L'an 59 après Dieu, Utopie

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  L'an 59 après Dieu, l'année de l'Utopie  

  Les machines un jour pourront résoudre tous les problèmes, mais jamais aucune d'entre elles ne pourra en poser un !  

Albert Einstein

  Victor Carlsson était assis à son bureau, au troisième étage du grand bâtiment du Ministère de la Justice. Comme chaque matin, il prenait d'abord le temps de lire son journal et de boire son café, qu'il ne devait jamais attendre, Miss McCullers, sa secrétaire, étant habituée à ses gouts. Il s'attarda un instant sur un article traitant du Grand Marais et des subsides qui lui étaient accordés, puis il replia le quotidien et le rangea dans un tiroir duquel il sortit son agenda. Il consulta brièvement l'ordre du jour puis le déposa sur un coin de son bureau, le sourire aux lèvres.

La journée ne serait pas trop ennuyeuse cette fois-ci. Il devait certes remplir plusieurs documents et signer quelques papiers, mais cette tâche barbante serait rapidement interrompue par son rendez-vous de 10h avec son confrère le Colonel Marcus Cornell, qui exerçait le même travail que lui, mais pour l'Etat de Kanto-Johto. Ce n'était pas leur première rencontre, et il savait qu'outre les quelques discussions d'ordre politique qui étaient programmées, ils ne s'ennuieraient pas. Cornell était typiquement le genre d'homme que Victor Carlsson admirait et enviait. Lui qui n'avait jamais quitté les bureaux et les papiers ennuyeux rêvait et fantasmait sur la vie des hauts gradés de l'Armée. Mais malgré la différence de parcours, les deux hommes occupaient aujourd'hui la même position au sein de leurs Gouvernements respectifs. Seulement, si Carlsson brillait administrativement, Cornell était plus un homme d'action et de terrain.

Mis de bonne humeur à la perspective de revoir son collègue, Victor attrapa la pile de papiers que lui avait confiée Miss McCullers et entama de les lire de manière attentive avant de signer ceux qui s'y prêtaient. Il passa ainsi plus d'une heure dans le plus grand des calmes, seulement rompu par les pas discrets de la secrétaire venue récupérer la tasse vide ou ramener d'autres documents. Puis, il déposa son stylo en soupirant. Il avait laissé de côté deux ou trois dossiers et y avait entouré en rouge quelques formulations de phrases qui le laissaient perplexe. Habituée à l'extrême prudence de son Ministre, Miss McCullers les prit et, sans rien demander, sortit du bureau pour les amener à un expert judiciaire qui se chargerait de vérifier si les doutes du Ministre étaient bien fondés et s'il s'agissait bel et bien d'une faille exploitable dans les contrats. Si c'était réellement le cas, ceux-ci devraient alors être retravaillés. C'était cette prudence presque excessive qui avait fait la réputation de Mr Carlsson et l'avait, sept ans plus tôt, propulsé au grade de Ministre de la Justice de Sinnoh. Depuis lors, son Ministère n'avait connu aucun incident ni scandale.

Carlsson regarda sa montre. Celle-ci indiquait 9h47. Cornell était surement déjà dans ses bâtiments. Estimant qu'il n'aurait surement pas beaucoup de temps après, il décida d'allumer son ordinateur personnel afin de consulter ses mails. Il n'y avait pas grand-chose d'intéressant depuis la veille, tout au plus un résumé de la dernière réunion de la Table Ronde et un mail du Ministère du Tourisme. Mais au lieu de consulter ces derniers en priorité, il remarqua la présence d'un mail envoyé depuis une adresse qu'il ne connaissait pas. Il fronça les sourcils en la regardant, essayant de se rappeler, sans succès, si ce nom lui disait quelque chose. Finalement, il cliqua dessus, par curiosité.

Il n'y avait quasiment rien. Juste une phrase : « Un témoignage suffira-t-il à sauver des vies ? », suivie d'un lien. Carlsson cligna quelques fois des yeux, circonspect. Sauver des vies ? Un témoignage ? Mais de quoi parlait-on ? Il s'apprêtait à cliquer sur le lien, mais se ravisa au dernier moment, hésitant. La prudence reprenait le dessus. Et s'il s'agissait d'un virus, comme les attrape-pigeons qui promettaient un gain si on cliquait sur un lien ?

Il allait jeter le mail quand il repensa au Colonel Cornell, qui ne devait plus tarder à arriver dans son bureau. Lui n'aurait pas hésité à cliquer sur ce simple lien, ne serait-ce que pour en avoir le cœur net. Après tout, s'il s'agissait vraiment d'un témoignage, des vies étaient peut-être en jeu ? Et puis, quand bien même s'agissait-il d'un piratage, que risquait-on réellement ? Les pare-feux du Ministère étaient très performants, et il lui suffirait de demander à un de ses informaticiens à l'étage du dessous pour qu'il ausculte son ordinateur. Aussi redirigea-t-il sa souris sur le lien et cliqua dessus.

Une page s'ouvrit immédiatement, toute blanche, chargeant lentement. Carlsson soupira et lâcha sa souris en appuyant son dos contre son siège. Il fixait l'écran sans couleur, s'étonnant du temps de chargement. Soudain, plusieurs flashs de couleur successifs apparurent brutalement à l'écran, accompagné d'un bruit strident et très désagréable. Carlsson écarquilla les yeux et, soudain paniqué, appuya sur la touche Echap de son clavier à plusieurs reprises. Mais rien n'y faisait, et les flashs continuaient. Carlsson aurait souhaité quitter l'écran du regard, mais il se sentait comme hypnotisé par ce dernier. A peine quelques secondes après, il sentit un grand mal de crâne le tirailler et, sans qu'il n'ait le temps de réagir, son corps fut pris de violentes convulsions et il perdit connaissance.

A peine trente secondes s'étaient écoulées depuis le début de la crise du Ministre quand Miss McCullers entra dans la pièce. Elle venait tout juste de passer l'encadrement de la porte quand elle vit le corps de son patron en pleine crise d'épilepsie. Mais ce n'était pas tout. Son ordinateur était mystérieusement tombé sur lui et laissait échapper quelques étincelles. Il n'en fallut pas plus pour provoquer le hurlement de peur de la secrétaire.

Ainsi averti, le Colonel Cornell, qui patientait dans la pièce à côté, surgit en trombe. Miss McCullers venait de se rapprocher pour secourir son Ministre. Mais en tentant de retirer l'ordinateur, elle avait subi une désagréable décharge électrique et elle se tenait la main en frissonnant, l'air angoissée et ne sachant que faire alors que le bruit aigu semblait s'être renforcé. N'écoutant que son courage, le Colonel attrapa un siège et s'en servit pour faire tomber l'ordinateur par terre sans le toucher. S'il y parvint effectivement, il ressentit néanmoins à son tour une décharge et poussa un juron qui aurait offusqué la secrétaire si elle avait été en état d'y prêter attention.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda Cornell tandis que son collègue était toujours en train de convulser sur son siège, un filet de bave s'échappant de sa bouche.
- Je... Je ne sais pas ! se lamenta la secrétaire, les larmes aux yeux.
- Il faut appeler une ambulance... pesta le Colonel en attrapant son Pokématos. Vous savez si Mr Carlsson est sujet à l'épilepsie ?
- Non, il était en parfaite santé, et ne prend aucun médicament
, répondit-elle en fixant le sol.
- Pas de chance alors...

Marcus finissait d'appeler les secours quand il remarqua que l'ordinateur ne faisait plus aucun bruit. Fronçant les sourcils, il se rapprocha de l'engin, qui avait l'écran face contre le carrelage. Il hésita, puis l'attrapa à deux mains pour le ramasser, prêt à relâcher s'il sentait une nouvelle décharge. Il n'en fut rien. Rassuré, il le retourna, et poussa un nouveau juron.

Sur l'écran s'affichait désormais un nouveau message en grosses lettres : « Je vous contacterai bientôt pour parler de la rançon ».   

Deus Ex MachinaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant