? Et qui êtes-vous ? " grogna le guerrier du Clan du Vent.
- Je... N-Nuage de C-chenille, du C-clan du Tonnerre, je...
- Petit Lionceau, fier guerrier du Clan du Tonnerre, et surtout pas du Clan de l'Ombre, certainement pas, je hais le Clan de l'Ombre !
Mais, heureusement, Une-Oreille, qui ressortait de la tanière à ce moment-là, lança :
- Ne t'en fais pas, ils repartent. La petite venait pour... bah, c'est une longue histoire. Je t'expliquerai plus tard.
- Pas de problème, on s'en va maintenant. " acquiesça Nuage de Chenille.
Une-Oreille jeta un coup d'œil à la lune qui brillait dans le ciel noir et s'adressa alors à eux :
- Les gamins, je ne sais pas si c'est très prudent. Vous ne devriez pas partir seuls à la tombée de la nuit. Ce n'est pas raisonnable. Je suis déjà étonné que vous ne soyez pas tombé sur un renard ou un blaireau en venant ici. Vous voulez rester pour la nuit ?
- Oh, oui, s'il vous plaît ! On veut du lapin !
- Si ça ne vous dérange pas trop...
Quelques minutes plus tard, ils étaient tous deux tranquillement couchés sur une litière de mousse dans la pouponnière du Clan du Vent, le seul endroit où il y avait de la place, avait affirmé Larme de Rose, et, avec tous les autres chatons de la pouponnière, ils écoutaient l'histoire d'une reine avant de s'endormir.
Le Clan du Vent était décidément vraiment pacifique, se disait Nuage de Chenille. Ils n'avaient vraiment aucune rivalité envers personne, ils les avaient accueilli, nourri et logé (avec leur précieux lapin des landes devant lequel Petit Lionceau salivait) sans rien leur demander en retour.
- Il était une fois, commença la reine, l'histoire héroïque du vaillant chef Étoile de Feu...
Bah, je la connais par coeur.
- Tout commence dans un nid de Bipèdes. Un jeune chaton domestique roux, enfermé chez ses maîtres, rêvait de liberté...
Attends... quoi ?
- Chaque jour, il regardait la forêt qui s'étalait devant ses yeux, et il rêvait de s'évader, d'être un chat sauvage, d'être libre.
- Et il a réussi ? " demanda un des enfants.
- Oh, il a fait plus que ça, bien plus que ça : il fut le premier chef de Clan à avoir jadis été chat domestique.
Petit Lionceau et Nuage de Chenille bondirent hors de leur litière en même temps :
- C'est pas ça, la vraie histoire ! " hurlèrent-ils à l'unisson.
La reine s'interrompit.
- Quoi ? Vous ne la connaissez pas ? Ah, oui, c'est vrai, j'avais oublié... dans le Clan du Tonnerre, vous n'aimez pas qu'on vous le rappelle, mais Étoile de Feu fut bien un chat domestique.
- C'est pas vrai, il futait pas un chaton domestique, Étoile de Feu, d'abord ! s'exclama Petit Lionceau. Il futait un chat de Clan ! Si c'était un chat domestique, il aurait pas pu être un bon chef ! Les chats domestiques, c'est servile et soumis aux Bipèdes ! C'est une sous-race infâme et inférieure à nous, c'est Fleur Noire qui le dit !
- Ah, si c'est Fleur Noire qui le dit... ricana la reine du Clan du Vent avec une pointe de mépris. Si papa-maman le disent, c'est que c'est vrai, hein ?
- Je... je veux connaître la vraie histoire, intervint Nuage de Chenille, est-ce que c'était réellement un chat domestique ? Ce n'est pas possible... vous êtes sûrs que ce n'est pas vous, le Clan du Vent, qui vous êtes trompé ? Il ne pouvait pas être un chat domestique...
Se pouvait-il que les chefs de la lignée d'Étoile de Feu soient aussi hypocrites ? Qu'ils aient considéré les chats domestiques comme des sous-chats, des moins que rien, alors que le fondateur de leur lignée, le grand Étoile de Feu, dont on lui bourrait le crâne depuis l'enfance que c'était un héros, une divinité, était en fait lui-même un chat domestique ?
- Bien sûr que non, nous ne nous trompons pas. Ton Clan est spécialiste pour réviser l'histoire quand ça l'arrange, ma petite. Alors, si tu veux, assieds-toi et écoute toute l'histoire de son arrivée au Clan avec les autres...
Juste avant de s'assoir, Nuage de Chenille murmura :
- Étoile de Feu, un chat domestique... Pelage Sombre vous aurait tué pour avoir seulement osé dire ça. Lui qui méprisait plus que tout les chats errants et les chats domestiques... il aurait nié de toutes ses forces, j'en suis sûr. Ça aurait été la remise en question de sa vie... ou alors, il n'aurait rien remis en question du tout dans sa foi aveugle et se serait contenté de massacrer tout le Clan du Vent pour avoir osé répandre cette idée fausse. Oui, c'est plus probable, à la réflexion.
Ensuite, elle s'assit, et elle écouta. Comme les autres chatons, elle écouta l'histoire de Rusty, le chat domestique, qui, à force de courage, s'était fait accepter par son Clan. Elle écouta sans en perdre une miette, avec passion. Elle sentait, sans savoir pourquoi, que là était la vérité.
- Moi, j'y crois pas. Déclara fièrement Petit Lionceau à la fin de l'histoire. J'y crois toujours pas. Il peut pas être un chat domestique, pas Étoile de Feu, c'est pas possible. C'est une insulte au héros de mon Clan que de dire ça. Je suis fier d'appartenir au Clan du Tonnerre ! Et si, par le plus grand des hasards, quelqu'un vous aurait dit que je serai le fils du chef du Clan de l'Ombre kidnappé par le Clan du Tonnerre il y a quelques lunes, ce serait absolument faux ! Je ne sais même pas que le chef du Clan de l'Ombre s'appelle Étoile du Tigre !
- Et pourquoi donc tu n'y crois pas ? demanda avec beaucoup de douceur la reine. Pourquoi ce ne serait pas possible ?
Petit Lionceau, comme interloqué qu'on aie simplement à lui poser la question, répondit sans hésiter :
- Ben, parce que... parce que comme disent les Anciens (et il se mit à réciter) :
Quiconque est chat domestique un jour sera chat domestique toujours
Sois reconnaissant envers un fils de traître, et il te trahira en retour
La loyauté, c'est dans le sang, la traîtrise, c'est dans le sang.
Trois phrases. Trois malheureuses phrases que Pelage Sombre citait très souvent et qui avaient toujours eu le pouvoir d'épouvanter Nuage de Chenille.
Ce que Nuage de Chenille ne le savait pas, c'est que ces trois malheureuses phrases, Nuage de Goémon les avait entendu, encore et encore, chaque jour. Pelage Sombre les citait encore plus souvent que ce qu'elle croyait, et Nuage de Goémon avait bien eu l'occasion de les entendre, à toutes les variantes possibles. Alors, parfois, le matin, avant de partir à l'entraînement avec Pelage Sombre, pour se donner du courage, il se récitait mentalement son poème préféré à lui, le souvenir de sa mère.Depuis des décennies que nous sommes dirigésPar une bande de rouquins et de souris mouillées
Leurs beaux pelages flamboyants leur donnerait le droit
De nous voir devant eux s'agenouiller bien bas
Mais un seul cri s'élève dans les rangs des guerriers :
Ces sales rouquins doivent disparaître de la Forêt !

Chaque jour, il se le récitait dans sa tête, en même temps que des insultes à l'égard de Pelage Sombre. Chaque jour, il priait pour que le Clan des Étoiles le tue.
Mais pardonnez-moi cet écart, mes chers amis. Revenons à Nuage de Chenille et Petit Lionceau, et à la douce reine qui répondait :
- Ce sont des bêtises, ça, petit. Le sang de tes parents ne détermine pas ce que tu es.
- Ça m'a toujours semblé évident, marmonna Nuage de Chenille.
- Ça ne l'est pas pour tout le monde, apparemment.
Mais Petit Lionceau n'en démordait pas.
- Mouais... moi, j'y crois pas, de toute façon, à votre histoire de chat domestique.
Mais le sujet ne fut plus abordé lorsque les autres chatons s'agitèrent :
- Une autre histoire !
- On veut une autre histoire !
- Oui, une autre !
Toute la nuit, Nuage de Chenille eut l'esprit agité par ce qu'elle venait d'apprendre. Elle finit enfin par s'endormir, sans que ses visions reviennent.
Pendant ce temps, dans sa tanière, Larme de Rose réfléchissait à la conversation qu'elle venait d'avoir avec Nuage de Chenille. Cette petite semblait réellement avoir le Don, ça ne faisait aucun doute.
Les membres du Clan du Tonnerre étaient vraiment étranges. Elle ne comprenait pas pourquoi, plus encore que les deux autres Clans, ils s'accrochaient à une fierté qui n'existait pas. Elle n'en avait pas rencontré beaucoup, cela dit. La dernière fois qu'un membre du Clan du Tonnerre était venu ici, c'était il y avait maintenant plusieurs saisons, il n'était venu qu'une nuit faire étape ici. Le Clan du Vent était toujours prêt à héberger des visiteurs, alors ils l'avaient accueilli sans une seule question. Ce n'était ni plus ni moins que le lieutenant du Clan, Pelage Sombre. Il parcourait les environs pour "traquer un ou deux chats errants qui traînaient avant sur notre territoire", selon ses dires. Il avait même cité leur nom, Buttercup et Cacao, il lui semblait. Et le lieutenant avait son apprenti avec lui, "pas parce que je voulais me le trimballer avec moi, mais parce que je dois le surveiller. Et ne faites pas attention à lui, il ne parle pas, la plupart du temps". Ce petit garçon bizarre lui avait laissé une drôle d'impression. Effectivement, il ne parlait pas, restait replié sur lui-même, et regardait tout le monde avec des yeux de chien hargneux, et c'était exactement comme ça que son mentor le traitait : comme si c'était un chien hargneux. Quel était son nom, déjà ? Un joli nom, assez poétique pour elle... Nuage de Goémon. Il y avait quelque chose d'assez terrifiant dans son regard, une sorte de haine permanente contre la terre entière... elle avait tout de suite ressenti comme un besoin de s'occuper de lui, de cajoler ce pauvre petit coeur... sauf qu'il n'avait rien d'un pauvre petit coeur. Il refusait toute aide, il se montrait indifférent envers tous les gestes d'affection qu'on aurait pu lui témoigner. Larme de Rose s'en rappelait encore. Une fois, elle avait vu Nuage de Goémon dire quelque chose à Pelage Sombre sur un ton narquois. Et son mentor ne l'avait visiblement pas très bien pris... il avait frappé son apprenti de toutes ses forces, sans retenir un seul instant son coup, en plein sur le museau. Nuage de Goémon avait crié sur le moment mais ne s'était pas plaint une seule seconde par la suite, et, si Larme de Rose n'avait pas été la seule à voir la scène, personne n'aurait été au courant. Elle se rappelait être allée près de lui avec des toiles d'araignées et de lui avoir murmuré :
- Pauvre petit... attends, viens, tu as le museau qui saigne.
- Inutile de perdre son temps avec lui. Il ne vous le rendra pas. Il n'a de la reconnaissance pour personne, ce petit. " avait maugréé Pelage Sombre avant de tourner les talons et de sortir de la tanière.
Sitôt qu'elle avait tenté de s'approcher, Nuage de Goémon avait reculé et lui avait feulé dessus, sans rien dire. Larme de Rose avait tenté une seconde fois de s'approcher, puis avait renoncé.
- Tu vas bien, au moins, petit ?
- Grmbl. " avait répondu Nuage de Goémon.
- Il... il te frappe toujours, comme ça ?
- Oh, non, bien sûr que non.
Larme de Rose avait souri. Son sourire s'était évanoui lorsque Nuage de Goémon avait rajouté :
- Seulement quand il sait que personne ne peut le voir.
Et il n'avait plus rien ajouté d'autre.
Après ça, inutile de vous dire que Larme de Rose n'avait pas gardé une très bonne impression des chats du Clan du Tonnerre. Et, parfois, elle se rappelait de ce petit garçon au pelage ébouriffé, si étrange, qui n'avait rien d'un petit cœur incompris, mais plutôt d'un hargneux qui attendait patiemment sa revanche...
Elle se rappela soudain d'une dernière chose. Juste avant de partir, le lendemain, Nuage de Goémon lui avait lancé :
- Hé ?
- Oui, qu'est-ce qu'il y a ?
- Je vous trouve jolie.
Et il s'était empressé de sortir de sa tanière.
En repensant au Clan du Tonnerre, Larme de Rose poussa un profond soupir. Le moins qu'on puisse dire, c'était que le Clan du Vent n'était pas apprécié, ça, certainement pas. Et très convoité pour sa lande pleine de lapins. Les trois autres Clans méprisaient le Clan du Vent plus que tout. À leurs yeux, ils étaient des donneurs de leçon, prétentieux et inutiles. En fait, la plupart des chats des trois Clans pensaient la même chose : que ces crétins de la lande, ces donneurs de leçon, ce Clan étrange qui ne rentrait pas dans le rang, aurait mieux fait de disparaître de la forêt.
Qu'ils puissent penser ça l'effrayait. Larme de Rose devait le reconnaître, son Clan était assez faible. Ils étaient essentiellement pacifistes et faisaient ce qu'ils pouvaient pour rester en dehors des rivalités Claniques. Et les trois Clans, depuis un bout de temps, aimaient à lorgner sur leurs juteux lapins, en un mot, sur leur territoire. Si un jour, ils devaient entrer en guerre, elle n'était pas sûre que son Clan pourrait s'en sortir. Oui, définitivement, parmi les quatre Clans, le Clan du Vent dérangeait.


Le lendemain, Nuage de Chenille et Petit Lionceau firent le trajet en sens inverse pour rentrer au camp.
Certains trajets sont plus intéressants que d'autres. Celui là, en revanche, ne fut qu'une longue marche agaçante où rien de notable ne se produisit, alors remerciez-moi de vous en faire grâce, mes chers amis. Petit Lionceau était aux anges, le Clan du Vent leur avait généreusement donné un de leurs juteux lapins de lande, pour manger sur le trajet.
Vers midi, ils furent de retour au camp. Nuage de Chenille n'eut aucun problème, Brin d'Herbe étant Brin d'Herbe. La seule chose qu'il dit en la voyant arriver, sans même lever le museau des plantes qu'il triait, fut :
- Tu es revenue de ta fugue ? Pas trop tôt. J'ai dû trier les baies à ta place. Tu t'en occupes, je suppose ? Allez, dépêche-toi !
De toute évidence, personne d'autre que lui ne s'était aperçu de son absence de cette nuit.
Petit Lionceau eut beaucoup, beaucoup moins de chance. Son absence à lui n'était pas passé inaperçue, très loin de là. Fleur Noire lui hurla dessus pendant une bonne demi-heure, et il entendit même Goémon Noir ordonner à Plume Brune :
- Il faut renforcer la surveillance autour de Petit Lionceau. Ne le laissez plus seul, ne le laissez plus sortir de la pouponnière. C'est un prisonnier, pas un chaton. Si jamais il venait à s'évader... nous aurions perdu un précieux otage.
Petit Lionceau en avait ressenti comme une forte impression d'injustice. Il n'aurait jamais essayé de s'enfuir, jamais. Mais, en attendant, ça ne changeait strictement rien. Il était cloîtré au camp. Un jour, ils verront que je suis un vrai membre du Clan du Tonnerre, que je leur suis loyal !

Mais il y a certainement un personnage, chers amis, dont le sort vous préoccupe. Étoile du Tigre. Que faisait-il au moment où son fils autoproclamé vrai-membre-du-Clan-du-Tonnerre se faisait hurler dessus par Fleur Noire ?
Il venait de commencer il y a quelques heures sa journée de chef, comme chaque jour.
- Bilan du jour ? " demandait-il à son lieutenant.
- Les dernières traces de la famine ont disparu. Le dernier ancien est mort ce matin, mais ce sera probablement la dernière victime. Le Clan s'est maintenant presque entièrement remit.
- Excellent ! L'odeur de putréfaction qu'il y avait dans la Combe d'entraînement est partie, depuis qu'on a enlevé les cadavres ?
- Oui, entièrement partie !
- Et où est Nuage de Citrouille ?
- Je crois qu'il rentre de la chasse, chef !
Étoile du Tigre vit effectivement l'apprenti noir à la patte tordue rentrer de chasse en portant deux mulots dans la gueule. Mais il était encore soucieux. Il demanda à son lieutenant, Patte de Bouleau :
- La famine va revenir, pas vrai ?
- Hein ?
- Oui, je sais qu'elle reviendra. Notre territoire est trop petit...
Étoile du Tigre baissa les yeux, plongé dans ses pensées. Depuis l'enlèvement de Petit Lionceau, il se découvrait instable et colérique. Comme l'était son père.
Il n'avait jamais aimé ce vieil imbécile qui considérait simplement sa mère comme un outil bien pratique pour lui pondre des gosses, et comme rien d'autre. Mais, si il ne l'aimait pas, le vieux le lui avait bien rendu. Étoile de Lynx était craint par tous, dans le Clan de l'Ombre. Étoile du Tigre était le petit dernier de ses cinq frères, autant dire qu'il ne s'était jamais attendu à monter sur le promontoire. Et, quand la tâche lui avait échu après le dernier souffle du vieux, il avait été terrorisé. Il avait à peine onze lunes, à l'époque. Tous ses grands frères, merci, Clan des Étoiles, merci, étaient morts, eux aussi. Cinq magnifiques petits connards, comme leur père. La manière dont ils traitaient les autres, et spécialement les femelles, avait toujours répugné le fragile Petit Tigre, le rejeté, la fillette de la bande.
Étoile du Tigre se força à interrompre ses pensées. Elles étaient toujours aussi douloureuses.
Si le fil de sa pensée l'avait, peu à peu, mené à son père alors qu'il parlait de territoire, c'était pour une raison simple : le Clan du Vent. Son père avait toujours méprisé ce Clan. Si ils pouvaient dégager de la forêt, tout irait mieux, disait-il. Ils sont prétentieux et arrogants, et ils se croient au-dessus de tout le monde avec leur précieuse foi... ils ne manqueront à personne si ils partent. Et pourquoi ils ne le font pas, eux qui prennent tellement les trois autres Clans de haut ? Ce serait un bon débarras, et ça libérerait une lande pleine de lapins.
Et Étoile de Lynx formulait là tout haut ce que les Trois Clans pensaient tout bas depuis déjà si longtemps.
Étoile du Tigre secoua la tête. Non, il ne devait pas penser à ça... ce Clan était peut-être vaniteux, enfin, d'après ce qu'il en avait entendu dire, mais il n'avait pas encore assez de force pour penser à mener une attaque contre eux.
Et, comme d'habitude lorsqu'il laissait dériver ses pensées, celles-ci revinrent à Petit Lionceau.
Petit Lionceau... ce sujet était encore plus douloureux pour lui que ses grands frères, ou même que son père. Il se demandait souvent comment son petit trésor allait, si ils le traitaient bien, si il se souvenait de lui...
Un jour, il le récupérerait. Coûte que coûte. Il n'attendait que ça depuis des lunes.

Fanfic La Guerre des Clans - Balivernes et Bouillie pour les Chats DomestiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant