L'an 24 après Dieu, Famille

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  L'an 24 après Dieu, l'année de la Famille  

  Le monde que nous avons créé est le résultat de notre niveau de réflexion, mais les problèmes qu'il engendre ne sauraient être résolus à ce même niveau.  

Albert Einstein

  Océane et Corentin Ross observaient avec anxiété leur fille discuter avec le Dr Vygotsky. Âgée d'à peine huit ans, la petite fille répondait au nom d'Elodie. Elle avait des yeux bleus étincelants et des cheveux rose bonbon, qui étaient coiffés en deux longues tresses. Elle portait un T-shirt lui aussi rose, sa couleur préférée, surmonté de motifs de Rondoudou, ainsi qu'un short, souillé d'une tache d'huile encore récente. Mélo, son Pokémon qu'elle avait reçu pour son 6ème anniversaire, n'était jamais très loin d'elle.

Le Dr Vygotsky, lui, était d'un homme entre la trentaine et la quarantaine. Il était d'une taille modeste et un peu grassouillet, mais pourtant, à chacune de ses visites, les Ross se sentaient impressionnés par cet étrange petit homme. Il était toujours impeccablement habillé d'un costume d'un blanc immaculé, ainsi que d'une cravate dorée. Il portait aussi une paire de lunettes dont les verres n'étaient jamais sales et que le Dr entretenait avec soin. Seuls ses cheveux bruns et gras mal coiffés entachaient le tableau de cet homme dont le sérieux et les compétences se faisaient remarquer d'un seul coup d'œil.

Ces deux personnages que tout pourrait opposer d'un premier abord se faisaient face, assis sur de petites chaises d'une salle de jeu que l'enfant occupait plusieurs heures par jour. Depuis une vitre qui donnait sur le couloir, ses parents pouvaient voir ce qu'il s'y passait. Cependant, il leur était impossible d'entendre ce que disait le Dr Vygotsky, qui prenait des notes sur un calepin tout en adressant de grands sourires rassurants à l'enfant.

D'habitude, les Ross ne restaient pas nécessairement devant ces vitres à regarder sans rien faire et continuaient leurs activités habituelles, cuisine, jardinage, bricolage, etc. En effet, ils avaient depuis longtemps cette habitude des visites du Dr Vygotsky, puisque celui-ci passait chez eux une fois toutes les deux semaines, et ce depuis le 4ème anniversaire d'Elodie. Son entrevue avec leur fille durait habituellement 30 à 40 minutes, après quoi il glissait parfois un petit commentaire aux parents pour régler certaines situations. Il devait ensuite les quitter pour se rendre dans une autre famille du Programme.

Mais s'ils étaient restés présent cette fois-ci, c'était pour un cas très spécial. En effet, les Ross avaient décidé d'adopter un second enfant du Programme. C'était au Dr Vygotsky que revenait la décision finale pour l'adoption et, s'il avait la moindre crainte au sujet de l'éducation d'Elodie, il serait largement en mesure de briser leurs rêves en éclat.

Cet entretien avec Elodie dura finalement un peu moins d'une heure. Lorsque le Dr quitta la pièce, laissant la petite fille s'amuser avec Mélo et différentes Poképoupées, il emporta avec lui quelques feuilles parsemées de notes et ce qui semblait être un dessin fait par Elodie. A peine eut-il franchit la porte que Corentin et Océane se plantèrent devant lui, avec la même tête qu'un étudiant peu confiant attendant les résultats de ses examens.

- Alors, Docteur ? demanda Océane d'une voix tremblotante. Vous avez pris votre décision ?
- Pas encore, madame Ross
, répondit-il avec un grand sourire, exposant ses dents parfaitement blanches.
- Il y a quelque chose qui cloche ? intervint Corentin, les bras croisés.
- Globalement, je suis très content de vous, répliqua Vygotsky en se dirigeant vers la cuisine, le couple s'écartant rapidement pour le laisser passer. Vous avez suivi toutes les étapes du Programme à la lettre.
- Vous nous aviez donné des consignes très claires
, fit remarquer Océane avec un brin de flatterie dans la voix.
- Evidemment, lança le Docteur d'un air enthousiasmé. Il est hors de question d'accepter le moindre écart au Programme, sinon au prix d'un échec complet de tous nos investissements ! Et aucun de nous ne voudrait voir le Programme aboutir à un autre résultat que celui attendu.
- Votre avis serait donc plutôt favorable ? demanda Corentin en souriant.
- Plutôt, oui... susurra Vygotsky une fois dans la cuisine en attrapant la cafetière comme s'il était chez lui. Si Elodie est bien ancrée dans le Programme, je ne vois aucune raison de vous refuser un second enfant qui, de plus, profitera de la future passion d'Elodie pour lui-même suivre le Programme.

Le Dr Vygotsky attrapa une tasse dans la commode et la remplit de café, préparé quelques minutes avant par Océane en prévision des envies du Docteur. Les Ross, quant à eux, étaient aux anges et Corentin serrait sa femme contre son épaule, tout en lui adressant de grands sourires de joie.

- Cependant... lança subitement Vygotsky en redéposant la tasse violemment contre le plan de travail de la cuisine, ramenant ainsi le couple à la réalité. Il y a tout de même un léger problème à régler assez vite, sous peine d'un refus catégorique de ma part.
- Quoi ?
s'indigna Corentin. Mais à l'instant, vous disiez ...
- Je disais que je voulais à tout prix que les enfants du projet ne s'écarte pas d'un centimètre du Programme que j'ai concocté pour eux
, l'interrompit Vygotsky. Or, il se trouve que, depuis ma dernière visite, il y a eu un petit incident qui pourrait vite dévier Elodie du droit chemin.
- De quoi s'agit-il ? demanda Océane après avoir déglutit, le visage soudainement défait.
- Lorsque j'ai demandé à Elodie de me dessiner un moment de ses derniers jours qu'elle a apprécié, voici ce qu'elle m'a dessiné, répondit le Docteur en dépliant le dessin qu'il avait emporté de la salle de jeu.

Corentin Ross saisit le dessin avec prudence, comme si le papier allait le mordre. Il s'agissait d'un dessin représentant 3 personnages grossièrement dessinés que le père reconnut de suite. Le plus petit la représentait. Elle s'était dessinée tout en rose, avec un grand sourire violet. Elle tenait une sorte de grand tournevis, dont les proportions avaient été très exagérées. Il était là, lui aussi, séparé d'elle par une masse bleue de forme carré. Il était bien plus grand et ressemblait un peu à un Qulbutoké, si ce n'est la tête. Enfin, sa femme Océane était aussi là, un peu à l'écart, tout en rose elle aussi. Une petite chose rose indescriptible aux pieds d'Elodie devait être Mélo, pensa-t-il. Les personnages n'avaient ni nez, ni oreilles.

- Je ne comprends pas, dit-il après l'avoir attentivement observé, sceptique, en tendant le dessin à sa femme.
- Vous savez surement à quel évènement ce dessin se rapporte, Mr Ross ? demanda Vygotsky d'une voix doucereuse en plissant les yeux.
- Moi je ne vois pas, dit Océane en retournant le dessin dans tous les sens.
- Ce ne serait pas la réparation de la voiture ? proposa son mari.
- Oui, en effet, le grand rectangle au milieu est votre voiture, tombée de panne samedi dernier, n'est-ce pas ?
- C'est ça
, confirma Corentin, perplexe. Elodie m'a aidé en me passant les outils dont j'avais besoin.
- Et c'est une grave erreur, Mr Ross
, poursuivit lentement Vygotsky.

Corentin et Océane cessèrent de regarder le dessin. Ils fixaient le Docteur avec un air à la fois interdit, intrigué et mal à l'aise. L'homme les regardait tout en souriant d'un air très sûr de lui. Manifestement, ils ne comprenaient pas, aussi allait-il devoir leur expliquer.

- Vous savez, je suis un spécialiste reconnu de l'évolution psychologique de l'enfant. Je me considère parfois comme une de ces prétentieux diseuses de bonne aventure, car je serai capable de tracer le parcours type d'un individu, rien qu'en observant en détail sa vie et ses secrets, et ce dès sa tendre enfance. Sauf que moi, Monsieur Ross, je ne suis pas un charlatan. C'est pour ça qu'on m'a confié les commandes du Programme, que j'ai moi-même largement contribué à écrire. Je sais que tous les détails de la vie d'un enfant comptent, même les plus insignifiants. Je suis aussi conscient que le Programme n'est pas infaillible, car il n'y a rien de plus difficile à maitriser que l'esprit humain. Votre fille fait partie de cette Première Génération et leur aboutissement ne doit comporter aucun échec.

Il s'interrompit un instant, le temps de se resservir du café. Les Ross continuaient de le regarder, incapables de prononcer le moindre mot, ni même de bouger, comme intimidés par cet homme un peu gras qui clamait sa bonne parole sous leur toit.

- Tout événement peut marquer l'enfant et le dégouter à vie de certaines choses, tout comme il peut aussi faire naitre une passion que l'enfant embrassera par la suite. C'est entre autre pour cela que, dans quelques mois, nous entrerons dans une des phases les plus importantes du Programme, afin de faire naitre cette fameuse Passion dans le cœur d'Elodie. Mais il ne faudrait pas qu'autre chose entre en concurrence...
- Mais enfin, qu'est-ce qui pourrait « entrer en concurrence » comme vous dites ?
demanda Océane, l'air un peu agacé.
- La réparation de votre véhicule et la journée qu'elle a passée ce jour-là a beaucoup plu à Elodie, précisa Vygotsky. La preuve en est qu'il s'agit du premier évènement qui lui est venu en tête quand je lui ai demandé de me raconter ses derniers jours en dessin. Et elle risquerait de vouloir ainsi devenir bricoleuse ou mécanicienne, ou tout autre profession du style.
- Est-ce vraiment un problème ?
questionna Corentin. Je veux dire, tant qu'elle fait quelque chose qu'elle apprécie, pourq...
- Je vous rappelle, Mr Ross
, l'interrompit subitement Vygotsky. Que vous avez signé un contrat très précis. Elodie pourrait bien vous être retirée si j'en venais à la conclusion que vous l'éloigniez du Programme d'une quelconque manière. Ce ne sont pas des ingénieurs, des architectes, des vendeurs ou même des dresseurs que nous voulons, à terme, obtenir. Mais bien des infirmières pour les Centres Pokémon. Une situation stable, prestigieuse même, qui garantira à Elodie de vivre une très belle vie. Car nous aurons fait en sorte que ce soit ce qu'elle a toujours voulu.

Ils restèrent un instant silencieux. Le couple était tourmenté de milles questions et de quelques indignations, mais ils n'osaient rien dire. Aucun mot ne sortait de leur bouche. Le Dr Vygotsky leur faisait bien trop peur pour cela. Cet homme, malgré son physique grassouillet, les impressionnait tant par sa prestance, son assurance, mais aussi et surtout par le pouvoir qu'il disposait. Il lui suffisait de quelques papiers pour réduire en miette toute la vie qu'ils avaient construite depuis qu'ils avaient rejoint le Programme. Il avait le droit de vie et de mort sur les liens qui les unissaient à Elodie, l'enfant qu'il leur avait confié dans le cadre du programme. Mais il était aussi capable de leur offrir ce deuxième enfant que les parents désiraient tant. Mieux valait donc ne pas le contrarier, rentrer dans le moule, faire profil bas...

- Je repasserai d'ici une semaine, annonça Vygotsky. Le cas d'Elodie me parait très préoccupant, même s'il peut s'agir que d'une passion passagère. Aussi, s'il n'y a pas de changement, je préparerai quelques consignes à suivre pour la ramener dans le Programme, comme les autres.
- Et pour ce qui est de notre demande d'adoption ?
se risqua Océane.
- De petits accidents comme celui-ci arrivent, répliqua Vygotsky d'un air rassurant. Vous avez jusqu'ici suivi à la lettre le Programme, je ne doute donc pas de vos compétences pour élever un second enfant. Cependant, je réserve ma décision pour ma prochaine visite. A très bientôt !

Et sans rien ajouter de plus, il se dirigea vers la sortie, ouvrit la porte et se dirigea vers une grande voiture noire. A l'intérieur, un chauffeur en train de fumer un cigare l'attendait en lisant le journal. Aucun d'entre eux ne semblait avoir aperçu le journaliste caché dans un arbre aux côté d'un Boustiflor qui le retenait de sa liane pour ne pas tomber. Ce dernier prit plusieurs clichés, autant du Dr Vygotsky que du couple, en n'oubliant pas de photographier la voiture.

Deus Ex MachinaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant