Chapitre 2 La lettre

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          — Je suis maintenant trop âgé pour dormir dans une grotte humide.

Le vieil homme à la tunique aux couleurs d'automne s'assit pourtant avec beaucoup d'aisance en tailleur. Il sortit deux petites pierres pointues et les frotta l'une contre l'autre jusqu'à ce qu'une faible étincelle naquit. Il rapprocha les galets du modeste tas de brindilles qu'il avait confectionnés avec beaucoup de mal à cause de la pluie qui descendait des nuages en torrent. Une seconde flammèche, provenant des fossiles, eut raison du bois qui s'embrasa soudainement, produisant une puissante exhalation, ce qui fit tousser le vieillard.

— Fichu feu, ronchonna-t-il, en essayant d'écarter la fumée à l'aide de sa barbe.

           Pendant un long moment, il regarda le foyer crépiter. On voyait les langues rouges danser dans ses yeux verts. Il plongea son poing dans une de ses poches et en sortit un bout de parchemin usé, troué et déchiré par endroits. Il souffla dessus pour enlever les résidus de terre qui s'y était incrustée. Ses mains tremblaient légèrement en ouvrant le papier plié en quatre. Le vieillard commença à lire doucement le contenu de ce papier qui avait bien souffert.

           Je sais tout. Trois mots qui résonnent en toi et te hérissent, j'espère. Je connais la véritable identité de mon père, Githrandiar. Inutile de nier. Je suis donc ton enfant unique et tu as osé m'abandonner. Tu me considères comme un objet comme tous ces maudits elfes au cœur de glace.

           Je t'envoie cette lettre pour que tu t'aperçoives de la situation où je me trouve à Elfira par ta faute, car tu ne souhaites pas me prendre avec toi.

           Si tu pouvais culpabiliser, sentir la honte dans tout ton corps, t'en mordre les doigts jusqu'au sang et peut-être même vouloir te tuer..., alors, cette épître aurait atteint son but. Mais malheureusement, je n'ai pas besoin de me déclamer érudit pour connaître la fin qu'aura ce bout de papier à tes yeux ; au feu ou jeté au sol. Tout dépendra où tu intercepteras cette missive.

          Tu dois te demander surtout, comment j'ai pu percer la vérité. Mais je te conseille de ne pas perdre ton temps à lire la suite, car tu ne sauras pas comment j'ai pu découvrir l'identité de mon père biologique. Comme toi, j'ai aussi mes secrets et je tiens à ce qu'ils restent scellés. Toi seul peux décider de continuer à parcourir ma lettre, étant donné que l'humain est l'unique maître de ses choix.

           Tu peux maintenant jeter cette lettre puisqu'aucun élément de réponses à tes questions ne te sera accordé. Mais si tu poursuis ta lecture, c'est que tu dois vraiment t'ennuyer. Donc, pour te divertir, tel un fou qui distrait ses souverains, je vais te résumer ma vie, enfin, si je peux l'appeler ainsi. Je te présente le sort que me réservent les elfes, qui se croient blancs comme neige.

          Par curiosité, sais-tu qu'un peu plus d'un siècle s'est écoulé depuis ma naissance ? Évidemment que non. Tu avais oublié mon existence dans ce monde aux milliers de fourmis uniforme. Même si mon sang se révèle n'être qu'à demi royal, cette descendance pesante m'oblige à exercer le protocole des elfes.

           Il contient de nombreux articles d'un ennui impitoyable, comme maîtriser l'art des couverts et choisir avec goût un vêtement correspondant à l'événement fêté. Par contre, la révérence représente, selon moi, l'une des étiquettes des plus anodines et irrespectueuses. En d'autres termes, je refuse de m'y soumettre. Mais je dois t'avouer que mes allocutions sont ciselées comme une fleur cachant un poison mortel.

           Voudrais-tu avoir des nouvelles de ma chère mère ? De la femme qui m'affectionne plus que de raison, d'une façon surprenante ? Une expression se chuchote au palais nacré et impose son empreinte avec une ardeur impatiente. « Du noir est né le sang. Du blanc cristallin est née la neige. Et du bleu océanique est née la forêt enchantée. » En effet, Elyrane est brune comme le jais alors que moi, je détiens une longue crinière rousse ondulée que nul autre elfe ne possède. Ma peau blanche, telle une poudre de flocons fraîchement tombée durant une nuit calme, émerveille les rares invités reçus à Elfira. Mais mes yeux demeurent probablement la caractéristique qui fascine par sa couleur verte sans nom.

           De surcroît, la différence qui entoure ma mère et moi comme un halo invisible devient une beauté ésotérique. Notre personnalité représente aussi cette parfaite discordance physique et elle a pris le temps de me le rappeler soigneusement par la torture. Oui, tu as bien lu, cher père, je te rassure. Une fois par quart de lune, elle pénètre dans ma chambre, m'arrache à mon lit par les cheveux et me fait découvrir les supplices de la guerre. Surtout, lors des interrogations des prisonniers. Ce n'est qu'une illusion créée par la magie, mais je peux te jurer que j'en éprouve tous les symptômes le lendemain, car la douleur cuisante m'empêche de me lever.

           Ensuite, Quvhalion prend un malin plaisir pour me sanctionner, ce qui l'enchante beaucoup. Tu peux me croire. Sa punition préférée est de m'enfermer pendant deux jours, dans une cellule froide, pierreuse, munie de barreaux en fer de quatre pouces d'épaisseur. J'y demeure sans manger, et sans boire, avec comme seule couche les dalles et les murs tout aussi glacés que le reste du cachot, comme une ombre ténébreuse. Il arrive même que quelques fois, on oublie de me libérer.

          Pour continuer, mes congénères me haïssent et ne manquent aucune occasion de me le montrer, soit par un regard, soit en me frappant. Que ce soit par les adultes que par ceux de mon âge. Seul ce dieu ailé de pacotille m'aide, mais il a pitié de moi, donc je désire sa mort autant que tous les elfes d'Elfira. Je suis sûre que tu es en train de rire en lisant ma triste réalité et que tu dois penser : « quelle existence parfaite pour celui qui a tué le monde » ! Mais heureusement, ou malheureusement comme tu le veux, je n'ai pas tout à fait fini ma petite histoire comique.

           Je poursuis des cours particuliers, ainsi que ceux des enfants de mon âge. Et je m'ennuie comme un animal qui n'a connu que la cage durant toute sa vie. Le plus fréquemment, je griffonne sur des parchemins au fond de la salle. Mon professeur a bien essayé d'intensifier mes leçons, mais il a vite compris que ça serait un échec. Les seuls moments des cours qui m'intéressent c'est uniquement quand le sujet ne traite pas des peuples elfiques. C'est donc bien rare.

           Ma vie s'écoule dans une monotonie insipide. J'ai dû te faire bien rire avec cette phrase n'est-ce pas ? Je me couche tôt, pour me réveiller tôt. Fruits et légumes sont mes repas et encore, on me donne exclusivement ceux que je n'aime pas. Écouter les morales d'un enseignant à la voix soporifique que je soupçonne de s'ennuyer lui aussi. Et recommencer le lendemain une journée similaire. La bête continue à s'éveiller par de sinistres reproches face à un spectacle imparfait aux yeux de son maître.

           Finalement, la créature a perçu une lueur à travers ses barreaux et s'est évadée pendant son cours d'arborescence, car elle voulait s'amuser, au lieu de rester assise sur une chaise inconfortable. Ma disparition fut découverte tardivement, mais tout bascula. Quand un elfe me trouva, je maniais un poignard et l'arme s'est enfoncée dans son abdomen lorsqu'il a eu l'ambition de me la prendre. La surprise a répondu à ma place. Il s'est effondré sur le côté, dévoré par des convulsions, en tenant sa blessure à deux mains. C'est Quvhalion lui-même qui a vu la scène. Il m'a jeté dans une cellule contre un mur crochu. Tandis que je recouvrais mes esprits, une large traînée de sang s'égouttait sur la paroi, esquissant une danse macabre vermeille.

           Je suis donc puni pendant une semaine de ce meurtre, puisque je ne suis qu'un bâtard. L'obscurité qui m'entoure, avivée par le froid mordant, représente ma seule compagnie. Si tu as bien tout compris, je me trouve en prison à l'heure où tu lis ce message. Mais plus logiquement, je suis sûrement mort, car Quvhalion m'a « oublié ». Je n'aurais finalement connu la liberté qu'en tuant par mégarde alors que je possédais un père qui, avec un peu de bonne volonté de sa part, aurait pu me l'offrir aisément.

          Avec l'espoir que tu as estimé mon histoire suffisamment divertissante pour que tes petits problèmes se soient écartés un instant de tes maintes pensées écumantes.

           Le vieillard relut au moins quatre fois la lettre. Puis, il releva la tête. De son visage coulaient des larmes qui descendaient le long de ses joues pour se perdre dans sa barbe. Pendant un long moment, il les laissa ruisseler en regardant le feu continuer à brûler. Enfin, l'affliction se calma. Sa barbe s'était imprégnée de la rosée du matin, mais ses émotions scintillaient encore dans ses yeux verts, et même sur ses cils qui papillonnaient à cause des perles d'eau.

           Quand les flammes moururent, il se coucha à même le sol, en se roulant en boule. Malgré le peu de lumière, les épaules du vieillard tremblaient et tressautaient. Les pleurs s'étaient réveillés.

Entre-Monde - L'envolée des Ténèbres [En Correction]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant