D'ordinaire, j'exécrais les dîners en famille du vendredi soir. Premièrement parce qu'ils n'avaient aucune utilité, si ce n'est de m'empêcher de sortir avec mes amies. Et deuxièmement, parce qu'il se transformait souvent en interrogatoire, auquel mes parents et mon frère aimaient s'adonner pour percer tous les secrets de ma banale petite vie.
Mais ce soir, cela ne me dérangeait pas, au contraire. Au moins j'étais certaine que James Peters n'oserait jamais venir me chercher dans le cas improbable où il n'aurait pas saisi le message que je lui avais fait passé à midi. Entourée de ma famille, j'étais en sécurité, protégée, peut-être un peu trop d'ailleurs. Mais encore une fois, cela ne me dérangeait pas aujourd'hui.
L'après-midi s'était déroulée normalement, si on excluait les petits regards appuyés de James à chaque fois que je le croisais malencontreusement dans le couloir. Je pensais le trouver dans le bus sur le chemin du retour, mais même là, il avait choisi de m'éviter en se faisant ramener par un de ses potes, à mon plus grand bonheur.
Il était peut-être un peu vexé mais j'étais certaine que ça finirait par lui passer, une fois qu'il aurait baisé une bonne dizaine de blondes et enfilé la même quantité de bouteilles de vodka. C'était comme ça qu'il fonctionnait après tout, et ce depuis le collège. À chaque fois que quelque chose le contrariait, il préférait se mettre minable plutôt que de faire face à ses problèmes.
Ça avait été le cas la fois où ses parents n'avaient pas voulu lui acheter un éléphant pour l'anniversaire de ses huit ans, la fois où ils avaient décidé de faire le tour du monde pendant un an, le laissant seul avec sa gouvernante à l'âge de treize ans. Et encore une fois, plus récemment, quand il s'était rendu compte que l'argent ne suffisait pas toujours pour obtenir une belle et prestigieuse université et qu'il ferait mieux de se mettre à bosser.
C'était un enfant gâté, voilà tout et il se comportait encore comme tel.
— Ça va ma chérie ? Tu ne dis rien, remarqua ma mère tandis que je m'amusais à trifouiller les spaghettis que j'avais dans mon assiette.
Je n'avais pas très faim de toute façon, alors pourquoi s'acharner ? La tendresse que je vis dans ses yeux bleus me fit me redresser sur ma chaise et je tentai un sourire pour la rassurer. Au contraire, elle eut l'air de voir à travers ma façade et ses sourcils se froncèrent encore plus.
Oui, je m'étais débarrassée de James Peters, pourquoi alors n'arrivais-je pas à le sortir de ma tête ?
— Oui, Maman, je vais bien. Arrête de t'inquiéter pour moi.
— Je m'inquiéterais toujours pour toi Joy, tu es ma petite fille, mon bébé. C'est mon rôle de m'assurer que tu sois heureuse.
Ses paroles débordaient d'amour et pourtant, elles me donnèrent envie de vomir. Elle m'infantilisait trop tandis que je ne rêvais que d'indépendance. J'avais l'impression qu'elle ne me laisserait jamais partir de chez elle si elle pensait une seule seconde que je pourrais être malheureuse ailleurs. Il faudrait pourtant qu'elle coupe le cordon une fois pour toute.
— Je sais bien, mais je t'assure que tout va bien, la rassurai-je en esquissant un vrai sourire cette fois. Mes notes sont excellentes, je m'entends très bien avec mes amies et j'ai une famille en or, donc je n'ai vraiment pas de quoi aller mal.
Elle sourit à son tour, ravie de m'entendre dire de telles choses et reprit son repas comme si de rien n'était. Pour ma part, je ne touchais plus à mon assiette, ces élans d'affection m'ayant coupé l'appétit. Voyant qu'ils étaient tous plus ou moins sur un petit nuage, je décidai d'amener ma demande en douceur, pour ne pas les brusquer.
— D'ailleurs, c'est bientôt mon anniversaire alors je me disais que ce serait peut-être le moment de m'offrir une... voiture ? hésitai-je en plissant les yeux.
Immédiatement, je me retrouvai cernée par trois regards exorbités, complètement sous le choc. Ma mère lâcha sa fourchette et se passa les mains sur le visage comme si je venais de lui annoncer que j'étais enceinte. Ils en faisaient toujours une montagne de trois fois rien.
— Non, hors de question, trancha mon père alors que j'ouvrais la bouche pour argumenter. C'est trop dangereux, tu pourrais avoir un accident ou pire, conduire avec des personnes en état d'ébriété, alors je refuse.
— Et vu comment tu conduis, je pense qu'on fait un cadeau à tout le monde en faisant cela, renchérit Jared avec un rictus moqueur.
— Jared ! T'étais vraiment obligé de...
— Oui, Joy. Je suis ton frère aîné, et Jack m'a assez sermonné pour que je fasse en sorte qu'il ne t'arrive rien alors il est inutile d'essayer de m'amadouer. C'est non pour moi aussi.
Furieuse, je le fusillai du regard alors qu'il enfourna une autre bouchée de pâtes dans sa bouche, comme si de rien n'était. Dans un dernier espoir, je me tournai vers ma mère qui n'avait pas encore donné sa réponse. Mais au vu de son visage, elle ne serait certainement pas de mon côté.
— Maman ? demandé-je d'une petite voix.
La tristesse que je vis dans ses pupilles me serra la cœur alors que j'attendais qu'elle parle. Une infime part de moi espérait qu'elle me soutiendrait, mais je savais déjà que j'avais perdu. Pour eux, c'était trop dur de me voir derrière un volant, en imaginant tout ce qui pourrait mal tourner. Ils avaient déjà failli me perdre quand j'étais bébé, je pouvais comprendre qu'ils ne voulaient pas revivre ça, mais bordel, il fallait qu'ils me laissent grandir.
— Je suis désolée ma puce, bafouilla-t-elle toute tremblotante. Mais c'est impossible. Rien que d'imaginer tout ce qu'il pourrait t'arriver, je suis terrorisée. Je sais que je ne pourrai pas te couver éternellement, mais pour l'instant, je ferais tout ce que je peux pour que tu sois le plus longtemps en sécurité.
Elle semblait au bord des larmes alors je décidai d'abandonner. Je soupirai profondément puis baissai le regard sur mon assiette, ma tête appuyée négligemment contre mon poing. J'étouffais, littéralement, et vivre ici devenait chaque jour un peu plus compliqué.
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Le BadBoy du coin de la rue
RomanceJoy prend le bus, comme tous les matins. Elle le prend tellement souvent qu'elle commence à penser qu'elle y passe plus de temps que dans sa propre maison. Car évidemment, Joy n'a pas de voiture. Elle a son permis, mais ses parents ne veulent pas qu...