L'an 51, Nouvelle Génération.

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  L'an 51, l'année de la Nouvelle Génération.  

  Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire.  

Albert Einstein

  Astrid Roosevelt, assise dans un grand et vieux fauteuil, observait les flammes danser dans sa cheminée. Ses vieilles lunettes n'étaient plus adaptées à son nez et glissaient constamment de celui-ci, au point d'être déjà tombées à quelques reprises. Chaque jour, en se regardant dans le miroir, elle découvrait de nouvelles rides. Elle n'avait cessé de perdre du poids ces dernières années. Elle soupirait à cette idée, cette effroyable pensée : Elle était devenue vieille. Elle n'avait plus la force de gouverner à la Table Ronde.

Pourtant, il n'y avait pas de quoi rougir de son parcours. À seulement 39 ans, elle s'était assise pour la première fois dans ce même fauteuil, l'un des seuls mobiliers dans son grand bureau de l'Ile Union. Et, pendant presque 50 ans, elle avait dirigé l'Etat de Kanto-Johto et pris des décisions en commun avec les autres Premiers.

Des visages, elle en avait vus défiler des centaines sur cette Ile. D'autres Premiers Ministres, souvent des hommes, hélas, mais aussi des représentants de l'Armée, et bien des Ministres de toutes origines. Sans oublier les nombreux employés qui se succédaient pour prendre soin de l'Elite des Gouvernements. Mais quelques jours auparavant, elle s'était efforcée, sans succès, de remettre un nom sur des portraits qui se trouvaient dans les couloirs de l'Ile Union. Pour ses collaborateurs actuels, il ne s'agissait que de leurs prédécesseurs, mais pour elle, nombre d'entre eux avaient été des collègues. Et ne pas parvenir à énoncer chaque nom la mettait face à la terrible réalité. Elle commençait à perdre la mémoire.

Elle qu'on avait surnommée la Dame d'Acier pour son tempérament et son attitude, elle qui avait battu des records de longévité politique, elle qui avait consacré sa vie à l'Etat, n'était plus qu'une vieille dame de plus en plus faible de jour en jour. Les réunions de la Table Ronde lui pesaient de plus en plus et elle sentait bien que son corps ne pourrait plus suivre très longtemps. Pourtant, si ça n'avait été que cela, surement aurait-elle tout de même continué, quitte à mourir en pleine séance. Mais puisque son esprit commençait aussi à lui jouer des tours, elle s'était faite une raison.

Elle avait annoncé aux autres Premiers sa démission le jour précédant. Ceux-ci l'avaient applaudie, comme un hommage à sa longévité exceptionnelle et à ses compétences. Mais elle savait qu'au fond d'eux, ces derniers étaient rassurés de ne plus l'avoir dans leurs pattes, elle qui avait, sur bien des sujets, imposé sa vision des choses.

Les dispositions étaient prises. Son annonce avait provoqué un raz-de-marée politique. Elle avait choisi son successeur parmi les Ministres en fonction de son Etat. C'était au Ministre Darwin, du Ministère de la Gestion, que revenait le poste. Lui-même n'allait pas tarder à annoncer qui allait le remplacer. Mais ce n'était pas le seul changement.

Sûrement inspiré par sa patronne, le Général Pasteur avait décidé de se retirer lui aussi du monde politique, pour se consacrer uniquement à l'Armée encore quelques années. Cette démission entrant encore dans le cadre du mandat de la Dame de Fer, c'était à elle que revenait la décision finale quant à la personne qui allait prendre sa place au Ministère de la Justice. Et c'était justement cette personne qu'elle attendait.

- Entrez ! lança-t-elle sèchement en entendant quelqu'un frapper à sa porte.
- Madame, dit André Malraux, le Majordome de l'Ile Union, qui lui aussi se faisait de plus en plus vieux, Mr le Colonel Cornell est là pour son entretien avec vous.
- Hé bien, faites-le entrer, Mr Malraux !
réclama-t-elle en se redressant dans son fauteuil malgré son dos qui commençait, lui aussi, à la faire souffrir. Et allez me chercher un chocolat chaud. Colonel, vous prendrez bien quelque chose ?
- Un simple café, s'il-vous-plait
, répondit la voix aimable du Colonel.

Marcus Cornell n'était pas très rassuré. Il avait déjà eu l'occasion à plusieurs reprises de converser avec la vieille Première, mais toujours à l'aide d'un téléphone. Il ne l'avait jamais rencontrée en chair et en os. Mais quand il la vit, les bras croisés sur ses genoux, assise au coin du feu, il ne put se retenir de pousser un petit soupir de soulagement. Elle était plutôt en os qu'en chair, et se l'était imaginée beaucoup plus grande. Elle lui présenta son bras droit, sans pour autant se lever, qu'il serra vigoureusement, avant de ménager ses ardeurs en comprenant à quel point elle était faible. Il prit place sur un fauteuil à roulettes, qui faisait d'ordinaire face au bureau de Madame Roosevelt, puis la fixa du regard, un peu tendu. La pièce était uniquement éclairée par les flammes de la cheminée.

- Merci d'être venu, Colonel, lança-t-elle finalement après quelques instants de silence seulement rompus par le crépitement des flammes. Et félicitations.
- Merci, Madame
, répondit-il en hochant la tête. Je suis très heureux que vous m'accordiez votre confiance pour gérer le Ministère de la Justice.
- Mon choix n'a pas été aisé
, répliqua la Dame d'Acier, d'un ton sec. Il y a bien d'autres personnes à Kanto-Johto qui pouvaient prétendre à ce poste, et parmi eux, des militaires plus gradés que vous, à l'instar du Général Pasteur. De plus, vous n'avez que peu d'expérience au sein même du Ministère, n'ayant exercé que via l'Armée et la Police Internationale. Et pour finir, j'ai de sérieux doutes concernant vos compétences administratives.

Marcus déglutit. Il ne s'était pas vraiment attendu à se voir reprocher son manque d'expérience par la personne même qui l'avait choisi pour ce poste. Mais ce qu'elle disait était vrai. Lui-même avait d'abord cru à un canular lorsqu'il avait reçu l'Appel de la Table Ronde. Mais après les coups de fil de félicitations du Général Pasteur ou de Darwin, en première loge pour le savoir, il s'était fait une raison. Le Colonel était dans ses petits souliers. Malgré son état d'extrême fatigue et son corps qui fléchissait, la Dame d'Acier était encore capable de faire perdre contenance à un militaire endurci, et ce, juste avec des mots.

- Pourquoi m'avoir choisi, alors ? demanda-t-il finalement après un court moment de silence, en plissant les yeux. Pourquoi moi, et pas un autre Général ou Colonel, ou même un Juge de l'Etat ?
- Parce que vous, mieux que quiconque, pouvez comprendre quelles sont mes inquiétudes pour l'avenir.


Elle avait dit ces mots en regardant les flammes, comme perdue dans ses pensées. Malgré la tiédeur que ces dernières procuraient, le Colonel la vit frissonner. Quant à lui, il la regardait avec incompréhension. De quelles inquiétudes pouvait-elle bien parler ?

- Sans un certain événement qui, aujourd'hui encore, hante mes cauchemars, je ne vous aurais pas choisi, continua-t-elle. Mais, étant donné votre expérience acquise ces dernières années au sein de la Police Internationale, vous êtes l'homme de la situation. Cela ne fait aucun doute.
- Vous voulez parler de toutes les enquêtes sur des faits inhabituels que mon équipe a dû mener ?
demanda le Colonel en se penchant sur sa chaise.
- C'est exact, soupira la Dame d'Acier. Voyez-vous, je pense que les 5 Etats se dirigent tout droit vers un mur, façonné de toutes pièces par un seul homme. Et qu'une partie de vos enquêtes sont liées à ce destin qui se fait encore discret.

Le Colonel l'observait, l'air sombre. De quoi pouvait-elle bien parler ? Desquelles de leurs affaires parlaient-elles ? Et, surtout, de qui ? Il allait lui poser la question quand, soudain, on frappa à nouveau à la porte. Astrid Roosevelt poussa un soupir d'agacement et donna l'ordre à son Majordome d'entrer. Ce dernier s'exécuta et apporta un plateau d'argent sur lequel se trouvaient deux tasses fumantes et des biscuits. Il déposa le tout sur une petite table qu'il déplaça pour qu'ils puissent y avoir accès tous les deux en tendant simplement les bras, puis s'inclina avant de se retirer. La Dame d'Acier attrapa son chocolat chaud et un biscuit, rapidement imitée par le Colonel.

- Depuis ce fameux jour, les choses ont bien changées, continua-t-elle alors que Malraux sortait de la pièce. Parmi les Premiers, seul Mr Gandhi subsiste encore de cette fameuse journée. Mais c'est un naïf qui n'agit pas assez à mon goût, même si c'est un esprit brillant. Aussi voulais-je être sûre de prendre des dispositions spéciales avant mon départ.
- De quel jour parlez-vous, Madame ?
demanda le Colonel en fronçant les sourcils.
- De ce jour où nous avons vendu le Gouvernement au Diable en personne, répondit-elle d'un ton acerbe. Du jour où nous avons cédé au chantage du Professeur et Ministre Higgs.

Le Colonel se redressa à nouveau sur sa chaise. Aldebert parlait parfois du Ministre de la Santé comme d'un être abominable, mais c'était, jusqu'alors, la seule personne à tenir ce genre de discours, même si Stephen ou Isaac semblaient approuver. Au contraire, la plupart des gens le voyait comme un véritable saint. Le comparer au Diable était donc d'autant plus étonnant, surtout venant de la vieille Première.

- Je n'ai aucune preuve de ce que j'avance, déclara-t-elle ensuite. Je ne lui ai jamais fait confiance. Et j'ai très peur de ce qu'il prépare.
- Ce qu'il prépare ?
demanda le Colonel. Vous pensez qu'il projette un coup d'Etat ?
- Sans doute, ou peut-être même pire... Voyez-vous, derrière chacune de ses bonnes actions, je pense qu'il y a des conséquences dangereuses qui se cachent, et dont il est tout-à-fait conscient. Son poste de Ministre, qu'il réclamait ce jour maudit, n'était qu'un moyen sûr d'étendre son emprise sur le Monde... Tenez, prenez ce biscuit ...


Le Colonel prit un air étonné et la regarda lui montrer le gâteau sec qu'elle tenait en main avec incompréhension. Qu'est-ce qu'une pâtisserie avait à faire là-dedans ?

- Notre système politique est comme ce biscuit. Dur, ferme, avec des bons côtés et des moins bons. Il ne peut pas plaire à tout le monde, mais il nous garantit un équilibre stable. Mais Higgs, lui, c'est un peu le chocolat chaud ou le café, dit-elle en le trempant dedans. Il rend notre système un peu plus mou, mais plus onctueux, au point qu'on ne puisse se passer de lui. Mais pourtant, si on les laisse trop longtemps ensemble... le biscuit finit par se désagréger. Il part en miettes, noyé dans la boisson qui avait, soi-disant, pour but de le rendre meilleur.

Elle le retira de sa tasse et montra qu'il manquait un petit morceau avant de le mettre en bouche, sous le regard inquiet du Colonel. Il commençait à comprendre où elle voulait en venir.

- Vous voulez donc que je garde un œil sur le Professeur Higgs et ses agissements? demanda-t-il.
- Tout-à-fait. Pendant 15 ans, j'ai essayé, par plusieurs moyens, d'amoindrir certains de ses pouvoirs au sein des 5 Etats. Mais jamais je n'ai trouvé quoique ce soit de concret pour le faire tomber. Je compte sur vous pour y parvenir avant qu'il ne provoque l'effondrement de notre société. Vous avez une connaissance sans égal des événements mystérieux de ces dernières années, dont certains impliquent secrètement le Professeur Higgs. Vous seul serez capable d'aider les Ministères à faire face à cette menace. C'est ma dernière décision en tant que Première de l'Etat de Kanto-Johto. Faites-en sorte que je ne le regrette pas.

Le Colonel regardait les flammes de la cheminée avant de se retourner vers la Dame d'Acier. Celle-ci le fixait avec un regard sévère, et il lui sourit en adoptant une attitude assurée.

- Comptez sur moi.

Deus Ex MachinaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant