Chapitre 10 : Nuage de Lionceau

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Petit Goéland faisait partie de ces êtres étranges, qui vécurent alors qu'ils n'auraient pas dû vivre, qui se frayèrent un chemin dans la vie alors que tout les prédestinait à mourir sans avoir ouvert les yeux.Mais il s'accrocha. Plus que tout, il s'accrocha à la vie. Tout comme sa mère. Lui qui n'aurait pas dû ouvrir les yeux finit par les ouvrir, un matin, paisiblement.Une question qui agitait beaucoup Étoile de Pivoine consistait à se demander quelle serait la couleur de ses yeux. Sa mère avait deux yeux d'un bleu clair, deux grands yeux d'enfants, deux yeux ronds qui reflétaient la pureté et l'innocence même. Son père, lui, avait ces prunelles noires comme la nuit, énigmatiques, qui changeaient sans cesse d'expression au bon vouloir de leur propriétaire. En vérité, les yeux de Goémon Noir n'étaient pas totalement noirs, ils étaient simplement bleus, mais d'une sorte de bleu si foncé, si profond, qu'il en paraissait noir comme de l'encre. L'expression naturelle de ces yeux noirs était une expression absente, rêveuse, toujours plongée dans les nuages.Petit Goéland n'eut pas à choisir entre les yeux de son père et les yeux de sa mère lorsqu'il ouvrit les siens. Il eut les deux. Le bleu de l'innocence de sa mère pour son œil droit, et le noir de l'indifférence de son père pour son œil gauche. Un mélange qui lui donnait un air étrange, instantanément reconnaissable et impossible à oublier de sitôt. Comme son père, ce fut un rêveur, toujours solitaire, les yeux vairons plongés dans les nuages. Sa mère trouva son nom sitôt qu'elle vit la couleur de ses yeux. Petit Goéland, parce que ça lui évoquait un milliers de choses, les goémons, son père, la mer, les oiseaux qui planent au-dessus du monde...Nuage de Chenille accoucha une semaine après la mort de Pépin de Citrouille. Petit Goéland, lui, était en train de dormir paisiblement lorsque tout arriva. Lui et sa mère étaient encore réellement affaiblis. Étoile de Pivoine, lui, resta en dehors de la pouponnière, au bord de la crise de nerfs, en train de demander furieusement à Brin d'Herbe :- Elle va bien, elle va bien, elle va bien ?Il fit les cent pas frénétiquement devant la pouponnière, en ruminant dans sa moustache :- J'aurai dû savoir que c'était une mauvaise idée, ça va mal se passer, elle va mourir dans d'atroces souffrances, elle va mourir avec les chatons, elle va mourir, elle va mourir, ça va être atroce, oh, atroce, je ne veux pas voir ça, surtout pas, ça va être affreux, horrible, ils vont tous mourir, tous, tous, tous...Après quelques heures, les membres du Clan envisagèrent sérieusement de l'assommer pour éviter ses questions et ses changements d'humeur incessants, mais ils se ravisèrent finalement. Sitôt que Brin d'Herbe sortit, il se planta devant lui :- Dis-moi la vérité, je serai courageux : elle est morte, hein, elle est morte, morte, morte de chez morte, ils sont tous morts, tous, les petits aussi, j'en suis sûr, hein, hein, hein, hein...- Bien sûr que non, pauvre abruti. Elle va parfaitement bien, et les chatons aussi.- Ils vont bien ?! Oh, par le Clan des Étoiles, j'ai des enfants, oh oui, j'ai des enfants, ils vont bien, ils vont bien, ils vont bien, ils vont bien, ils vont bien, ils vont bien ! J'AI DES ENFANTS, ET ILS VONT BIEN !Il se mit à courir dans le camp et à réveiller les pauvres chats qui dormaient encore.- J'ai des enfants ! J'ai des enfants ! Des enfants, des enfants !Brin d'Herbe grommela :- Oui, j'ai compris, j'ai compris, tu as des enfants... maintenant, mange un peu un morceau, ça fait des heures que tu traînes devant la pouponnière à faire les cents pas, sans rien manger.Et il lui tendit un lapin. Etoile de Pivoine mordit dedans à pleines dents, se rendant compte à quel point il avait faim.- Chucculent...Il se sentit tout d'un coup un peu faible, sans savoir pourquoi.- Je... je crois que je vais aller dormir, je me sens fatigué... je vais venir les voir quand ils seront remis...Il se rendit d'un pas lent vers sa tanière. Sitôt arrivé là, il ne tarda pas à s'endormir.Le Clan entier remercia Brin d'Herbe d'avoir glissé des graines de pavots dans sa nourriture.Il n'osa pas aller voir ses petits tout de suite. Il attendit qu'ils aient ouvert les yeux pour venir les voir. Le jour où il entra, il vit Nuage de Chenille, couchée sur le flanc, avec ses petits qui tétaient. Un peu intimidé, il s'approcha craintivement. Sur le chemin, il croisa Petit Goéland, qui observait tranquillement le plafond de la pouponnière, sans rien dire. Etoile de Pivoine murmura :- Ils... ils sont b-beaux, hein ?Il avait le souffle coupé, sans savoir pourquoi. Il observait ces trois petits chatons qu'il trouvait magnifiques sans réussir à articuler quoi que ce soit. Le premier était roux, du roux flamboyant de la lignée d'Etoile de Feu. Il lui faisait penser à Feu Follet. Le second était d'un beau jaune doré, comme lui. Et la troisième, une femelle, était elle aussi dorée, mais parsemée de taches noires.- Ils... ils sont magnifiques...L'émotion lui serrait la gorge. Il eut presque un sursaut quand l'un d'entre eux ouvrit les yeux et les posa sur lui. Il avait deux yeux d'un bleu étrange, de ce bleu-gris indéfinissable qui lui rappelait Nuage de Flamme... Etoile de Pivoine eut un choc. Son fils avait bien les yeux de Ciel Indigo, c'est-à-dire ceux de Nuage de Flamme, ces yeux bleu-gris qu'on reconnaissait entre milles.- Bonjour. Articula le chaton, en lui souriant.- C'est papa, lui dit doucement Nuage de Chenille.- Papa... ronronna le chaton.Etoile de Pivoine ne savait pas pourquoi, mais il avait comme une envie de fondre en larmes. Et, après le roux, ce fut au tour du doré d'ouvrir les yeux. Lui, pas d'erreur possible, il avait bien les yeux azur d'Etoile de Pivoine, les yeux bleus de l'innocence, comme on disait.- Papa... ronronna le doré à son tour. Papa...La fille, elle aussi, finit par ouvrir les yeux. Les yeux verts émeraudes de la lignée d'Etoile de Feu, tout simplement. Etoile de Pivoine préférait presque comme ça. Ces yeux-là, contrairement aux yeux bleu-gris, ne lui évoquaient rien de douloureux.- Bonjour, toi ! lui sourit la petite.Etoile de Pivoine, toujours aussi ému, tenta d'esquisser un sourire. Mais il n'y parvint pas. Il était prêt à pleurer. Sitôt après avoir ouvert les yeux, les trois petits les refermèrent. Ils étaient fatigués.- Tu... commença-t-il avant de se rendre compte que sa voix était éraillée. Tu... tu leur a donné des... des noms ?- Non, ronronna Nuage de Chenille, je t'attendais pour ça...- J'ai envie de pleurer... c'est idiot, hein ?- Tss... elle eut un sourire.Etoile de Pivoine réfléchit de toutes ses forces. Des noms ? Des noms pour ces trois merveilles ? Il aurait dû écouter Jolie Fraise lors du choix des prénoms, il aurait dû, il aurait absolument dû... maintenant, il se retrouvait là, stupidement, la bouche ouverte, sans savoir quoi dire. Quand soudain, sans savoir ce qui le poussait, il lança :- Escargot. P-Petit Escargot.Il désigna le doré de la queue.- Pour lui.Nuage de Chenille, étonnée, eut un sourire surpris.- Quoi ? T'es bizarre, en terme de choix des noms, toi... pourquoi un escargot, précisément ? C'est petit, comme animal, c'est faible, c'est lent.- Je... je ne sais pas. J'ai toujours trouvé ça noble, un escargot, à sa manière. Ça prends son temps, ça a son rythme bien à lui...- Dites, intervint Jolie Fraise d'une voix faible, elle qui venait à peine de se réveiller, vous discutez de la noblesse des escargots ou vous essayez de leur trouver des prénoms, à ces petits bouts de chou ?- Si vous voulez qu'il devienne un grand guerrier, ce petit, renchérit Petit Lionceau en s'approchant,appelez-le plutôt Petit Loup, ou Petit Lion. Ça, c'est classe. Ça, c'est un nom de prédateur, d'animal sauvage ! Mais escargot... on ne vantera jamais la quête héroïque du grand Cœur d'Escargot, jamais !- Peut-être que c'est justement pour ça que j'ai envie de l'appeler comme ça, sourit Etoile de Pivoine, je ne veux pas qu'il aie un grand destin, ce petit, je veux qu'il soit heureux, qu'il vive la vie à son rythme, comme un escargot.- Accordé, ronronna Nuage de Chenille, Petit Escargot pour le doré, qui n'aura pas un grand destin parce que c'est son père qui le veut.Etoile de Pivoine promena ensuite son regard vers le rouquin. Nuage de Chenille suivit son regard, et rien qu'en voyant son air peiné, elle vit qu'ils pensaient tous deux à la même chose.- Ses yeux... commença Etoile de Pivoine.- Ce sont les yeux de... murmura-t-elle.Ils n'aimaient pas prononcer ce nom, ni l'un, ni l'autre.- De qui ça ? De qui ça ? De qui ça ? De qui ça ? s'agita Petit Lionceau.- Petit Lionceau, grommela Etoile de Pivoine, tu ne pourrais pas nous laisser ?- Ben, non... tous les autres étaient plus grands que moi. Ils sont partis se faire baptiser apprentis, même que c'est toi qui les a baptisé, t'as oublié ? Et moi, je suis tout seul ici pour encore quelques semaines. Même Fleur Noire est partie. Je suis seul toute la journée et j'aide Jolie Fraise. Petit Goéland ne parle toujours pas, et il bouge pas trop, mais pourtant, il a les yeux ouverts. Ils sont rigolos, ses yeux, même si ils sont un peu bizarres !- Mais... mais ils n'ont pas préféré t'attendre pour avoir leur baptême d'apprenti ? demanda Nuage de Chenille.- Non... pourquoi ils l'auraient fait ? Etoile de Pivoine lui lança un regard de compassion, puis se réabsorba dans la contemplation de son fils, celui qui avait les yeux de Nuage de Flamme, celui qui était si dérangeant à cause de ces prunelles qui leur rappelaient tant de souvenirs à l'un comme à l'autre...- Je veux lui donner un nom qui évoque la couleur de ses yeux, déclara-t-il, un nom qui me fasse penser à cette couleur étrange, un nom qui m'évoque le gris, le bleu, et toutes ces choses...- Moi, ça m'évoque l'océan. Ca m'évoque l'eau, ça m'évoque Nuage de Flamme, ça m'évoque même mon père, ça m'évoque un milliers de choses...- La mer, le ciel... L'horizon. Il répéta ce dernier mot sur le même ton qu'on répète l'éclair de génie qui vient de nous transpercer.- L'horizon. Petit Horizon.L'horizon, ça lui évoquait toute la poésie de l'eau et du ciel. Fasciné, il le répéta encore une fois...- Petit Horizon. Oui, il s'appellera Petit Horizon. Tu trouves ça beau ?- Magnifique. - Et la seule fille, alors, ronronna Jolie Fraise, vous l'appelez comment ? Parce que c'est bien beau, deux petits mâles forts et vigoureux pour nous servir de chefs, mais il faut des femelles, aussi !Etoile de Pivoine et Nuage de Chenille eurent tous les deux l'impression qu'un glaçon leur tombait dans le dos.- Quoi ?! lancèrent-ils à l'unisson.- J'ai dit que les femelles, c'était...- Non, pas ça, la coupa Etoile de Pivoine, avant !Mais il savait très bien ce qu'elle avait dit. Comment avait-il pu oublier une chose pareille ? Comment avait-il pu ne pas y penser ? Crotte de souris... un jour, l'un de ces deux petits sera chef.Petit Escargot, pour qui il avait clamé qu'il ne voulait pas un grand destin, et Petit Horizon, qui avait justement le pelage roux d'Etoile de Feu... l'un d'entre eux se retrouverait chef. Comme lui. - Nuage de Chenille... demanda-t-il d'une voix blanche. Lequel d'entre eux est sorti le premier ?- La... la fille, lâcha-t-elle dans un souffle.- Les femelles ne comptent pas, tu le sais très bien. Entre Petit Escargot et Petit Horizon, lequel est sorti le premier ?- Pe... Petit Horizon.- Eh bien c'est parfait, tout ça, ronronna gaiement Jolie Fraise, qui ne doutait de rien, comme d'habitude,Etoile d'Horizon, notre futur chef, vient de naître ici même, dans cette tanière ! Ce sera un puissant guerrier, ça ne fait aucun doute !- Ouf, encore heureux que ce ne soit pas Petit Escargot, sourit Petit Lionceau, vous imaginez un peu le truc ? Inclinez-vous devant le grand, le sublime, le majestueux Etoile d'Escargot ! Ils auraient tous été pliés de rire.- Ça ne m'amuse pas tellement, moi, dit froidement Etoile de Pivoine, en ce qui me concerne, j'aurai aimé avoir des enfants dont le destin n'aurait pas été de faire le guignol sur un promontoire alors que ce n'est sans doute pas ce qu'ils auraient voulu. Croyez-moi, j'en sais quelque chose.Surpris par son ton glacial, Petit Lionceau et Jolie Fraise se turent.- Désolée, murmura Jolie Fraise.- Hein ? protesta Petit Lionceau Mais c'est génial d'être chef ! On a tout, le pouvoir, la gloire, les femelles faciles... c'est Plume de Hanneton qui le dit !- Il a vraiment dit "les femelles faciles" ?- Non, ça, c'est moi qui l'ai rajouté.Etoile de Pivoine tenta de chasser ces pensées de son cerveau. Futur chef ou pas, Petit Horizon avait bien toute son enfance devant lui... et encore, lui-même ne l'avait même pas eue, toute son enfance, avant de devenir chef.- Il... il faut encore qu'on trouve un nom à la petite dernière, dit Nuage de Chenille.- On vit vraiment dans un système injuste, grommela-t-il, sans plus écouter personne. Ce petit chaton que tu serres contre toi, plus tard, il sera chef. Et ça, il ne l'a pas voulu. Si ça se trouve, il prendra la grosse tête et se croira supérieur aux autres, comme Nuage de Feu, ou alors, encore mieux, il sera terrorisé d'avoir une telle responsabilité, comme moi... tu sais quoi ? J'ai bien envie de l'appeler Petite Chanceuse, cette petite. Petite Chanceuse de ne pas avoir à s'occuper de tout ça.- Tu parles d'une chance, s'assombrit Nuage de Chenille. Cette petite aura toute sa vie pour regretter d'être née femelle et d'avoir perdu le promontoire qui lui revenait de droit. Et si un jour, elle y monte, sur ce foutu promontoire, ce sera juste pour pondre des gosses à un quelconque abruti et préserver le soi-disant glorieux sang pur de la lignée d'Etoile de Feu... Petite Malchance, elle devrait s'appeler.Il poussa un soupir.- Petite Malchance... un nom qui a l'air de porter la poisse, un nom qui a l'air de venir de parents tortionnaires... moi, je persiste à croire que c'est une chance qu'elle a.- Tu ne dirais pas ça si tu étais une femelle.- Peut-être... je ne sais pas. En tout cas, moi, je l'appellerai Petite Chance. Petite Chance, c'est comme un nom qui porte bonheur.- Et elle en aura besoin, de chance, crois-moi. Va pour Petite Chance.- Vous êtes plutôt du genre excentrique, vous, en matière de prénom... fit remarquer Jolie Fraise. Ça nous fait un Petit Escargot, un Petit Horizon et une Petite Chance.- Exactement. Petit Escargot, Petit Horizon et Petite Chance.Étoile de Pivoine sortit de la pouponnière, laissant Nuage de Chenille et les petits seuls. Il avait comme un besoin de retourner voir chaque jours ces petits bouts de chou. Il ne concevait même pas comment il avait pu avoir peur, maintenant. Il se sentait gaga pour ces petits.L'ambiance qui régnait sur le camp était plutôt paisible. Les beaux jours étaient revenus, chaque chat vaquait tranquillement à sa tâche... mais, au fond, l'ambiance était plutôt électrique entre Goémon Noir et lui. Lentement, mais sûrement, Etoile de Pivoine gagnait de l'importance, et ça, Goémon Noir ne pouvait pas le tolérer. Bientôt, les tensions exploseraient.Le plus beau jour de la vie de Petit Lionceau fut, à coup sûr, le jour où il devint apprenti. Fier comme un paon, le pelage bien lustré, il s'approcha du promontoire, l'air conquérant. Et il était plutôt beau matou, d'ailleurs. Contrairement à son père, qui était plutôt dans le style "petit, maigre et agile", lui était un descendant d'Etoile du Tigre dans la plus pure tradition, grand, large d'épaules, les yeux jaunes et le pelage brun moucheté. Il aurait presque pu avoir du succès auprès des autres petites femelles, si on ne le rejetait pas parce qu'il venait du Clan de l'Ombre.- Petit Lionceau, en ce jour, récita Etoile de Pivoine, qui pataugeait un peu pour ne pas se tromper dans son texte, je te donne ton nom d'apprenti. Et, malgré tes origines, je suis certain que tu appartiens réellement à ce Clan, et que tu sauras être le plus fidèle et le plus loyal des guerriers.Pour être honnête, Etoile de Pivoine avait ajouté ça sans y penser, simplement pour étoffer un peu son discours, mais pour Petit Lionceau, cela signifiait beaucoup.- Alors, par les pouvoirs qui me sont... (il avait le mot "conféré" sur le bout de la langue, mais ne parvenait pas à s'en souvenir) donnés par le Clan des Etoiles, je te donne ici ton statut d'apprenti. Maintenant, tu te nommeras Nuage de Lionceau, et ton mentor sera...Oh, crotte de souris ! pensa Etoile de Pivoine. Leçon numéro trois : prévoir un mentor avant de commencer à faire un baptême d'apprenti. Leçon numéro trois : prévoir un mentor avant de commencer à faire un baptême d'apprenti. Leçon numéro trois : prévoir un mentor avant de commencer à faire un baptême d'apprenti. Leçon numéro trois : prévoir un mentor avant de commencer à faire un baptême d'apprenti. Leçon numéro trois : prévoir un mentor avant de commencer à faire un baptême d'apprenti. Leçon numéro trois : prévoir un mentor avant de commencer à faire un baptême d'apprenti.Alors qu'il se martelait furieusement cette leçon dans le crâne, il lança, en catastrophe, sans savoir ce qui le poussait :- Moi.Nuage de Lionceau en resta gueule bée. Il eut du mal à ne pas se retenir de hurler de joie.- Je vais être l'apprenti du chef ? Moi ? Génial ! Ça veut dire que je suis spécial, hein, c'est ça ? Ça veut dire que... que j'ai du potentiel, et tout et tout ! Il vit la tête de Nuage de Rocher et des autres apprentis dans la foule et leur tira la langue.- Nanananère, je suis spécial et pas vous !- C'est pas juste, chef ! protesta Nuage de Rocher. Il a quoi de plus que nous, lui ?- Ouais, c'est juste un sale chat du Clan de l'Ombre !- Il est même pas d'ici, il a pas le vrai sang du Clan du Tonnerre !Etoile de Pivoine déglutit, complètement perdu, et répondit quelque chose qui ressemblait à :- Ben... euh... je... euh...Complètement perdu comme il l'était, ce fut Goémon Noir qui se chargea de régler la situation. Comme d'habitude. Ce que Nuage de Lionceau ne manqua pas de lui faire reprocher lorsqu'ils partirent explorer le territoire.- Pourquoi Goémon Noir il m'a défendu et pas toi ? C'est pas juste !Etoile de Pivoine grogna :- Ne mentionne pas Goémon Noir, s'il te plaît.- Et pourquoi je le ferai pas ? répondit Nuage de Lionceau qui était si rancunier qu'il en oubliait de s'extasier devant le paysage. C'est vrai, quoi, au bout d'un moment, faut bien le dire, que c'est un meilleur chef que toi ! La vérité sort de la bouche des chatons, non ?Etoile de Pivoine sortit les griffes, puis les rentra.- Un meilleur chef que moi... grommela-t-il. Un meilleur chef que moi... un ambitieux, oui. Quelqu'un qui a massacré tout un Clan juste pour le plaisir de le faire.Mais Nuage de Lionceau, toujours aussi vexé et en voyant qu'il avait atteint un point sensible, continua sur sa lancée :- Goémon Noir, lui, au moins, il m'a défendu !- Tais-toi, grommela Etoile de Pivoine, on va passer un marché, d'accord ? Tu ne parles pas de Goémon Noir, et je ne parle pas de ton père, ça te va ?Nuage de Lionceau se tut, en voyant que son mentor avait atteint son point sensible à son tour. Il baissa les yeux et grogna :- Bon, très bien. On va explorer le territoire, maintenant ?Il ne mit pas beaucoup de temps à retrouver sa gaieté. Etoile de Pivoine se laissa vite contaminer par l'insouciance de son apprenti pendant qu'il s'extasiait sur tous les arbres qui voyait.- C'est quand qu'on commence l'entraînement en combat, je veux apprendre à me battre, comme un vrai guerrier, c'est quand, hein, dis, c'est quand, c'est quand, c'est quand, les batailles, c'est quand qu'on se bat en héros contre les méchants chats, c'est quand...Etoile de Pivoine laissa le flot de questions sortir de sa bouche avec un petit sourire attendri. - Tu m'as choisi parce que j'étais spécial, hein ? Tu m'as choisi parce que tu as senti un potentiel en moi, pas vrai ?- Ben... pas exactement...- Ah bon ? Alors pourquoi ?- Euh... oh, regarde, un oiseau !Nuage de Lionceau vit un geai picorer dans les feuilles. Etoile de Pivoine avança à pas feutrés, répétant machinalement ce que Goémon Noir disait toujours :- Admire l'expert, mon cher apprenti.Et il sauta sur l'animal et lui brisa le cou.- Wahou...- Eh oui, je sais, je sais... se flatta Etoile de Pivoine.- Je pourrai essayer, moi aussi, la prochaine fois qu'on en verra un ?- Evidemment !Etoile de Pivoine jaugea rapidement son apprenti d'un coup d'œil. Grand, massif, musclé, de toute évidence bien plus taillé pour le combat que pour la chasse. Tout son contraire.- Je dois rapporter une proie au camp, je dois le montrer à Nuage de Rocher et les autres ! Ils ne vont pas en revenir !- Ils... ils n'ont pas l'air de beaucoup t'aimer... fit prudemment remarquer Etoile de Pivoine.- Bah, ça, c'est parce que je n'ai pas encore reçu de prophétie pour accomplir un fabuleux destin ! Mais une fois que j'aurai sauvé la Forêt d'un grand péril, comme dans les histoires de Plume de Hanneton, ils m'acclameront comme leur sauveur ! Etoile de Pivoine ne put pas retenir un sourire. Il aurait eu des remords de briser la naïveté d'un chaton.- Mais oui, si tu le dis...- Tu me crois pas, hein ? Tu verras, tu verras, quand je l'aurai reçue, cette prophétie !Pendant qu'ils faisaient le trajet du retour, Etoile de Pivoine était plongé dans ses réflexions. Ce petit allait en baver, il en était sûr et certain. Il ne pouvait pas s'empêcher de ressentir de la pitié pour lui. Un jour, Nuage de Lionceau serait bien obligé de se réveiller et de sortir de son beau monde d'illusions où les héros sauvaient les belles demoiselles en détresse, où les apprentis accomplissaient des quêtes héroïques et des prophéties, où les méchants mouraient à la fin, et où tout le monde vivait heureux et avait beaucoup de chatons. S'illusionner devait être son seul moyen de résister à son isolement. Pris d'un élan de compassion, Etoile de Pivoine lança :- Nuage de Lionceau ?- Hum ?- Si... si les autres apprentis t'embêtent... tu me le dis, hein ? Tu es un membre de ce Clan, et je ne veux pas qu'on te fasse subir quoi que ce soit.- Bien sûr, je te le dirai ! mentit effrontément Nuage de Lionceau, persuadé comme tous les enfants qu'il pouvait s'en tirer tout seul et que de toute façon, demander l'aide des adultes, c'est pour les poules mouillées.Goémon Noir rêvait. Il rêvait qu'il avait à nouveau deux lunes, et qu'il avançait, seul, dans la nuit, pour cueillir ses précieuses plumes, celles qu'il aimait tant collectionner. Il rêvait que sa mère l'appelait, qu'il courait vers elle, ivre de bonheur. Mais sa mère n'était pas là. Il n'y avait que Pelage Sombre. Pelage Sombre, grand, terrifiant, qui le regardait d'un air méprisant. Et lui, il se figeait, et il murmurait :- J'ai plus peur de toi. Je t'ai tué. - Vraiment ? riait Pelage Sombre en sortant les griffes.Et il se mettait à courir de toutes ses forces pour lui échapper. Mais Pelage Sombre se jetait à sa poursuite, et le rattrapait sans aucun mal. Il le jetait dans le lac en riant. L'eau emplissait ses poumons, il manquait d'air, étouffait, étouffait...Et il se réveillait en sursaut.Il se rendit compte qu'il tremblait encore. Il avait toujours l'impression d'étouffer, comme si il était encore dans le fond du lac. Il sortit de la tanière, sans un mot. Il se retrouva seul dans le camp endormi. Comme d'habitude, il voulait réfléchir, seul. Il détestait fixer les étoiles. Ces mêmes étoiles qui l'avaient trahi, apprenti. Combien de fois il avait prié pour que Pelage Sombre meure ? Personne ne l'avait entendu. Il se coucha sur le sol et fixa distraitement des scarabées qui se battaient. - Tu es tout seul ?Il sursauta en entendant une voix d'enfant. Il se retourna et vit deux yeux bleus azur qui le fixaient d'un air ahuri. Le propriétaire de ces yeux était une version miniature d'Etoile de Pivoine, un petit chaton au beau pelage doré et à l'air fragile qui le fixait innocemment.- Ah... Petit Escargot, c'est bien ça ? Qu'est-ce que tu fais là ?- J'arrive pas à dormir, répondit le chaton, j'aime pas dormir.Goémon Noir, qui n'avait aucune envie de parler avec ce gosse, ne répondit rien.- J'aime pas trop ce que je vois quand je m'endors, murmura Petit Escargot, c'est pour ça.Intrigué par cette phrase, Goémon Noir esquissa un sourire.- Ah oui ? Et qu'est-ce que tu vois quand tu t'endors, exactement ?- Trop de choses. Des choses que j'ai pas envie de voir.Sans prévenir, Petit Escargot fit un geste qui déstabilisa Goémon Noir : il se pelotonna contre lui.- Comme toi. dit-il de sa petite voix. Toi aussi, quand tu dors, tu vois des trucs que t'as pas envie de voir. Alors, toi aussi, tu évites de dormir, pour ne plus voir ça. Goémon Noir se surprit à détourner les yeux. Il y avait quelque chose d'étrange dans le regard bleu de ce chaton, quelque chose auquel il ne voulait pas être confronté.- Tu rêves souvent du grand chat, hein ? demanda Petit Escargot.Goémon Noir crut que son cœur s'était arrêté de battre.- Q-quoi ?- Ben oui, je sais, tu rêves de lui. Le grand chat au pelage noir et aux yeux qui font peur. Qui te font encore peur, même maintenant. C'est pour ça que t'aimes pas dormir.Petit Escargot lui sourit.- Mais tu rêves pas que de lui. Tu rêves aussi de l'autre... du chat aux yeux comme mon frère. Tu sais, mon frère, Petit Horizon, il a les yeux un peu bizarres, tu vois ? Bleu, mais pas trop bleu. Gris, mais pas trop gris. Comme l'eau. Eh ben toi, quand t'étais petit, tu connaissais un chat qui avait les mêmes yeux.- Ciel Indigo, murmura Goémon Noir d'une voix inaudible.- Et tu l'aimais, ce chat, hein ? Tu l'aimais beaucoup. Quand le grand chat, il te faisait trop peur, c'était vers lui que tu allais te réfugier. Lui, il était pas comme les autres avec toi. Lui, il te respectait. Tu aurais aimé que ce soit ton papa, en vérité.Petit Escargot se pelotonna un peu plus contre lui.- Mais tu lui as fait un truc horrible... et tu t'en veux. Tu as fait un truc qui l'a tué. Et ça non plus, tu n'aimes pas t'en rappeler. Ça aussi, ça te fait mal. Ça te fait mal parce que c'est comme si tu avais tué la personne qui comptait le plus à tes yeux. Et tu ne t'es jamais pardonné.- Tais-toi, répondit Goémon Noir d'une voix blanche. Tais-toi, retourne te coucher, dégage. J'ai pas envie de t'entendre.Petit Escargot recula, les larmes aux yeux.- Je voulais t'aider... dit-il. Je voulais juste t'aider... parce que tu avais l'air d'avoir mal...Et il courut se réfugier dans la pouponnière. Goémon Noir regretta aussitôt son geste.- Hé, boule de poils, reviens ! Reviens ! Je... je suis désolé !Mais Petit Escargot ne revint pas. Et Goémon Noir resta seul. Seul avec son poids. Seul, comme il l'avait toujours été. Il ne sut jamais ce qui le poussa à faire quelque chose d'aussi absurde, mais toute la nuit, il attendit que le chaton revienne. Mais il resta seul.Goémon Noir et Petit Escargot n'étaient pas le seul à ne pas dormir, cette nuit-là. Etoile de Pivoine, lui aussi, n'arrivait pas à trouver le sommeil, seul dans sa tanière. Il avait hâte que Nuage de Chenille la rejoigne. Peut-être que s'endormir est plus facile quand on a quelqu'un à ses côtés...Les yeux grands ouverts, il pensait à Pépin de Citrouille.- Nuage de Flamme, tu crois que j'ai bien fait ? dit-il tout haut.- Franchement... non, répondit la voix tranquille de son ami, je pense que ce chat ne méritait pas de mourir.- A neuf lunes, j'avais déjà tout le sang du Clan du Vent sur les pattes... et maintenant, je viens de me salir encore plus. Je lui ai dit de se rendre ou de s'enfuir, à cet abruti... il ne m'a pas écouté ! Il aurait dû partir !- Donc, tu penses que c'est de sa faute ?- Non. Non, ce n'est pas ce que j'ai dit. Mais... mais je ne voulais pas le tuer, Nuage de Flamme, je ne voulais pas, je te le jure !- Alors pourquoi est-ce que tu l'as fait ? demanda-t-il de sa voix toujours pleine de compassion.Etoile de Pivoine soupira.- Tu ne comprends pas... ils... ils voulaient que je le fasse. Ils se seraient moqué de moi si je ne l'avait pas fait... ils m'auraient pris pour un faible ! Alors que là... ils m'ont acclamé, ils m'ont considéré comme leur chef ! Et... et au final, je ne sais même pas si je le regrette tant que ça ou si j'essaie juste de me donner bonne conscience...- A qui tu parles, papa ?Etoile de Pivoine sursauta. Il vit Petit Escargot le fixer de ses grands yeux bleus de l'innocence.- A... à personne, mon petit, à personne. Je parlais tout seul.Petit Escargot vint se blottir dans sa litière, tout contre lui.- Papa, je peux dormir avec toi ? J'arrive pas à dormir... je suis allé parler avec le papa de Petit Goéland.- Goémon Noir ? demanda stupidement Etoile de Pivoine avec un sentiment amer dans la bouche.- Il est gentil, celui-là.Etoile de Pivoine éclata de rire. Petit Escargot répondit, sans se démonter, de sa petite voix claire :- Il y a pas mal de choses dans sa tête. Des choses dont il a honte, des choses qu'il se cache à lui-même, des choses qui lui font mal. C'est pas facile de voir à l'intérieur de sa tête, papa. Il est comme toi. Vous vous ressemblez, tous les deux. Toi aussi, tu as plein de trucs à l'intérieur de la tête, plein de trucs qui se bousculent et qui sont difficiles à voir. Maman aussi, elle est comme ça, parfois. Je suppose que tout le monde est un peu comme ça. C'est pour ça que j'aime bien Jolie Fraise, moi. Y'a rien de compliqué, dans la tête de Jolie Fraise. Elle, elle voit que des trucs beaux, des trucs légers, c'est pas bien difficile de comprendre ce qu'elle pense. Au fond, Jolie Fraise, avec sa tête vide, elle est plus heureuse que Goémon Noir ou que toi, papa.Etoile de Pivoine resta muet pendant quelques instants, puis il dit d'une voix blanche :- Petit Escargot, est-ce que tu... est-ce que tu te sens bien ?- Ben oui papa, pourquoi ?- Ce... ce que tu viens de me dire à propos de voir dans la tête des gens, de... de... tu... tu...- Pourquoi ça t'étonne, papa ? Tu peux pas le sentir, ça, toi ? Je suis le seul ?Etoile de Pivoine, soudain presque horrifié, marmonna :- N'en... n'en parlons plus, mon petit. N'en parlons plus. Et surtout, évite d'en parler aux gens, d'accord ?- Oui, si tu veux, papa, répondit Petit Escargot sans comprendre ce qui rendait son père aussi inquiet.Ils passèrent quelques secondes pelotonnés l'un contre l'autre, jusqu'à ce qu'Etoile de Pivoine rompe le silence :- Tu veux savoir ce que je tiens dans le creux de ma patte ? Un souvenir de mon père. Chaque nuit, ça m'aide à m'endormir. C'est un morceau de collier rouge.- Tu l'aimais beaucoup, ton papa, non ? Je le sais, ça aussi. - Oui, je l'aimais beaucoup. Et ce morceau de tissu, je ne l'abandonnerai pour rien au monde. C'est le seul souvenir de mon père.- Tu me le donnera, à moi ou à Petit Horizon ou Petite Chance, quand on sera grand ?- Je pense, oui.Au bout de quelques minutes, Etoile de Pivoine sentit que Petit Escargot s'était endormi tout contre son flanc. Apaisé par la respiration du chaton, il ne tarda pas à s'endormir lui aussi.Son sommeil fut paisible, cette nuit-là.Le lendemain, Nuage de Lionceau, bouillonnant d'excitation, se leva tôt en même temps que les autres apprentis. Ils avaient une séance d'entraînement au combat en commun. Selon les vétérans, c'était important de faire des entraînements au combat collectif, "pour apprendre à jauger l'adversaire, à peaufiner ses tactiques et à travailler en équipe". Ça, c'était ce que les vétérans disaient. Mais selon les apprentis, les entraînements au combat collectif, c'était surtout bien pour casser la gueule à ceux qu'on n'aimait pas sous couvert de s'entraîner ensemble. Pendant le trajet, il tenta d'ignorer royalement les regards méprisants qu'il y avait sur son passage, notamment ceux de Nuage de Roche. En vrai, il avait un peu peur. Il était moins expérimenté que Nuage de Roche, et il ne tenait pas à se faire démolir le portrait par un apprenti qui ne lui avait toujours pas pardonné d'être l'apprenti du chef.- Hé, lança Nuage Gris alors qu'ils étaient presque arrivés, elle fait quoi ici avec nous, cette petite ?Ils se retournèrent. Petite Chance était juste là, derrière eux, à les suivre.- Je veux venir vous voir vous entraîner, dit-elle en trottinant pour suivre leur allure, je veux voir comment ça fait de se battre !- Ta mère sait que tu es là ? demanda Fleur Noire.- Non, mais elle a pas besoin de le savoir ! fit la petite avec un regard fier.- Tu me rappelles Etoile de Taches au même âge... sourit Fleur Noire. Bon, je veux bien que tu nous regarde, mais tu es bien sage, d'accord ?- Bien sûr !Plume Brune, qui n'avait pas l'air d'approuver, grommela en direction des apprentis :- Bon, les gars, c'est la fille du chef, donc vous avez intérêt à vous tenir à carreaux avec elle, d'accord ? Si elle vient pleurnicher à son père, je ne suis pas responsable des dommages et intérêts.Petite Chance, qui l'avait entendu, protesta :- Je viens pas pleurnicher à mon père ! Si il y en a un seul qui m'embête, je le défie en duel singulier et je lui botte le derrière de mes propres pattes !Il y eut des ricanements chez les apprentis. Petite Chance les traita par le mépris, la mine boudeuse. Et, enfin, ils arrivèrent à la Combe d'Entraînement, et la leçon commença.- Comme vous le savez, commença Plume Brune, s'entraîner en équipe est l'occasion unique de peaufiner votre esprit d'équipe, votre cohésion, vos talents pour jauger l'adversaire...- On sait, on sait !- C'est quand qu'on se bagarre ?Plume Brune abandonna en soupirant.- Pff... bon. Nuage de Lionceau, avec Nuage de Roche, Nuage Gris, avec Nuage de Lièvre, Nuage de...Petite Chance attendit qu'il finisse pour lancer :- Et moi ?- Toi, tu regardes et tu te tais.Elle obéit en boudant. Pendant ce temps, Plume Brune avait pris avec lui les apprentis les plus vieux et les plus expérimentés, et leur apprenait un nouvel enchaînement.- Voilà comment on doit faire pour déstabiliser un ennemi qui nous plaque au sol. Cet enchaînement est très compliqué. Ne l'exécutez pas si vous ne savez pas ce que vous faites, d'accord ?Nuage de Lionceau, lui, faisait face à Nuage de Roche, un peu tremblant. Fleur Noire les supervisait.- Bon, Nuage de Roche, tu y vas doucement, d'accord ? N'oublie pas qu'il est devenu apprenti après toi... laisse-lui une chance d'attaquer.- Evidemment ! mentit Nuage de Roche.Nuage de Lionceau déglutit. Il s'approcha de son adversaire un peu craintivement. Quand soudain, il réalisa quelque chose. Quelque chose de tout bête : il dépassait Nuage de Roche, il était plus grand que lui. Un sentiment bizarre l'envahit, un peu comme si il se rendait compte pour la première fois qu'en vérité, il était grand, large d'épaules et musclé, et qu'il n'aurait eu aucun mal à repousser d'une patte ce frêle apprenti gris. Nuage de Roche l'attaqua brusquement, sans lui laisser le temps de prendre son souffle. Nuage de Lionceau n'eut pas le temps de l'esquiver et se prit son coup de patte de plein fouet. Il se mit à donner des coups de patte dans tous les sens, oubliant toutes les leçons d'Etoile de Pivoine sous le coup de la panique. Nuage de Roche, plus léger et plus fin, esquiva ses coups et lui griffa le museau. Nuage de Lionceau, se servant de sa force, le repoussa de tout son poids. Nuage de Roche manqua atterrir droit le museau dans la poussière, mais se rééquilibra au dernier moment, se rua sur le dos de son ennemi et le cloua contre le sol.- Euh... arrête, tu y vas trop fort, là... dit Fleur Noire.- J'ai gagné ! hurla-t-il en griffant Nuage de Lionceau au flanc.Mais Nuage de Lionceau, guidé par sa rage, renversa la situation dans tous les sens du terme en renversant son ennemi au sol et en le frappant sur la tempe de toutes ses forces.- Non, j'ai gagné !- Stop, stop ! Hurla soudain Plume Brune. STOP !Nuage de Lionceau s'arrêta. Il saignait au flanc, et Nuage de Roche avait un bleu au niveau de la tempe. En voyant l'air furieux de Plume Brune, il se dit qu'il s'apprêtait à avoir de très, très gros ennuis et lança :- C'est lui qui m'a attaqué avec les griffes en premier !- Menteur !- C'est lui, le menteur !- Plume Brune, tu ne vas pas croire un sale chat du Clan de l'Ombre ?- La ferme !- TAISEZ-VOUS ! hurla Plume Brune. TAI-SEZ-VOUS ! Nuage de Lionceau, tu viens avec moi. Et tout de suite !- Ah, ben voilà, quand je disais que c'était lui...- Toi, Nuage de Roche, tu te tais aussi !Nuage de Lionceau se laissa entraîner à l'écart par Plume Brune, se préparant au sermon. Mais il n'y eut pas de sermon. A la place, Plume Brune lui demanda :- Mais qu'est-ce qui t'as pris, hein ? Mais qu'est-ce qui t'as pris de... cette technique, comment tu as fait pour l'utiliser ?- Hein ? demanda stupidement Nuage de Lionceau, bouche bée.- La technique ! Celle que tu as utilisé pour le renverser quand il t'avait plaqué au sol...Nuage de Lionceau répondit en bafouillant :- Ben... ben c'est toi, Plume Brune. Tu étais en train de la réviser avec tous les grands apprentis, là-bas... tu leur avait montré. Sur le moment, j'y ai pensé, et je l'ai fait. C'est tout.- C'est tout ? Et tu l'avais déjà testée avant, cette technique ?- Beuh... j'en avais jamais entendu parler.- Et pourtant, tu l'as refaite contre lui, non ? Tu es sûr que tu ne t'étais pas entraîné à la faire avant ?- N-non. Je... je l'ai faite, c'est tout. A l'instinct.Pendant quelques secondes, il pensa que Plume Brune ne le croyait pas. Mais finalement, le vétéran grogna d'un ton suspicieux :- Mouais... j'en parlerai à ton mentor. En tout cas, ne recommence plus d'accord ?- Bien sûr ! répondit-il, heureux de s'en tirer à si bon compte.Soudain, il entendit des miaulements de protestation près de la Combe, et il vit Petit Lapin se faire traîner de force par Aile de Brume en couinant :- C'est pas juste ! Je voulais juste partir explorer la forêt ! Je serai pas parti trop loin !- Non, c'est non, répondit Aile de Brume, tu rentres à la pouponnière, c'est tout.En apercevant Petite Chance parmi les apprentis, il protesta :- Hé ! C'est pas juste ! Et elle, qu'est-ce qu'elle fiche là ?- Elle, c'est la fille du chef. - Mais euh ! C'est quand même pas juste ! geignit-il.Petit Lapin réussit à échapper à Aile de Brume et se planta devant Petite Chance :- Hé, toi, la fille de chef ! Je veux me battre contre toi ! On verra bien qui est le plus fort de nous deux et qui mérite de s'entraîner avec les apprentis !Petite Chance eut un sourire carnassier.- Quand tu veux, Dent de Lapin.Les autres apprentis observaient le spectacle en riant. Ça leur faisait une distraction, c'était toujours ça de fait. Plume Brune soupira :- Je sens que cette séance est en train de partir en poils de renard... Mais personne ne l'écoutait.- Je parie une semaine de corvée d'Ancien sur Petit Lapin !- Moi aussi !- Qui veux parier sur Petite Chance ?- Pas moi, en tout cas !- Moi non plus !- Moi, je parie tout sur elle !- Tu vas encore perdre, Nuage de Gel !- Ouais, la dernière fois, on t'a forcé comme gage à aller faire le blaireau pendu tout en haut du Chêne Céleste !- C'était marrant, tu te rappelles quand il s'est mis à crier "J'PEUX PLUS DESCENDRE ! " ?- Même qu'il a failli tomber, c'était trop drôle !- Ouais, les guerriers ont dû venir le chercher !- On s'était vraiment bien amusés, ce jour-là !Petit Lapin et Petite Chance se faisaient face. Nuage de Lièvre vint se poster entre eux deux.- J'arbitre le combat, d'accord ? Trois, deux, un... BATTEZ-VOUS !- Clan des Étoiles, mais pourquoi j'ai accepté de faire un entraînement collectif ? soupirait Plume Brune.A chaque fois, ça se termine en bazar général.Mais personne ne l'écoutait. Tous criaient, pendant que Petite Chance se ruait sur Petit Lapin.- BATTEZ-VOUS, BATTEZ-VOUS !- OUAIS, PETIT LAPIN, MORD-LUI LES CÔTES !- FAIS-LUI BOUFFER SES DENTS !- PETITE CHANCE, GAGNE, JE T'EN SUPPLIE ! J'VEUX PAS FAIRE LE BLAIREAU PENDU SUR LE CHÊNE CÉLESTE UNE DEUXIEME FOIS !Les encouragements de Nuage de Gel étaient inutiles. Petite Chance, avec une férocité extraordinaire, avait déjà plaqué Petit Lapin contre le sol et lui mettait une somptueuse raclée.- Tu te rends ?- Mhmmphh ! articula Petit Lièvre, bloqué sous elle.- J'ai pas entendu, j'ai pas entendu ! chantonna-t-elle en continuant à le bombarder de coups de patte.Les apprentis, subjugués, regardaient cette femelle mettre une raclée à Petit Lapin, soufflés.- Wahou...- Pour une femelle, elle est pas si mal, en fait...- Alors, tu te rends ?- Mmouihmphrendsmmétouffe !- J'entends toujours pas...Nuage de Lièvre, prenant pitié pour le pauvre Petit Lapin, vint à sa rescousse en déclarant :- Euh... PETITE CHANCE, VAINQUEUR !Sous les acclamations de triomphe, Petite Chance vint se poster devant les apprentis, toute fière.- Alors, je peux venir avec vous à chaque entraînement, maintenant ?Et, pendant que Petite Chance se faisait porter en triomphe par tous les apprentis "PETITE CHANCE ! PETITE CHANCE ! PETITE CHANCE ! PETITE CHANCE ! C'EST LA MEILLEURE, C'EST PETITE CHANCE !" y compris par Petit Lapin, qui semblait lui vouer une vénération sans faille, et Nuage de Gel, qui disait "Hé, les gars, j'ai gagné ! J'ai gagné ! Pour une fois ! Vous allez faire mes corvées d'anciens à ma place, hein, les gars ?", le seul à être à l'écart et à soupirer, c'était Plume Brune, qui disait à Fleur Noire :- Fleur Noire, fais-moi plaisir... la prochaine fois que j'ai la fantastique idée d'organiser une séance d'entraînement en commun, empêche-moi de le faire, pour l'amour du Clan des Étoiles.Depuis ce jour, parmi tous les mâles apprentis du Clan du Tonnerre, on pouvait toujours apercevoir une petite fille, l'air fier et féroce, qui traînait partout avec eux et à qui tous obéissaient aveuglement. Cette petite fille se nommait Petite Chance.Sitôt rentré au camp, Plume Brune alla trouver Étoile de Pivoine.- Il faut qu'on parle.- Oui, qu'est-ce qu'il y a ?- C'est à propos de Nuage de Lionceau... pendant l'entraînement, aujourd'hui... je crois que ce petit a un vrai don pour le combat.- Vraiment ? Étoile de Pivoine releva la tête de la souris qu'il dévorait.- Oui, vraiment. Tu en connais beaucoup, toi, des apprentis qui reproduisent des mouvements de combat à l'instinct, simplement en les ayant vu faire une fois ?- Euh... je... je suppose que non... balbutia Étoile de Pivoine, qui n'y connaissait pas grand-chose. Donc, c'est parfait, non ? Ce petit sera sans doute un combattant d'exception.- Figure-toi que moi, ça m'inquiète... les autres apprentis n'ont pas l'air de beaucoup l'aimer. Il s'est battu avec Nuage de Roche pendant la séance d'entraînement... je pense qu'il faudra le surveiller. Plus il devient fort, plus il risque de devenir dangereux. Si il venait à se battre une autre fois... je ne pense pas que ses adversaires s'en tireraient à si bon compte.- C'est bien beau, tout ça, fit Étoile de Pivoine en éludant le sujet, mais tu peux me dire ce que fait ma fille à se faire porter par tous les autres apprentis ?- PETITE CHANCE, C'EST LA MEILLEURE, C'EST PETITE CHANCE ! PETITE CHANCE, PETITE CHANCE ! PETITE CHANCE ! VIVE PETITE CHANCE !- Je... je t'expliquerai. Soupira Plume Brune. Je t'expliquerai.Ce soir-là, dans la tanière des apprentis, Nuage de Lionceau resta éveillé. Sa litière était soigneusement éloignée de celle des autres. Personne ne voulait dormir à côté de lui.Il pensait à la raclée qu'il avait bien failli mettre à Nuage de Roche. Si seulement ce gêneur de Plume Brune n'avait pas été là...En vérité, il pensait surtout à son père. Il se rappelait du nombre de fois où son père le prenait dans ses bras, quand il était petit et qu'il pleurait. Chose étrange, il n'avait aucun souvenir de sa mère, alors qu'il pensait qu'elle devait être toujours vivante. Son père ne parlait pas beaucoup d'elle. Nuage de Lionceau se rappelait de ce fameux jour où il avait fugué du camp avec Nuage de Chenille. Il se rappelait de sa proposition, dès qu'ils avaient atteint la frontière avec le Clan de l'Ombre. Si j'étais toi, je m'enfuirai. A l'époque, il avait tout de suite refusé. A l'époque, il était encore persuadé qu'il pouvait gagner sa place dans le Clan, que Nuage de Roche et les autres l'accepteraient... mais maintenant, il avait dépassé cette phase. Il ne se faisait plus d'illusions, il ne mendiait plus sa place. Et, si il avait pu revenir en arrière, à ce fameux jour, il serait parti sans hésiter. Quand il était chaton, il tentait d'éliminer chaque souvenir de son père qu'il avait, comme des pensées dangereuses, des obstacles. Mais ça n'avait servi à rien. Les souvenirs le prenaient d'assaut malgré lui. Il se rappelait de son père, de son odeur, de sa voix, de tout ce qui le concernait... il avait trop voulu renier son passé. Et maintenant qu'il s'en rendait compte, il était trop tard. D'après ce qu'il avait compris, les membres du Clan de l'Ombre avaient chassé son père, et on n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait maintenant.Etoile de Pivoine avait failli pleurer le jour de la naissance de Petit Goéland, lorsque Petit Lionceau s'était mis, pour la première fois, à oser parler de son père. C'était pour ça qu'au fond, Nuage de Lionceau avait tout de suite apprécié son mentor. Il savait que lui aussi, il regrettait son père. Au fond, ils avaient vécu la même chose. Que faire ? Vouloir se renier chaque jour encore un peu plus, et tenter malgré tout de devenir le fier guerrier d'un Clan qui ne voudrait peut-être jamais vraiment de lui ? Ou partir d'ici, seul, et chercher son père et son passé par la même occasion ?Il ne trouva pas le sommeil, cette nuit-là.Le lendemain, en se levant, juste avant d'aller réveiller Nuage de Lionceau, Etoile de Pivoine alla faire un détour par la pouponnière. Il y trouva Petit Escargot, qui dormait encore profondément, et Nuage de Chenille et Petit Horizon, qui jouaient tous les deux.- Tu es là ? dit-elle en le voyant.- Petit Escargot dort encore ?- Oui, c'est tout le temps comme ça, il mets du temps avant de s'endormir, mais après, il dort jusqu'à très tôt dans la matinée.- Dis...Il hésita.- Tu n'as pas remarqué quelque chose de bizarre chez lui ?Nuage de Chenille se renfrogna.- Si. Je... je crois qu'on doit en parler un peu à l'écart...Ils allèrent dans le fond de la pouponnière et laissèrent Petit Horizon réveiller son frère. - Je... je crois que Petit Escargot a le Don, lâcha-t-elle, mais... mais une forme de Don un peu bizarre. Il m'a parlé de ressentir les émotions dans la tête des gens, de toutes ces choses...- A... attends ? C'est quoi, le Don, exactement ?- Oh. Désolée... je ne commence pas par le début.Et elle lui raconta toute la conversation qu'elle avait eu avec Larme de Rose, ce fameux jour. Ces souvenirs-là étaient douloureux quand elle se disait qu'à l'heure actuelle, Larme de Rose était sans doute morte avec les autres.Mais, avant qu'Etoile de Pivoine puisse lui poser la moindre question, Petit Horizon le héla :- Hé, papa ! Papa ! Pourquoi y'a Petite Chance qui a le droit de partir ? Elle traîne toujours avec les apprentis ! Déjà que maman part cet après-midi... je vais devoir rester seul ?- Tu... tu pars, cet après-midi ?- Oui, pour la Source de Lune. Tu as oublié que c'est la demi-lune ? - Et... et tu laisses les enfants ici ?- Je suis bien obligée... et puis, comme ça, tu pourras passer l'après-midi avec eux, non ?Petit Horizon se planta devant son père, les yeux pétillants :- Oh ouais, papa, fais-moi explorer la forêt ! Ça ira si je suis avec toi, hein, hein ? Etoile de Pivoine sourit.- Mais oui, bien sûr !- Ouais, génial !L'après-midi même, lorsque Nuage de Chenille partit avec Brin d'Herbe, Etoile de Pivoine entendit des éclats de voix venir de la tanière des Anciens.- Aucun respect pour la vieillesse, c'est moi qui te le dis !- De mon temps, le respect aux Anciens existait encore !Il se dirigea vers eux.- Qu'est-ce qui se passe ?- Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui se passe ? s'indigna Plume de Hanneton. Il se passe qu'un sombre petit plaisantin, que le Clan des Etoiles le maudisse jusqu'à la dixième génération, a garni nos litières avec de la crotte de renard ! Non mais vous vous rendez compte ? Je n'ai jamais vu personne faire une blague de ce genre, mis à part, euh... eh bien, toi. S-sauf t-ton r-respect, ô, noble descendant d'Etoile de Feu.Pendant ce temps, Petit Horizon était sorti de la pouponnière.- Hé, papa ! Papa, papa ! Tu m'avais promis qu'on irait explorer la forêt tous les deux ! Petit Escargot fait encore la sieste, lui !- Très bien, j'arrive, j'arrive... sourit Etoile de Pivoine.Mais, dès la seconde où ils furent hors de la vue des Anciens, il toussota.- Hum hum...- Oui, quoi ? Petit Horizon lui fit un sourire innocent.- Tu n'as pas quelque chose à m'avouer ?- Ben... non, rien, pourquoi ? Il eut un autre sourire innocent.Etoile de Pivoine acquiesça en faisant semblant de ne pas comprendre, puis, quelques secondes plus tard, il ajouta :- La prochaine fois, utilise de la crotte de loutre, mon gars. La crotte de renard, ça vaut rien.Petit Horizon écarquilla les yeux.- Comment tu...- Demande aux Anciens. Je l'ai fait avant toi, mon p'tit gars.- Pff... c'est pas juste. Si t'as tout déjà fait, comment je vais faire pour trouver des nouvelles idées, moi ?- Pour ça, je te fais confiance.Etoile de Pivoine posa son regard sur le promontoire. Il était un peu mal à l'aise. Qu'est-ce qu'il était censé dire à Petit Horizon ? Un jour, mon fils, ce Clan sera à toi, et ce sera à ton tour de monter là-haut, ou quelque chose dans le genre ? Non, il ne se sentait pas de lui dire quoi que ce soit de ce genre. Ils continuèrent à marcher, jusqu'à ce que Petit Horizon grommelle :- C'est pas juste, Rivière Noire veut plus que je raconte des histoires à ses petits. Elle dit que ça les fait peur !- Et tu leur raconte quelles histoires, exactement ?- L'histoire du Fantôme de la Pouponnière. Il était une fois un chaton qui avait tué sa mère. Et, dans son sommeil, ce crime le hantait. Sa culpabilité, jour et nuit, le rongeait.Etoile de Pivoine était impressionné par le vocabulaire de Petit Horizon et l'écoutait en souriant.- Jusqu'au jour où, enfin, il se vit déchargé de son poids. Il mourut du Mal Vert. Mais, depuis, son esprit n'est toujours pas en paix. Et il rôde, seul, solitaire, le sang de sa mère sur les pattes, pour trouver sa victime. Il hait les chatons, il les déteste, il veut se repaître de leur chair et de leur os, les massacrer jusqu'au dernier...Etoile de Pivoine se mit à rire.- Bon, je crois que je commence à comprendre pourquoi Rivière Noire ne veut plus que tu racontes ça à ses chatons... et qui c'est qui te l'a racontée, cette histoire ? Un ancien ?- Non, pourquoi ? Je l'ai inventée.Ils arrivèrent jusqu'au Chêne Céleste, où ils virent que tous apprentis étaient réunis et qu'ils criaient :- Ouais, vas-y !- Grimpe plus haut, grimpe plus haut ! Petite Chance était parmi eux et criait même encore plus fort que les autres, montée sur le dos de Nuage de Lionceau.- Vas-y, Nuage de Gel, vas-y !- Qu'est-ce qui se passe, ici ? demanda Etoile de Pivoine. Et toi, Petite Chance, qu'est-ce que tu fais ici ?- C'est Nuage de Gel, dit-elle en riant, il a perdu un de ses paris, il doit aller refaire le blaireau pendu !- Et si il se casse un os ou qu'il se tue en tombant ? Et... et d'ailleurs, que font vos mentors ?- Tous occupés !- Donc, comme on avait une après-midi de libre, on a emmené Petite Chance avec nous... GRIMPE PLUS HAUT, NUAGE DE GEL !- OUAIS, VAS-Y !- PLUS HAUT, ENCORE PLUS HAUT !Etoile de Pivoine se tourna vers Petite Chance :- Petite Chance, je ne veux pas que tu sortes du camp pour aller dans la forêt, et encore moins que tu traînes avec eux.- Mais pourquoi ? demanda Nuage de Lièvre.- Ouais, on s'amuse bien avec elle ! renchérit Nuage de Lionceau. On s'amuse à se faire des défis, à monter en haut des arbres, à traquer des proies... elle a peur de rien ! Et puis, de toute façon, l'escalade, c'est sans danger...- AU SECOURS, JE VEUX DESCENDRE !- Bon, mis à part pour Nuage de Gel, qui est un peu maladroit, mais... ne t'en fais pas, chef, on la surveille bien, ta fille ! Et puis, elle est déjà montée tout en haut du Chêne Céleste et il ne lui est rien arrivé...- MAMAN ! MAMAN, AU SECOURS ! JE VAIS TOMBER !- QUOI ? Elle est déjà montée tout en haut du Chêne Céleste ? s'étrangla Etoile de Pivoine. Mais... mais c'est atroce, elle aurait pu se tuer, finir en bouillie, en purée, disloquée, démembrée...- AIDEZ-MOI, LES GARS, JE VOUS EN SUPPLIE !- Mais non, voyons, pas la peine de paniquer, chef ! Pour une fille, elle est vachement courageuse ! Et puis, on est prudents, nous, on sait ce qu'on fait ! le rassura Nuage de Lionceau.- Ouais, comme si on était du genre à ne pas remarquer quand quelqu'un est en danger...- LA BRANCHE SE CASSE ! JE SUIS EN TRAIN DE GLISSER ! AU SECOURS !- Ouais, déclara fièrement Petite Chance, c'est mes copains, et je reste avec eux ! De toute façon, les autres guerriers, ils me disent rien quand ils me voient hors du camp. J'ai juste à leur dire que je suis la fille du chef et ils me laissent faire ce que je veux, d'abord.Etoile de Pivoine finit par s'avouer vaincu en grommelant tout de même :- J'en parlerai à ta mère. Ça n'en restera pas là. Viens, Petit Horizon, on a d'autres endroits à explorer.Crotte de souris, je n'ai strictement aucune autorité parentale...Petit Horizon le suivit. Sur le chemin, Etoile de Pivoine fut impressionné par le vocabulaire de Petit Horizon. Il utilisait des mots d'adultes.- Dis, papa, tu sais d'où ça vient, les lucioles ? Moi, une fois, j'ai raconté une histoire aux enfants de Rivière Noire. Je leur ai dit que les Lucioles étaient la création du Grand Chêne Céleste, qui était une créature vivante et qui engendrait, la nuit, dans son sommeil, des milliards et des milliards de grains de poussière, qui tournoyaient dans les airs pour...Ecouter Petit Horizon raconter quelque chose était comme écouter Feu Follet lorsqu'il était petit. C'était le même genre d'imagination, vive, débordante, colorée, qui part dans tous les sens, qui invente un mystère pour les choses les plus banales... ils arrivèrent tous les deux près de la frontière avec le Clan de la Rivière. - Papa... fit Petit Horizon, s'interrompant dans son histoire.- Oui ?- Tu as l'air soucieux... qu'est-ce qui ne va pas ?- Eh bien... Petit Horizon, il faut que je te demande quelque chose. Qu'est-ce que tu rêverais d'être ou de faire, plus tard ? D'être un grand guerrier ? De devenir lieutenant ? Quelque chose comme ça ?- Moi ? Non, bien sûr que non ! Ça, c'est ennuyeux ! Moi, plus tard, je veux être un explorateur... partir loin, très loin d'ici, explorer les paysages et le monde entier... et m'inventer toutes les plus fabuleuses histoires dessus.Crotte de souris... c'est un doux rêveur, ce petit, pas un ambitieux. Il n'a pas le profil d'un chef.- C'est passionnant, tu as raison... mais tu es sûr que tu ne préférerais pas être lieutenant, ou quelque chose ?- Certainement pas ! C'est pour ça que j'aime pas vivre dans un Clan... il faut toujours être responsable de quelque chose. Pas comme les carpes.- Les... les carpes ?- Ouais, les carpes, elles vivent, elles ! Elles se contentent de vivre, y'a pas de loi chez les Carpes, pas de responsabilité. Enfin bon, j'ai dit les carpes, j'aurai pu dire les écureuils, ou les moutons, ou les musaraignes, ou n'importe quoi, enfin, tu me comprends, quoi...Etoile de Pivoine avait l'impression que le cerveau de cet enfant allait à une vitesse folle et qu'il ne pouvait pas toujours suivre.- Oui, je comprends l'idée.- Dis... tu sais à quoi ça ressemble, la Source de Lune ? Maman, elle est là-bas en ce moment, non ?- Oui, mon petit, maman est là-bas. Tu veux que je te raconte une histoire ?- J'adore les histoires !- L'histoire de la couleur de tes yeux.- Jolie Fraise, elle dit que les femelles, elles vont m'aimer, parce que j'ai un pelage flamboyant et des yeux d'une couleur rare, elle a raison, ou pas ?- Je ne sais pas, je n'ai jamais réussi à me placer dans la tête des femelles.- Maman, elle dit ça aussi. Sauf que maman, c'est une femelle, donc chez elle, ça doit être un plus grand inconvénient.- Effectivement. Mais moi, ce que je veux te raconter, c'est l'histoire de la couleur de tes yeux. Ce sont les yeux d'un guerrier qui s'appelait Ciel Indigo, le père de ta mère, ton grand-père. Et j'avais un ami, le frère de ta mère, qui avait ces mêmes yeux. - Elle commence par "il était une fois", cette histoire ?- Si tu veux. Il était une fois un apprenti nommé Nuage de Flamme...***Etoile de Bleuet, en cet après-midi de la saison des feuilles vertes, était assise, seule, devant sa tanière, et réfléchissait. J'espère que vous me pardonnerez, mes amis, que de tous les personnages qui jouent un rôle crucial dans le récit que votre humble narrateur vous conte, celui-ci soit resté assez longtemps dans l'ombre. Etoile de Bleuet avait mené cette guerre contre le Clan du Tonnerre contrainte et forcée. Depuis le jour de la mort de Pelage Sombre et d'Etoile de Taches, les batailles entre le Clan du Tonnerre et le Clan de la Rivière s'étaient succédé. Mais aucun n'avait réellement pris l'avantage. Etoile de Bleuet n'avait jamais aperçu son fils que lors des Assemblées, et ce n'était rien d'autre qu'un petit garçon à l'air complètement terrifié qui se tournait vers son lieutenant à chaque fois qu'on lui demandait quelque chose. Elle s'était bien doutée qu'il ne voulait pas de cette guerre, mais ce n'était qu'un enfant, à l'époque, jeune, faible et influençable. Et maintenant que les batailles contre le Clan du Tonnerre s'étaient calmés, elle soupçonnait fortement que ce soit grâce à lui. Peut-être qu'en grandissant, il s'était affirmé et qu'il avait eu le courage de revendiquer son pouvoir... en vérité, elle n'en savait rien et en était bien la première désolée. Elle aurait tant aimé avoir de vraies nouvelles de son fils...Elle vit son lieutenant, Moustaches Noires, qui, comme à son habitude, la regardait timidement sans oser prendre la parole :- Hum hum... toussota-t-il. Baie Rouge m'a dit de t'informer qu'elle part à la Source de Lune avec les autres.- Très bien.Ce sujet la rendait soucieuse. Elle soupira, pensive, et demanda à Moustaches Noires :- Dis, Moustaches Noires... tu crois que le Clan des Etoiles peut encore nous supporter, après tout ce que nous avons fait ? La destruction du Clan du Vent, et toutes ces atrocités... je crois que Baie Rouge, depuis un bon moment, cache quelque chose à propos du Clan des Etoiles. Elle ne parle jamais vraiment des visions qu'elle aurait eu, ou de quoi que ce soit d'autre...Moustaches Noires réfléchit longuement avant de répondre. Là était la raison pour laquelle Etoile de Bleuet aimait tant son lieutenant. Sous ses airs discret et timide, elle ne connaissait en vérité personne de plus posé et réfléchi.- Je crois que tu as raison. Le Clan des Etoiles ne veut peut-être plus avoir à faire quelque chose avec nous. Et, si c'est le cas, je crois que les guérisseurs ont tort de nous le cacher. - Ils pensent sans doute bien faire...- Sûrement.Moustaches Noires, mal à l'aise, se dandinait d'un pied sur l'autre. Etoile de Bleuet comprit qu'il voulait parler de ce fameux sujet.- Au fait, Etoile de Bleuet...- On a déjà eu cette discussion, Moustaches Noires. C'est non.- Mais... mais le Clan... le Clan s'inquiète... tu es encore jeune et forte, et ils le savent, mais... mais si tu venais à mourir, le Clan de la Rivière n'aurait plus aucun descendant d'Etoile de Brume pour régner sur le Clan. Ils veulent que tu prennes un compagnon et que tu aies des fils. Je... je suis désolé, mais c'est la vérité. Si tu venais à mourir, qu'est-ce qu'on ferait ?- J'ai bien été claire là-dessus, non ? Je suis libre de décider si je veux un compagnon ou non. Pour l'instant, je n'en veux pas.Mon cœur a déjà été pris quand j'étais enfant par un apprenti feignant, trouillard et baratineur qui est maintenant un chat domestique. Oui, moi non plus, je ne me l'explique toujours pas. Et j'en ai eu un, de fils, si tu veux tout savoir. Ce fils qui est chef. Chef, mais pas du Clan de la Rivière.- Mais... mais le Clan s'inquiète vraiment. Ils t'apprécient beaucoup, Etoile de Bleuet, m-moi... (il rougit)moi y compris, tout le Clan sait que tu es une grande chef, mais il faut bien que le Clan aie un futur chef qui porte ton sang, non ?Elle poussa un soupir.- Mon sang... qu'est-ce que cela signifie, au juste ? Je n'ai jamais compris ça, Moustaches Noires, jamais. On a pensé qu'avoir le sang d'un grand guerrier du passé suffisait pour faire de nous un grand guerrier à notre tour, et on le pense encore aujourd'hui. C'est bien moins ancré qu'avant dans les nouvelles générations, mais pour autant, ça subsiste. Le Clan du Tonnerre est le Clan le plus à cheval là-dessus. Et, ironiquement, ce sont eux qui ont eu les pires chefs. Les chefs les plus tyranniques, les plus arrogants, ceux qui se réservaient tous les droits et se pensaient au-dessus des autres... et pourtant, ils continuent à croire dur comme fer que ces chefs étaient les mieux placés pour les diriger, simplement parce qu'ils descendaient d'Etoile de Feu. Moi, je n'y crois pas. Tu as entendu ce qu'Etoile de Bouleau a fait...- Oui, acquiesça Moustaches Noires. Il a adopté le système du Clan du Vent, l'ancien système, celui qui fait du lieutenant le successeur du chef.- Et si... et si c'était lui qui avait raison, Moustaches Noires ? Et si, au fond, ce système-là pouvait éviter bien des injustices ? - Je... je ne sais pas. Franchement... je n'en ai aucune idée. Et même si c'était le cas... que compte-tu faire ? Rétablir les Anciennes Lois, comme Etoile de Bouleau l'a fait ?- Oui, pourquoi pas ?Moustaches Noires secoua la tête.- Ça ne marchera pas. Je suis désolé, mais ça ne marchera pas. Je ne sais pas si les gens sont prêts pour ça.- Mais le Clan de l'Ombre...- Le Clan de l'Ombre avait eu des cas comme Etoile du Tigre pour leur servir sérieusement de leçon.- Le Clan du Tonnerre en a eu encore plus, lui, et des bien pires que ça ! Etoile du Tigre était incompétent, mais incapable de faire de mal à une mouche, alors qu'on ne compte même plus le nombre de tyrans imbus d'eux-mêmes et brutaux qui se sont succédés à la tête du Clan du Tonnerre ! Et, apparemment, ça ne leur a pas servi sérieusement de leçon, à eux.- D'accord, admettons... mais, tout de même, le Clan de l'Ombre était plus humble, plus ouvert d'esprit que nous le sommes. Je ne dis pas que nous sommes aussi fantastiquement arrogants que le Clan du Tonnerre, mais... nous n'avons pas la tolérance du Clan de l'Ombre. Chez nous, ça ne passerait pas aussi facilement.- Qui sait ? Ils ont bien accepté une femelle comme chef, qui te dit qu'ils n'accepteraient pas le retour aux Anciennes Lois ? Tu es trop dur avec le Clan, il est plus ouvert que ce que tu le penses.Moustaches Noires haussa les épaules.- Peut-être. Je n'en ai aucune idée. Mais, franchement, je ne suis toujours pas sûr que ce sera si simple...***Pendant ce temps, Nuage de Chenille et les autres guérisseurs arrivaient à la Source de Lune. Aucun d'entre eux ne parlait beaucoup. L'absence de Larme de Rose les pesait toujours autant. Cristal de Sable et Baie Rouge murmuraient entre eux, partis loin devant, comme d'habitude - depuis longtemps, Nuage de Chenille soupçonnait que quelque chose se passait entre eux - et Brin d'Herbe était trop occupé à engloutir ses souris.- Dis, demanda-t-elle juste avant qu'ils arrivent à la Source, tu crois que Cristal de Sable et Baie Rouge s'aiment ?
- Chmgrmpammgrdoute.
En tant que votre humble narrateur, mon devoir est de vous traduire ces belles paroles, qui signifiaient :
- Y'a pas de doute.
- J'espère qu'ils n'iront jamais trop loin et qu'ils n'auront pas de problème...
- Chgrmgrmphgrmchoseàfoutrmckph.
Phrase qui pouvait se traduire, approximativement, par :
- J'en ai pas grand-chose à foutre.
- Le contraire m'aurait étonné...
- Pas de culpabilité, pas de problèmes, ma chère apprentie, sourit-il en finissant son lapin.
Enfin, ils finirent par rattraper Cristal de Sable et Baie Rouge, et ils arrivèrent à la Source de Lune. À chaque fois, Nuage de Chenille était ébahie par la beauté de cet endroit. Mais, comme d'habitude, Cristal de Sable et Baie Rouge semblaient plus soucieux que jamais.
- Espérons qu'il se passe quelque chose, cette fois...
- Peut-être que tout espoir n'est pas perdu, après tout...
Nuage de Chenille écrasa le pied de Brin d'Herbe avant qu'il puisse leur adresser un ricanement méprisant et lapa l'eau de la source.
Une douce chaleur l'enveloppa quand elle sombra dans le sommeil. Tout de suite, elle vit que tout se passait différemment. Elle ouvrit les yeux, et vit qu'elle était parfaitement debout, sur ses quatre pattes. Un peu éblouie, elle distinguait devant elle les contours d'un monde étrange, blanc et illuminé d'étoiles. Mais surtout, devant elle, elle voyait deux yeux bleu-gris et le visage de son frère.
- Nuage de Flamme, c'est toi... murmura-t-elle, trop émue pour articuler quoi que ce soit.
- Oui, c'est moi.
- Et c'est à ça que ça ressemble, le Clan des Etoiles ? Aussi blanc, pur, lumineux et cliché que ce à quoi je m'attendais ?
- Oui, exactement, acquiesça-t-il de sa voix d'enfant toujours remplie de douceur et de compassion.
Il s'assit devant elle, la regardant encore avec sa bonté et son innocence habituelle.- Je suis venu visiter tes rêves pour t'annoncer quelque chose...Nuage de Chenille s'attendait presque à voir Nuage de Lionceau bondir en hurlant "UNE PROPHÉTIE ! J'LE SAVAIS ! J'LE SAVAIS ! COMME DANS LES HISTOIRES !", mais il n'en fut rien.- C'est un peu tard pour nous annoncer quelque chose, répondit-elle d'un ton un peu amer, après nous avoir laissé... Goémon Noir a détruit tout un Clan, le Clan du Vent. Et si Etoile de Pivoine ne l'en avait pas empêché et n'avait pas retardé l'échéance avec le peu de pouvoir qu'il a réussi à gagner, il aurait déjà réussi à envahir le Clan de l'Ombre en plus. Et il le fera, si il trouve le moyen de se débarrasser d'Etoile de Pivoine.- Je sais tout ça, soupira-t-il, je le sais. Mais rassure-toi. Ce que nous voulons vous annoncer, c'est que tout espoir n'est pas perdu. Certains membres du Clan du Vent ont survécu.- Larme de Rose ? demanda-t-elle, saisie d'un fol espoir.- Pas seulement elle. Quelques autres aussi. Bon, rien de très conséquent, mais... ils se sont trouvés des alliés. Une bande de chats errants.- Des... des chats errants ?- Oui, des chats errants. Et ils ont même fait un marché avec eux en leur promettant de les intégrer à leur Clan.Nuage de Chenille mit quelques secondes à digérer l'information.- Les autres Clans n'accepteront jamais une chose pareille, jamais ! Tu les connais... ils crient au scandale à partir du moment où les solitaires daignent pointer le bout de leur museau sur leur territoire, alors voir un Clan se reconstruire avec des chats errants...- Mais ils ont notre soutien. Le soutien du Clan des Etoiles. Et ça, les autres Clans seront bien obligés de l'accepter. Nous nous sommes aussi chargés, en ce moment même, d'annoncer la nouvelle à Cristal de Sable et à Baie Rouge.- Et Brin d'Herbe ?- Je crois qu'il rêve qu'il engloutit des milliards de lapins bien dodus en ce moment même.Le regard de Nuage de Flamme se fit plus grave.- Nous avons eu tort de vous abandonner, Nuage de Chenille. Maintenant, nous allons aider le Clan du Vent, et vous aider, nous vous le promettons.Elle se réveilla en même temps que les autres. Cristal de Sable et Baie Rouge avaient l'air ravi, comme si ils venaient de retrouver espoir d'un seul coup. Brin d'Herbe, lui, avait juste l'air paisible de quelqu'un qui vient de se réveiller d'une bonne sieste.- Je n'arrive pas à y croire... souriait Cristal de Sable.- Enfin, ils sont revenus...Leur bonheur sautait aux yeux. Cristal de Sable se tourna vers Brin d'Herbe et Nuage de Chenille :- Vous... vous ne nous en voulez pas si on part devant, tous les deux ? On a... des choses à discuter... en privé...Nuage de Chenille eut du mal à dissimuler un sourire.- Mais non, ça ne nous ennuie pas. On ne dira pas un mot non plus à vos chefs de vos petites... discussions.Baie Rouge eut l'air rempli de gratitude lorsqu'elle s'éloigna.- Oh, merci ! Merci !Ils restèrent seuls près de la Source, Brin d'Herbe et elle. Quand ils furent seuls, il eut un sourire en coin.- Au fait, ma petite chenille, tu n'aurais pas oublié quelque chose ?- Euh... j'ai oublié de te prendre un petit en-cas ?- Tss... bon, je vais faire ça vite fait. J'ai bien envie de rentrer pour manger un morceau. Nuage de Chenille, promets-tu de respecter le Code du Guérisseur, de dévouer ta vie à soigner, et bla bla bla bla bla bla et ainsi de suite ?Nuage de Chenille en resta si stupéfaite qu'elle mit un moment à réagir.- Hein ? Euh... oui... oui, bien sûr...- Très bien. Alors par les pouvoirs qui me sont conférés et bla bla bla bla bla tu te nommes maintenant Petit Papillon, et n'oublie pas de me prendre un petit en-cas la prochaine fois.Celle qui se nommait maintenant Petit Papillon eut beaucoup de mal à ne pas exploser de rire.- T'es irremplaçable, Brin d'Herbe.- Tu me l'as pas déjà dit, ça ? Allez, dépêche-toi, j'ai faim.En rentrant à la pouponnière, Petit Papillon se fit accueillir par Petit Escargot, qui se réveillait à peine.- Pourquoi t'es partie, maman ? J'ai peur, quand je suis tout seul...- Hé, maman, maman ! Y'a papa qui m'a montré le territoire, c'était génial ! Et il m'a même raconté l'histoire de la couleur de mes yeux !- Hé, maman, maman ! J'étais avec les apprentis et c'était trop marrant ! Nuage de Gel s'est mis à hurler à la mort quand un oiseau pas content s'est mis à lui becqueter la tête ! Qu'est-ce qu'on a rigolé ! Bon, par contre, on a préféré l'emmener chez le guérisseur quand même, on ne sait jamais... mais bon, on est sûr qu'il faisait semblant quand il s'est roulé par terre en hurlant qu'il s'était cassé la patte. Quel farceur, celui-là...Petit Papillon se mit à rire. Elle se sentait heureuse, entourée de ces trois boules de poils. Plus loin, dans la pouponnière, Petit Goéland, seul, comme à l'accoutumée, jouait avec une feuille. Jolie Fraise le surveillait comme si elle avait peur qu'un danger sorte de nulle part.Petit Escargot se sentait paisible. Les émotions étaient calmes ici, et simples à comprendre, même chez sa mère, ce qui n'était pas toujours le cas. Alors que souvent, lorsqu'il se trouvait près de son père ou de Goémon Noir, il ressentait comme une tornade d'émotions contradictoires qui les chamboulaient, et il n'arrivait pas à les comprendre. Jolie Fraise était gaga de lui, elle fondait en roucoulant qu'il était "siiiii mignooon" et le couvrait de câlins. Petit Escargot aimait beaucoup Jolie Fraise. Ses émotions à elles étaient simples et heureuses. Dans la tête de Jolie Fraise, il y avait un ciel bleu, et jamais de nuages. Dans la tête de Goémon Noir, il y avait des tempêtes noires, des ouragans, des paysages si vastes qu'on s'y perdait, des brumes sans fin, des océans de pensée. Petit Escargot était toujours intrigué par ça. Il se demandait comment Petit Goéland avait pu naître d'une union si différente, d'un ciel bleu et d'une tempête. Et il se demandait souvent si Petit Goéland n'avait pas les deux en lui, le ciel bleu et la tempête noire, la douceur et la violence. Peut-être était-ce la raison pour laquelle Petit Goéland avait les yeux vairons. A droite, le bleu de sa mère, à gauche, le noir de son père.Petit Escargot, en voyant que sa mère ne le regardait pas, se glissa hors de la pouponnière. Il savait que les guerriers ne lui diraient rien en le voyant quitter le camp, hé, il était fils de chef, après tout ! Descendant du grand et de l'illustre Etoile de Feu, rien que ça ! Il savait que papa aurait sûrement désapprouvé que ses enfants se servent de ça pour sortir du camp, mais après tout, il ne comptait rien faire de mal. Mais, en arrivant dans la clairière, il trouva Goémon Noir, qui fixait les nuages, sans rien dire. Petit Escargot sentit que la tempête en lui était apaisée pour l'instant. Il sourit.- Dis, Goémon Noir, pourquoi tu vas pas beaucoup voir Petit Goéland ? T'es son papa, non ?- Grmbl. fut la seule réponse qu'il obtenut.Petit Escargot s'approcha, tentant de sonder un peu la masse désordonnée qu'il y avait dans la tête de Goémon Noir, ce qui n'était pas chose facile. Tenter de s'aventurer dans la tête de Goémon Noir était comme s'infiltrer dans un enchevêtrement d'algues et de goémons. Savoir ce qu'il pensait était encore plus difficile.- T'as peur, en fait, non ? demanda Petit Escargot.Goémon Noir tiqua. Et, si vous êtes des fidèles connaisseurs de ce récit, vous savez que chez Goémon Noir, "tiquer" signifiait remuer l'oreille.- Mon papa aussi, il avait peur. Et même maintenant, des fois, il a encore un peu peur, je le sens. Mais il nous aime. Et il vient nous voir quand même. Toi, c'est pas pareil. Toi, tu t'en tires en te persuadant que tu t'en fiches. Mais tu ne t'en fiches pas, en vérité. C'est juste que tu as peur. Pourquoi les adultes ils ont peur de leurs enfants ? Je comprends pas trop, ça. C'est bizarre, quand même. Devant lui, il vit une plume , et, un peu intrigué, il s'approcha.- C'est quoi, ça ?- Hm ? Goémon Noir le regarda sans le voir, lui jetant un coup d'oeil discret. Ah, ça... plume de pygargue, je suppose. A ne pas confondre avec les plumes d'aigle.- Comment tu le sais ? - Je collectionnais les plumes, quand j'avais ton âge. Mais ça fait longtemps que j'ai arrêté.Petit Escargot sentit que la mention des plumes avait fait revenir la tempête qui grondait dans la tête de Goémon Noir.- Tu as arrêté... à cause de tes parents ?Goémon Noir tressaillit. Petit Escargot s'approcha.- Ca a un rapport avec tes parents, hein, cette histoire de plume ? Avec leur mort... tu penses à leur mort quand tu penses aux plumes... tu étais parti chercher des plumes... (il se concentra un peu plus, fouillant dans la tempête de pensées de Goémon Noir) et puis tes parents sont morts. Ou quelque chose comme ça... (il se concentra encore un peu plus, tentant de faire remonter à la surface des bribes de souvenirs) tes parents... tes parents se cachaient, hein ? Et ta mère t'a dit de ne pas trop t'éloigner... tu ne te rappelles pas beaucoup de ta mère, tu te rappelles de sa voix, de ses yeux, mais pas vraiment d'elle. Et toi, tu es parti pour chercher des plumes.... et des chats se sont lancés à ta poursuite... et... (il n'eut aucun mal à accéder à ce souvenir-là. C'était le plus vif, le plus douloureux.) et ils ont tué tes parents. Et toi, tu étais là.Avant que Goémon Noir puisse répondre quoi que ce soit, une voix appela Petit Escargot.- Petit Escargot ! Petit Escargot, tu es là ?- Papa ? Oui, je suis là !En apercevant Goémon Noir, Petit Escargot vit son père s'arrêter.- Petit Escargot, qu'est-ce que tu faisais avec lui ?Petit Escargot sentait la peur, la confusion et la colère dans la tête de son père. Un peu effrayé, il recula.- R-rien, papa, rien... on discutait, c'est tout.- Rentre au camp tout de suite, grogna-t-il, et... et je vais dire aux guerriers de ne plus vous laisser sortir. Sous aucun prétexte.- C-c'est surtout Petite Chance que ça va énerver, pas moi...- Peu importe. Rentre.Petit Escargot regarda tour à tour Goémon Noir et Etoile de Pivoine, puis s'éloigna, les oreilles basses. Etoile de Pivoine, quand il fut sûr que Petit Escargot était définitivement hors de vue, grommela :- Ne t'approche pas trop de mon fils, toi.- C'est lui qui s'approche de moi, répondit-il avec un sourire narquois.Comme d'habitude, en voyant Goémon Noir, la cicatrice d'Etoile de Pivoine le picota. Cette cicatrice lui rappellerait toujours Goémon Noir. Toujours. Et puis, il réalisa quelque chose. Exactement la même chose que Nuage de Lionceau devant Nuage de Roche : il faisait la même taille que Goémon Noir. Il ne se sentait plus petit devant lui, maintenant. Cette pensée le galvanisa un peu.***- Balivernes et bouillie pour les chats domestiques !C'est avec cette charmante expression que nous retrouvons Inigo, en train de tempêter contre Une-Oreille, dans sa ruelle lointaine.- Bien sûr que si, j'ai bien fait d'attendre encore un peu avant de partir ! Qu'est-ce que tu insinues ?- Rien, grommela Une-Oreille, strictement rien.- Balivernes et bouillie pour les chats domestiques ! Oh, et puis, peu importe... je reste certain que leur formation n'était pas complète. Nous avons bien fait d'attendre plus longtemps. Et puis, quelle importance ? Aujourd'hui, nous partons pour de bon, de toute façon, non ?Derrière eux, sous les acclamations de la foule, à l'entraînement d'Aile d'Abeille, Prune mettait une raclée à un des chats de la bande. Prune, mes chers amis, était devenue à la bande d'Inigo ce que Petite Chance était pour la bande des apprentis du Clan du Tonnerre : la seule et unique femelle tolérée et choyée par tout le groupe. - OUAIS, VAS-Y, PRUNE !- FAIS LUI BOUFFER SES GRIFFES !Si il n'y avait pas son collier qu'on n'avait pas réussi à lui ôter, rien n'aurait pu laisser présager chez elle que c'était une ancienne chatte domestique. Elle compensait son manque de force physique par une férocité incroyable.- De toute façon, grogna Inigo, on part aujourd'hui, non ? Ce n'était pas la peine de chipoter. Vous êtes toujours sûrs de votre plan ?- Oui, bien sûr, répondit Une-Oreille, le Clan de la Rivière nous aidera si on lui demande, nous en sommes certains.- J'espère... je ne suis toujours pas sûr que si on s'incruste sur leur terre en réclamant leur aide, ils vont nous la offrir à bras ouverts.- Je connais Etoile de Bleuet. Elle acceptera.- Mouais... j'espère que tu la connais bien, alors.Inigo monta sur la poubelle qui lui servait de promontoire et appela au rassemblement.
- Nous partons, ici et maintenant ! Une-Oreille et les autres nous guideront ! Les plus vieux, devant et les plus jeunes, derrière ! Et surtout, n'oubliez pas : la vie misérable que nous avons connu ici est terminée ! Maintenant, nous allons vivre décemment et manger à notre faim !
Un tonnerre d'acclamations retentit. Le groupe se mit en route dans la cohue la plus totale, si bien que Plume le Muet faillit être oublié.


Comme je vous l'ai dit, chers amis, la plupart des trajets ne sont que de longues marches ennuyeuses, et ne valent pas la peine d'être contés. Alors, pour la deuxième fois consécutive, remerciez-moi de vous l'épargner. Remerciez-moi de vous épargner tous les incidents qui arrivèrent au cours du voyage, toutes les fois où Petite Colombe se plaignit qu'elle avait faim, toutes les fois où Feu Follet dut expliquer aux chatons que non, il ne raconterait pas la suite des aventures du Conseil Suprême des Lapins Démoniaques pendant le trajet, toutes les fois où Petite Colombe se plaignit qu'elle avait froid, toutes les fois où des bagarres éclatèrent entre les chats qui voulaient avoir le privilège de partager sa proie avec Prune ou Larme de Rose, toutes les fois où Inigo jura qu'il n'en pouvait plus de ces balivernes et de ces bouillies pour les chats domestiques, toutes les fois où Étoile du Tigre tenta, ni vu ni connu, de prendre la poudre d'escampette avec Petite Colombe et où il se fit rattraper et ramener de force par un Une-Oreille furieux "tu risqueras ta vie pour nous, mon garçon, c'est la moindre des choses pour réparer tes c... carabistouilles !" , toutes les fois où Larme de Rose voulut s'arrêter pour cueillir des plantes "au cas où", bref, remerciez-moi de vous épargner tout ça et permettez-moi de sauter directement au point de mon récit, bien plus intéressant, où ils arrivèrent sur le territoire du Clan de la Rivière.
La première patrouille qu'ils croisèrent eurent un choc en les voyant. Ils crurent à une invasion.
- Qu'est-ce que vous faites là, vous ? balbutia Moustaches Noires, trop ébahi pour réagir.
- Moustaches Noires, c'est nous ! s'avança Larme de Rose.
- Larme de Rose ? bégaya-t-il.
Les exclamations fusèrent parmi la patrouille du Clan de la Rivière.
- Q-quoi ? Tu es vivante ? Mais...
- On pensait que...
- Que le Clan de l'Ombre et le Clan du Tonnerre...
- Une-Oreille ?
- Aile d'Abeille ?
- Feu Follet ?
- Etoile du Tigre ?
- Et moi, personne ne dit mon nom ? se vexa Inigo.
- Et qui est cet espèce de porc-épique au pelage hérissé et puant qui s'agite tout seul ?- Oh, ça ? C'est Inigo. Et c'est notre ami, et notre allié, répondit Une-Oreille sans hésiter.- Allié ou pas, il aurait bien besoin de faire sa toilette... et les autres aussi.- Conduisez-nous à Etoile de Bleuet. Nous devons lui parler. Nous avons beaucoup de choses à lui dire.- Vous... vous vous êtes vraiment alliés avec des chats errants ?- Epargnez-nous vos commentaires et contentez-vous de nous conduire là-bas.- Ils vont faire peur aux chatons, vos alliés, avec leur pelage en bataille et crasseux...- Peu importe.- Moi, je les laisse pas s'approcher de mes enfants...- Ils doivent avoir des maladies...Les chats de la bande d'Inigo se mirent à grogner. Une-Oreille grommela :- Contentez-vous de nous conduire à Etoile de Bleuet. On verra plus tard pour les raisons d'hygiène.La surprise fut immense pour tout le monde, et les explications prirent du temps. Mais je craindrai trop de vous ennuyer en vous contant quelque chose que vous savez déjà, mes chers amis. Autant vous le dire tout de suite, les chats du Clan de la Rivière ne furent pas ravis de voir une bande de chats crasseux débarquer chez eux, mais ils durent s'y faire.Dans la tanière d'Étoile de Bleuet, les explications furent longues. Feu Follet et elles évitèrent strictement de se regarder. - Très bien, dit-elle ensuite, bien sûr que nous comptons vous aider. Nous ne comptons pas nous laisser faire face au Clan du Tonnerre. Nous vous aiderons à récupérer vos terres, je n'hésite même pas là-dessus.Elle poussa un soupir.- A vrai dire, je me sens coupable. J'aurai dû empêcher ça, j'aurai dû prévoir que ça allait arriver... peut-être que si j'avais offert plus d'aide au Clan de l'Ombre...- Tu n'as rien à te reprocher, l'interrompit Une-Oreille, cet espèce de petit idiot, et je reste poli, a bien plus de responsabilité que toi, dans cette histoire.Et il foudroya Étoile du Tigre du regard, qui se tassa sur lui-même, l'air de vouloir se faire tout petit.- En alliant nos forces, nous serons supérieurs en nombre au Clan du Tonnerre, ça, c'est certain. Mais, même si vous avez pris le temps d'entraîner les guerriers... d'Inigo, c'est bien ça, ton nom ? Je ne suis pas sûr qu'ils soient aussi forts que des vrais chats de Clan. Nous ne devons pas surestimer l'ennemi.- Tout ça, c'est bien beau... commença Étoile du Tigre.- Toi, ne la ramène pas trop, et estime-toi heureux qu'on ne t'ai pas tué, grommela Une-Oreille, ou au moins donné une bonne leçon.Étoile du Tigre déglutit, et se tut.- Je crois que ce qu'il voulait dire, intervint Feu Follet en évitant toujours de regarder Étoile de Bleuet ou de s'adresser directement à elle, c'est que je ne suis pas sûr que le reste du Clan accepte aussi facilement d'aider des chats errants, ou même de leur laisser une terre. Il faudra les convaincre. - Il a raison, renchérit Moustaches Noires, je sais que la plupart d'entre nous ont tout de suite été horrifiés par ce que le Clan du Tonnerre avait fait, mais de là à laisser des chats errants s'installer à côté de chez nous, ce sera une autre histoire.- Il faudra pourtant qu'ils acceptent. Baie Rouge intervint.- Je crois que je sais comment les convaincre... le Clan des Étoiles m'a dit, personnellement, que ces chats arriveraient, et qu'il faudrait leur faire confiance. Si je leur raconte ma vision, ils accepteront.- Mouais... grommela Étoile du Tigre, mais pas très haut, histoire qu'Une-Oreille ne l'entende pas.- En attendant, je crois que vous êtes tous exténués, conclut Étoile de Bleuet, nous allons nous serrer un peu dans la tanière des guerriers. La nuit tombe. Nous verrons demain.Tous sortirent de la tanière. A l'exception de Feu Follet, qui resta planté là, sans bouger. Quand ils furent seuls tous les deux, il toussota :- Hum hum... le rouge lui montait aux joues.- Tu n'as pas changé, Feu Follet, sourit-elle. Ou alors, si. Je crois que tu es devenu plus gros et paresseux.- Et toi, plus digne et plus belle, répondit-il maladroitement.- Tu te rappelles des bêtises qu'on faisait, tous les deux, quand on se retrouvait en cachette ? Tous les recoins de la forêt qu'on explorait, toutes les aventures qu'on vivait... tu étais un vrai trouillard. Je devais te sauver un nombre incalculable de fois. Quand on a croisé ce renard, tu te souviens ? Tu as eu tellement peur que tu t'es quasiment évanoui sur place ! elle se mit à rire.- Moi ? Vraiment ? Je ne m'en rappelle pas ! mentit-il. - Toujours aussi baratineur, à ce que je vois... à l'époque, déjà, tu me racontais des tonnes d'histoires sur tes exploits héroïques au Pays des Castors. Et moi, les premières fois, je te croyais. Tu te rappelles du jour où la nuit était tombée, que l'orage grondait et que je n'avais plus le temps de rentrer, quand on s'est réfugiés tous les deux bien au chaud, alors qu'on avait quasiment atteint la ville, dans ce vieux nid abandonné... - C'est moi qui ai fait le premier pas, ce jour-là ! fanfaronna-t-il.- Tss... elle sourit. C'est drôle, je me rappellerai plutôt du contraire... tu n'as pas changé, mon vieux. Longtemps, je me suis demandée comment j'avais pu tomber amoureuse de toi. Tu étais un tel feignant...- Tu parles, c'est toi qui prenait tout trop au sérieux, oui ! rétorqua-t-il. Moi aussi, je me suis souvent demandé comment j'avais pu tomber amoureux de toi.- Il faut croire que nous avons tous les deux hérité la vie qui était faite pour nous... toi, une vie paresseuse et simple, et moi...- Et toi, une bonne grosse vie ennuyeuse et pleine de responsabilité, où on ne s'amuse jamais !Il se mit à rire.- Pauvre abruti... elle se mit à rire avec lui.Elle ajouta d'une voix empreinte de nostalgie :- Il a changé, notre fils, tu le verrais... je crois que c'est devenu un adulte, maintenant. Le temps passe tellement vite...- Je m'en veux de l'avoir laissé, tu sais.- Et moi, je m'en veux encore plus de ne pas l'avoir élevé.Il y eut un silence triste.- Tu... tu veux aller dormir avec les autres, dans la tanière des guerriers ? demanda-t-elle, sans vraiment se méprendre sur leur intention à tous les deux.Feu Follet sourit.- Je peux rester ici, sinon... ton lit de plumes m'a l'air très confortable...Le lendemain, Étoile de Bleuet ne mit pas beaucoup de temps à réaliser que la cohabitation s'était mal passée. Tous les guerriers du Clan semblaient furieux d'avoir dû dormir à côté de chats errants crasseux. Et lorsqu'elle monta sur le promontoire et qu'elle leur exposa la situation, l'un de ses guerriers explosa :- QUOI ? Nous n'avons rien contre le Clan du Vent, et nous sommes prêts à les soutenir, évidemment... mais à la condition qu'ils ne ramènent pas des chats errants chez nous !- Je te trouve trop dur avec eux, intervint une reine, bon, certes, ils auraient besoin d'un bon lavage, mais... qui sait, peut-être qu'ils seront des guerriers loyaux ?- Mais enfin, ce sont des chats errants !Le Clan semblait divisé en deux. La pensée du camp qui dominait pouvait clairement se résumer par "Bon, on n'a rien contre les chats errants, hein... mais si ils pouvaient éviter de s'installer chez nous, ce serait quand même mieux !". Feu Follet ne pouvait pas s'empêcher d'avoir un sourire en coin en voyant qu'il avait eu raison sur son jugement des chats des Clans.Mais, ce fut au tour de Baie Rouge de parler, et de raconter sa vision. A ce moment-là, quelques chats, résignés, se joignirent à contre-cœur à sa cause. Mais d'autres protestèrent encore.- Le Clan des Étoiles a dû se tromper, vraiment...
- Soyons réaliste, ce ne sont rien d'autres que des chats errants !
- Ils ne pourront jamais faire de bons chats de Clan !
Étoile de Bleuet, sincèrement attristée, poussa un soupir.
- Vous le pensez réellement... vous avez tort. Ça prendra le temps qu'il faudra, mais je réussirai bien à vous persuader. Vous ne comprenez pas... en pensant ça, vous ne faites qu'accorder la victoire au Clan du Tonnerre.
- Bon, grommela un des guerriers, et qu'est-ce qu'on va faire d'eux, le temps que tu réussisses à nous persuader, comme tu dis si bien ? Ils vont devoir rester avec nous pendant tout ce temps ? Non, raccompagnons-les dans leur foutue ruelle et qu'ils y restent !
- C'est hors de question, dit Étoile de Bleuet d'un ton ferme, ils restent ici.
- Et, en attendant, qu'ils aillent donc se laver à la rivière ! lança Perle de Rosée. Ils puent vraiment les ordures !
L'assemblée s'acheva et les chats se dispersèrent. Inigo et sa bande, guidés par Perle de Rosée, se dirigèrent vers la rivière. Petite Colombe, elle, s'était trouvée des amis parmi les chatons de la pouponnière. Et, pendant ce temps, Larme de Rose, elle, continuait à enseigner à Plume les propriétés des différentes plantes. Feu Follet, lui, s'approcha d'Étoile du Tigre, qui surveillait attentivement Petite Colombe, comme si il avait peur qu'un danger lui tombe dessus à chaque seconde.
- J'espère vraiment qu'ils vont accepter de s'allier avec Inigo, eux aussi... dit-il d'un ton soucieux.
Feu Follet eut un ricanement méprisant.
- Tu parles. Ils refuseront. Tu vois, ça, cette arrogance, c'est typique des chats de Clan. Je suis bien content qu'on aie tous les deux quitté cette vie...
- Toi, chat domestique, moi, futur chat errant, renchérit Étoile du Tigre, nos deux pères auraient tellement honte de nous si ils nous voyaient...
Ils partagèrent une seconde de parfaite compréhension mutuelle, puis dirent en chœur :
- J'espère vraiment qu'ils nous voient, ces connards.
- Connard ? Ça veut dire quoi, ce mot, papa ? demanda Petite Colombe.
- Euh... rien, rien, ma puce, retourne donc jouer !
- J'vais aller demander à Inigo, lui, il va me le dire, d'abord ! fit-elle, la mine boudeuse.
- Il est parti se laver.
- Ah, euh... alors, je vais demander, euh... à quelqu'un d'autre, d'abord !
Et elle partit en criant à la cantonade :
- Hé, les gens ! Ça veut dire quoi, "connard" ?
- Beau travail... grommela Étoile du Tigre en foudroyant Feu Follet du regard.
- Comme si c'était de ma faute... rétorqua Feu Follet, qui avait du mal à contenir son hilarité.
Ils virent Perle de Rosée rentrer au camp, avec tous les chats de la bande d'Inigo, qui avaient tous le pelage bien lisse et bien propres.
- C'est Inigo, le brun ?
- C'est marrant, j'ai failli ne pas le reconnaître, sans sa couche de crasse...
- En fait, il est plutôt beau matou, qui l'aurait cru ?
- Je n'étais même pas sûr que son pelage brun soit vraiment brun, ou si c'était juste la couleur que lui donnait la crasse...
Inigo, qui les avait entendu, grommela :
- Oh, ça va... ne vous moquez pas...
- Mais on ne se moque pas, qu'est-ce qui te fais dire ça ? sourit Feu Follet, qui avait du mal à contenir son envie de rire.
- Tu vas avoir du succès avec les femelles, comme ça, mon petit... ricana Étoile du Tigre.
- Tu parles, je me sens bizarre, moi, comme ça, marmonna Inigo, je me sens comme si j'étais déguisé... j'y tenais, moi, à ma crasse...
Petite Colombe s'approcha d'Inigo, les yeux ronds.
- Papa, c'est qui, le monsieur ?
- C'est Inigo, ma puce !
Elle écarquilla les yeux.
- Lui ? Non, c'est pas possible... Inigo, il a le pelage hérissé comme un porc-épique et il est tout noir... ce chat, il est beau. Ça peut pas être Inigo !
Feu Follet et Étoile du Tigre ne purent pas contenir leur fou rire plus longtemps.
- Très drôle... marmonna Inigo.Le lendemain qui suivit, Feu Follet constata que l'avis de la plupart des chats du Clan de la Rivière n'avait pas changé. Ils les aideraient, mais seulement à condition qu'ils n'aient rien à faire avec ces saletés de chats errants. Il poussa un soupir en engloutissant sa carpe, qui ne valait pas une bonne grosse pâtée de Bipèdes. Il vit Inigo-propre-comme-un-sou-neuf qui se dandinait, un peu mal à l'aise, devant les autres chats de sa bande, qui ne le reconnaissaient qu'une fois sur deux. Étoile du Tigre, lui, jouait avec Petite Colombe. Il aperçut Larme de Rose, qui partait avec une patrouille, Plume le Muet sur les talons. Il la rattrapa juste avant qu'ils franchissent la barrière du camp.
- Hé, où est-ce que tu vas comme ça ?
- Pas la peine de t'inquiéter, dit-elle en lui faisant un sourire rassurant, je pars juste cueillir des plantes du coin, avec Baie Rouge et le reste de la patrouille. Ce sera très instructif pour Plume.
- Sois prudente, tout de même...
- Ne t'en fais pas, de toute façon, en cas de danger, Plume me protégera, pas vrai, Plume ? Je plaisante, Plume, ajouta-t-elle en voyant que le chaton le prenait un peu trop au sérieux.
Feu Follet la regarda s'en aller, un peu inquiet.
- Hé, Feu Follet, Feu Follet !
Il se retourna. Une horde de chatons du Clan de la Rivière lui tournaient autour.
- Ils nous ont raconté !
- L'histoire du Conseil Suprême des Lapins Maléfiques !
- Ça a l'air trop bien !
- Raconte-nous aussi, s'il te plaît !
- Oh oui, raconte, raconte !
Feu Follet, pris d'assaut par une dizaine de chatons, capitula.
- Bon, très bien... il était une fois...

Pendant ce temps, Plume et Larme de Rose... mais je perds du temps, mes chers amis. Vous vous doutiez bien que quelque chose allait leur arriver, n'est-ce pas ? Et, oui, effectivement, quelque chose leur arriva. Ce quelque chose se nommait Goémon Noir. Ils s'aventurèrent, avec Baie Rouge, jusqu'à la frontière avec le Clan du Tonnerre. Là-bas, disait-elle, poussait des herbes très particulières, qui n'appartenaient qu'au Clan de la Rivière. Larme de Rose, en bonne guérisseuse, avait hâte de voir ça, et Plume... eh bien, Plume, c'était Plume, et on ne pouvait pas vraiment savoir ce qu'il pensait. Une fois arrivés là-bas, ils virent qu'une patrouille du Clan du Tonnerre, de l'autre côté du marquage... eh bien, faisait ce que toute bonne patrouille fait : patrouiller. Au début, ils ne se prêtèrent aucune attention, mais lorsqu'un apprenti du Clan du Tonnerre aperçut Larme de Rose, il en resta bouche bée. Les autres suivirent son regard. Larme de Rose sentit sur lui un regard étrange, et elle se troubla en voyant que c'était Goémon Noir qui la fixait.- C'est la guérisseuse du Clan du Vent... s'avança l'un des guerriers en grognant. Que fait-elle avec vous ? Elle n'était pas censée être morte ?- Nous l'avons accueillie chez nous, rétorqua Perle de Rosée sans hésiter, nous, au moins, nous avons encore une conscience.- Ah oui, vraiment ? Et que comptez-vous faire contre nous, de toute façon ? ricana-t-il.- Vous n'êtes qu'une bande de crottes de renard... siffla Perle de Rosée, de plus en plus furieuse.- Perle de Rosée, arrête, murmura Baie Rouge, nous sommes en sous-nombre face à eux. Ne les provoque surtout pas.- Ah oui, et pourquoi je ne le ferai pas ? Ce n'est qu'une bande d'ordures !Il n'en fallut pas plus pour que la tension explose. Tout se passa tellement vite que Larme de Rose ne vit presque rien. Le temps qu'elle comprenne ce qui se passait, on l'avait plaquée contre le sol, elle distinguait Plume le Muet qui tentait de s'enfuir, et Perle de Rosée et les trois autres chats de la patrouille luttaient furieusement contre le Clan du Tonnerre. Mais ils étaient en sous-nombre. Horrifiée, elle vit Baie Rouge et Plume d'Eau réussir à s'enfuir, l'une avec une patte qui boitait, l'autre avec une blessure au flanc. Mais Perle de Rosée n'eut pas cette chance, et finit clouée contre le sol par trois guerriers. Goémon Noir, lui, fixait toujours Larme de Rose, de ce genre de regard si insistant qu'on en tressaillit. Ses guerriers attendaient ses ordres.- Je veux la guérisseuse vivante, dit-il enfin, d'une voix qui avait perdu son charme et son insouciance habituelle, mais qui s'était faite tranchante et presque glaciale, ramenez-la au camp, enfermez-la, et ne lui faites aucun mal.- Et l'autre guerrière, on en fait quoi ? demanda l'apprenti, que Larme de Rose reconnut. C'était le chaton qui était venu au camp avec Nuage de Chenille. Petit Lionceau, oui, c'était son nom. Ou plutôt, celui-qui-ne-devait-sûrement-plus-s'appeler-Petit-Lionceau aurait été plus juste. Il semblait demander ça d'un ton anodin.- On la relâche, je suppose ? ajouta-t-il.- Tuez-la, répondit distraitement Goémon Noir, trop occupé à fixer Larme de Rose.En une fraction de seconde, Larme de Rose vit tout : le regard d'incrédulité puis de terreur sur le visage de l'apprenti, Perle de Rosée qui tenta de se débattre... jusqu'à ce que Goémon Noir lui dise, d'un ton presque prévenant :- Ne regarde pas ça.Mais il était trop tard. Ses yeux restèrent ouverts malgré elle, et elle vit. Le sang de Perle de Rosée retomba presque sur son museau. Nuage de Lionceau, complètement blême, avait des gouttelettes de sang sur le pelage.- Une bonne chose de faite, sourit Goémon Noir en reprenant son habituel ton détaché, emmenez-la, maintenant.- Attendez !Un des guerriers se dirigeait vers eux, traînant Plume le Muet qui se débattait vainement.- On a oublié celui-là ! Il se cachait derrière un buisson !- Tuez-le aussi, répondit Goémon Noir avec un petit sourire, comme si ça allait de soi.- NON ! Non, s'il vous plaît ! Larme de Rose adressa à Goémon Noir un regard suppliant. Je... je vous en prie, ne touchez pas à Plume !Le guerrier ricana, l'air de dire qu'il se fichait bien de ses supplications et qu'il connaissait la chanson, mais Goémon Noir lui ordonna d'un geste d'arrêter.- P-plume est muet, ce n'est qu'un enfant, je vous en supplie, ne le tuez pas ! Relâchez-le, ce n'est pas un danger, je vous le jure !Goémon Noir acquiesça de la tête, la fixant toujours avec ce regard dérangeant. L'expression "dévorer du regard" n'avait jamais été plus vraie que quand ces deux yeux noirs fixaient Larme de Rose.- Et pourquoi je le ferai, demanda-t-il, qu'est-ce que j'y gagne, à récupérer un chaton muet ? - Je... je ne sais pas... une conscience en paix, peut-être ?Goémon Noir éclata de rire. Un rire franc, communicatif, comme quelqu'un qui vient d'entendre une bonne blague.- On ne peut plus grand-chose pour ma conscience, Larme de Rose... plus grand-chose.Mais, chers amis, ne vous fiez jamais à l'expression du visage de Goémon Noir, lui qui la manipule et la change à son goût. Regardez plutôt ses yeux, ces prunelles noires comme la nuit, qui cachent plus de profondeur que ce qu'on pourrait croire. Et, en cet instant précis, si quelqu'un avait pris le temps de scruter son regard, il aurait vu quelque chose, oh, presque rien, simplement une lueur... un reste de tristesse au fond de ses yeux.- Mais, peu importe, rajouta-t-il, je veux bien laisser ce petit en vie.- Oh, merci, fit Larme de Rose, débordante de soulagement, merci, merci, je savais que tu le relâcherais...- J'ai dit que je ne le tuerai pas. Je n'ai jamais parlé de le relâcher. Il ordonna à ses guerriers :- Ramenez-le avec elle.- Je ne comprends pas très bien le but de tout ça... risqua Croc Noir. Pourquoi garder cette guérisseuse en vie ?Mais il n'osa pas protester plus longtemps et suivit les ordres.***Baie Rouge entra au camp, haletante, au bord de la crise de panique, en hurlant :- Le Clan du Tonnerre ! Le Clan du Tonnerre, ils... ils...Elle n'arrivait même plus à organiser ses pensées de manière cohérente.
- On est tombé sur... sur... on s'est... on...
Tous se tournèrent vers elle. Plume d'Eau la rejoignit à son tour.
- Calme-toi, calme-toi, fit Étoile de Bleuet qui ne comprenait rien à la situation, explique-toi plus clairement, reprends ton souffle, s'il te plaît.
- Je... je... nous... sommes tombés... sur une patrouille du Clan du Tonnerre. Perle de Rosée les a provoqué et on... on... on...
Elle n'arrivait toujours pas à reprendre son souffle.
- On s'est b-battu, lâcha-t-elle, on a réussi à s'enfuir, Plume d'Eau, Plume et moi, mais... mais... je n'ai aucune idée de ce qui est arrivé à Perle de Rosée et Larme de Rose... oh, par le Clan des Étoiles,s'exclama-t-elle soudainement, Plume ! PLUME ! PLUME, TU ES LÀ ?
- Je... je n'ai l'ai p-pas vu derrière moi... bafouilla Plume d'Eau.
- Oh non... non, pas Plume, pas ce pauvre petit chou...
Étoile de Bleuet tenta d'apaiser la situation comme elle le pouvait.
- Calmez-vous, calmez-vous... ils n'auront pas fait de mal à un enfant. Et je suis sûre qu'ils ne feront pas de mal non plus à Larme de Rose ou Perle de Rosée.
- Je... j'ai si peur pour Perle de Rosée... dire qu'elle avait insisté pour participer aux tâches du Clan, malgré son chaton qui était encore à la pouponnière...
- Ne t'en fais pas, ne t'en fais pas. Ils ne l'auraient tout de même pas tuée, j'en suis sûre.
- Mais qu'est-ce qu'on va dire à Petit Sable, si c'est le cas ? Qu'est-ce qu'il va faire ?
- Je... je ne sais pas. Je n'en sais trop rien. Mais l'essentiel, c'est de ne pas paniquer.
- Et Plume, et le pauvre petit Plume, oh, par le Clan des Étoiles, dites-moi qu'ils n'ont pas touché à Plume...
- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Petite Colombe, qui jouait avec Petit Sable devant la pouponnière.
- Rien, rien, les enfants, retournez jouer, s'empressa de mentir Plume d'Eau.
Tout le Clan de la Rivière semblait furieux.
- Si ils ont touché à votre Plume, dit l'un d'entre eux à Inigo et aux chats de sa bande, nous leur ferons payer ça !
- Et si ils ont touché à votre Perle de Rosée, nous leur ferons payer ça, crotte de souris et bouillie pour les chats domestiques ! jura Inigo, et sa bande se mit à l'approuver avec force.
- Je vais envoyer une patrouille pour aller vérifier la situation à l'endroit où la bataille a commencé,déclara Étoile de Bleuet, qui veut venir ?
- Moi ! feulèrent immédiatement six voix, autant de la part d'Inigo et de sa bande que de la part de chats du Clan de la Rivière.
- Allez-y donc.
Ils s'y rendirent avec fureur, prêts à en découdre. En vérité, ils n'osaient pas réellement envisager la possibilité que l'un des membres de cette patrouille soit réellement mort.
En arrivant sur les lieux, tous se figèrent. La seule chose qu'ils voyaient était un petit corps blanc taché de sang. Perle de Rosée.La veillée fut lugubre. Personne ne parlait pendant l'enterrement. Tous restaient là, immobiles, à retenir leurs larmes ou à méditer leur rage. Ce silence glacial et pesant était respecté par tous. Petit Sable, lui, pleurait toutes les larmes de son corps. Baie Rouge et Prune tentaient de le consoler comme elles pouvaient. Même Petite Colombe avait arrêté de jouer, comprenant que quelque chose de grave se passait. Le camp entier était silencieux.- Gardez espoir, dit Étoile de Bleuet en brisant enfin le silence, les corps de Larme de Rose et du petit Plume n'ont pas été retrouvés. Il y a encore une chance.
- Tout ça, c'est de la faute du Clan du Tonnerre, renifla Petit Sable, pourquoi est-ce qu'ils ont tué maman ? Ils avaient pas besoin de faire ça !
Un silence gêné répondit à ses sanglots. Inigo poussa un soupir.
- Je suis désolé... personne ne voulait ça, je suppose. Mais ne t'en fais pas, petit. Ils paieront. Je te le promets.
- Nous aussi, nous te le promettons, lança un des guerriers du Clan de la Rivière, tu verras, petit, nous allons la venger, ta mère.
Étoile de Bleuet vit qu'en un seul événement, son Clan et la bande d'Inigo venaient de se souder. Ils avaient un ennemi commun maintenant. Elle dit doucement, sans vouloir amener les choses trop brusquement :
- Vous voyez comme vous avez été stupides de vous quereller ? Ça n'a servi à rien. Chats errants ou pas, ces chats sont nos alliés. Eux aussi, ils ont sans doute perdu un chat dans cette bataille. Ce que j'essaie de vous dire, c'est que...
- C'est qu'unissons-nous, à la fin, baliverne et bouillie pour les chats domestiques ! jura Inigo, résumant, en peu de mots, là où Étoile de Bleuet voulait en venir.
Et, croyez-le ou non, mais son discours rapide et expéditif fut largement convaincant. Un concert d'acclamations souleva tout le camp.
- Unissons-nous, et allons faire payer tout ça au Clan du Tonnerre ! continua Inigo, déclenchant encore plus d'acclamations.
Étoile de Bleuet, malgré la tristesse du moment, sourit, en se collant un peu plus à Feu Follet.
- Tu vois que deux ou trois paroles bien placées sont parfois plus utiles qu'un long discours ? dit-il en souriant.
- Tu n'as pas tort... au moins, maintenant, nous sommes bien décidés à nous battre ensemble.***Goémon Noir savait que ce qu'il faisait était absurde. Complètement absurde. Mais, malgré tout, il était tout de même en train de le faire. Son cœur tambourinait au fond de sa poitrine. Larme de Rose. Larme de Rose. Cette stupide guérisseuse pour qui un petit idiot nommé Nuage de Goémon avait, des lunes auparavant, ressenti une passion complètement irrationnelle. Malgré tout, ça ne l'empêcha pas d'enfermer Larme de Rose dans cette petite tanière dans le fond du camp que personne n'utilisait et qui était justement faite pour les prisonniers, de rentrer dans la sienne, de fixer le plafond et de se mettre à réfléchir à toute vitesse sur ce qui lui prenait de faire quelque chose d'aussi absurde. Mais sa réflexion fut interrompue par Croc Noir et Plume Brune, qui entrèrent dans sa tanière en poussant Plume devant eux.- Et lui, qu'est-ce qu'on en fait ? On l'enferme aussi ?- Il est vraiment muet ? demanda Goémon Noir.Surpris par la question, Plume Brune répondit en bégayant :- Euh... oui... il faut croire...Goémon Noir acquiesça.- Très bien, alors laissez-le ici.Les deux guerriers ne questionnèrent pas plus l'excentricité de leur lieutenant et sortirent en laissant Plume seul avec Goémon Noir. Ce dernier s'assit tranquillement, comme si il voulait engager une conversation.- Crotte de souris, je hais cette endroit... dit-il en promenant son regard dans sa tanière. Cette tanière de lieutenant était à mon mentor, avant. C'est la raison pour laquelle je la hais tant. Toi, mon vieux Plume, je suppose que tu n'as pas beaucoup de gens à détester...Un coup d'œil dans le regard hargneux de Plume suffit à le persuader du contraire.- Non, je me trompe. Bien sûr que si, tu en a eu, des gens à haïr. Tes yeux te trahissent. Toi, mon vieux Plume, tu as les yeux de quelqu'un qui en a bavé, dans sa vie. Toi, tu n'es rien d'autre que le gentil muet pour tout le monde, pas vrai ? On le laisse tout seul, on parle de lui comme si il n'était pas là, au mieux, on a pitié de lui...Il eut un étrange sourire amer.- Larme de Rose aussi, elle a pitié de toi. Et tu la détestes pour ça. Tu n'es pas le gentil muet un peu simplet, tu es Plume, tout simplement, et ça, personne n'y fait attention. Tu vois, mon vieux Plume, les occasions de parler sans qu'on te reproche ce que tu dis sont rares, dans une vie... alors, quoi de mieux qu'un muet pour le faire ? Un muet gardera tes secrets, contraint et forcé. Un muet entendra tout, et si il te juge, il ne te le dira pas. Tu n'as pas un beau sort, toi, mon petit. Tu aurais dû être muet et sourd, comme ça, tu serai réellement devenu étranger au monde. Mais non. Là, tu es muet. Condamné à tout entendre, sans jamais protester. Et, rien que pour ça, tu mérites tout mon respect, mon vieux Plume. Ça te dis, un lapin ? Tiens, goûte, ils viennent de la lande, ils sont excellents.Et il lui tendit un lapin. Plume n'hésita pas et mordit dedans à pleines dents.- Je vais te poser une question, Plume... si toi, tu avais été élevé par un Clan qui ne t'avait jamais vraiment accepté comme tu étais, mais plutôt traité avec mépris et pitié... si, une fois grand et devenu malin et habile, tu gagnais la possibilité de te venger... est-ce que tu le ferai ?Plume releva la tête, et sourit. Un sourire sinistre qui en disait long. Goémon Noir hocha la tête. Ils s'étaient compris.- Bien sûr que tu le ferais. Tu n'es pas un saint, Plume, loin de là, même si tu ne parles jamais. Je crois même que, si tu le pouvais, tu seras plus cruel que n'importe qui. Tu n'es pas plus muet que je ne suis quelqu'un de bien, mon vieux Plume. Tu attends simplement ton heure pour que cette boule dans la gorge qui t'empêche de parler disparaisse.Il observa une pause.- Je vais te raconter la première fois que j'ai vu Larme de Rose. J'étais apprenti, à l'époque. Elle me voyait... comme un pauvre petit chou, comme un petit animal incompris. Comme elle te vois maintenant. Et je l'ai haïe pour ça, à un point incalculable. Je rêvais de la faire souffrir, elle qui pensait bien faire, qui me parlait avec ce gentil petit ton empreint de pitié, comme on parle à un monstre... je la voyais comme un joyau précieux, et moi, dans ses yeux, j'étais un monstre. J'ai rêvé de la tuer pour ça. De lui faire rentrer ses paroles de sainte au fond de la gorge, et de l'étrangler avec.Il détourna brièvement le regard. Étrangement, devant Plume, il ne ressentait pas le besoin de se cacher, et ça n'avait strictement rien à voir avec son mutisme. Il ne portait plus aucun masque. Sa peur, son ressentiment et sa détresse étaient bien présents dans ses yeux. Tout comme avec Petit Escargot, cette fameuse nuit, il avait laissé tomber son masque pendant quelques instants.- La pitié est la pire des choses que les gens peuvent en venir à ressentir pour vous. La pitié, ce n'est pas comme la compassion. La pitié, c'est la bienveillance qu'on ressent envers les monstres, Plume. Mais tu le sais. Tu la vois, constamment, dans les yeux de tout le monde.- C'est la plus atroce des tortures, répondit Plume.

Fanfic La Guerre des Clans - Balivernes et Bouillie pour les Chats DomestiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant