Le Dealer de Mots

Baradon

Chela'k était assis comme tous les matins sur sa corniche rocailleuse. Il secouait ta tocante dont la trotteuse avait décidé d'être capricieuse. Touts les vingt tics elle revenait en arrière, faisant un double petit saut qui provoquait un retard inévitable. Malheureusement pour le dealer, ce n'est qu'en arrivant ici ce matin qu'il s'en était rendu compte de la supercherie mécanique. Pas de belle silhouette aujourd'hui. Le rendez-vous était loupé.

Il se redressa et prit une grande inspiration. L'air était humide, lourd. Une légère brume tapissait déjà les niveaux les plus profonds de la ville basse. Les bâtiments délabrés de briques et de métal donnaient vraiment l'impression d'observer une ville fantôme. Ces derniers jours avaient été particulièrement stressants. La garde se donnait à cœur joie de procéder à des fouilles et autres perquisitions spontanées sur la population. Les gens n'osaient plus sortir de chez eux.

Chela'k ne passa pas voir son cœur ce jour-là. Il le savait bien battant même si l'atmosphère laissait présager une journée passablement maussade. Tout cela n'était pas pour lui, il se sentait plus léger que l'air qui l'entourait et comptait bien en profiter. Ses derniers gains lui avaient autorisé un peu plus de confort que d'habitude. Il en avait donc profité pour ajuster quelque peu sa garde robe. Paré de ses gants de cuir noir neufs "sur mesure" et de sa cape rehaussée d'une confortable doublure de laine, il se sentait plus que prêt à affronter chaque morose minutes qui le croiseraient. S'emmitouflant dans son manteau, il ne regretta pas un instant son investissement. Il fallait dire que les jours avaient tendance à se rafraîchir.

Il prit donc un petit chemin détourné menant directement au dédale de ruelles de la cité profonde. Dédale était un petit mot pour ce véritable labyrinthe dans lequel il était facile de se perdre. Mais pas pour Chela'k. Il avait grandi ici, foulé chacun de ces  pavés, visité toutes les échoppes et grimpé au moins la moitié des murets en se faisant courir après. Les passages où le sol était de la terre se distinguaient nettement de ceux où il y avait de la pierre et les quartiers les plus riches de cette partie d'Ante-script, pour peu qu'on puisse appeler cela riche, étaient tous construits à même la roche.

Il tourna à l'angle, laissant derrière lui une rue marchande déserte. Ses bottes accrochaient légèrement à la fine couche de boue recouvrant le parterre. Le bruit de succion qui s'en dégageait s'entendait au moins dans toutes les allées attenantes. Heureusement qu'il n'essayait pas d'être particulièrement discret. Autre angle de rue et le voilà arrivé dans son impasse préférée.

- Salutations ! s'exclama l'étranger, Pardonnez-moi mais je crois pouvoir dire que vous êtes en retard.

 À Ante-script on mesurait le temps en sabliers. Il y en avait trois sortes. Les bleus, les oranges et ceux  à sable. La grande horloge de la ville posée sur un mur de la caverne était visible, presque, par tous et contenait les trois types en plus d'une multitude d'ampoules. Toutes les montres fonctionnaient également sur le même principe. Quand le sablier bleu avait fait six tours le sablier orange pouvait alors se retourner et une ampoule s'allumait sur le contour de l'horloge. Le sablier de sable, bien plus imposant que les autres, ne se retournait que lorsque les vingt lampes sur le mur s'étaient illuminées. Ainsi chaque cycle était composé de dix sabliers oranges de lumière et dix sans et on pouvait ainsi se repérer dans le temps. Dix cycles de l'horloge représentaient une dizaine et trois dizaines un mois, l'année se bouclant sur 10 mois. La montre de Chela'k était plus ancienne, mécanique également, et fonctionnait avec des aiguilles et des nombres écrits plutôt que des sabliers, c'est peut-être pour cela qu'il l'appréciait autant.

Un sourire se dessina sur les lèvres de Chela'k. Cela faisait déjà deux dizaines aujourd'hui qu'ils se présentaient tous deux ce petit rendez-vous quotidien. L'homme demandait des séries de mots. Pas un mot. Pas trois. Mais bien des listes entières de définitions et de termes terminant par des syllabes particulières. Personne ne se risquait généralement à ça mais pour Chela'k la paye était bonne et cela lui suffisait. Il faut dire qu'il en profitait aussi, chaque liste faisait naître une discussion des plus intéressantes. Et les échanges autour de la langue et de son expression étaient ce qu'on pouvait qualifier de rares à Ante-script. C'était pour cela qu'il s'appliquait à revenir chaque jour.