Les trieuses de la raffinerie étaient d'immenses créatures de bronze. On les nourrissait de charbon et en échange elles récompensaient tout le monde avec le bruit métallique de leurs dents d'engrenage s'entrechoquant. Ce son insupportable résonnait dans l'installation toutes les secondes.
Comme beaucoup d'employés, Lia s'était bouchée les oreilles avec de la cire et avait apposé un chiffon sur son visage pour se protéger de l'air vicié. Ses mouvements cadencés remplissaient sa pelle de morceaux de charbon qu'elle jetait en pâture à l'immense bouche mécanique de la trieuse numéro cent vingt-six. A partir d'ici, le charbon serait calibré suivant sa teneur en carbone. Les parties les plus riches, et donc celles avec une densité énergétique plus grande, seraient envoyées aux métallurgistes et aux laboratoires de recherche. Le charbon de qualité intermédiaire, serait lui envoyé aux centrales de vapeur : les fameuse Vaporeuses. Sans charbon pas de vapeur, pas de vapeur pas d'énergie et sans énergie pas de train ni de lumière ou de technologie.La cloche retentit dans le hangar. Lia lâcha sa pelle à moitié remplie et ses collègues firent de même. Du revers de la main, elle épongea son front transpirant puis se dirigea le long du couloir pour faire la queue au niveau du comptoir de paie. Elle sortit de sa poche un petit jeton frappé du numéro cent vingt-six et le fit glisser sur le bois du guichet. Une dame, probablement la quarantaine avec ses cheveux gris remontés en chignon et ses lunettes en amande, lui lança un regard méprisant à travers la vitre grillagée qui les séparait. Après avoir glissé la pièce dans une machine, elle tamponna un ticket de cuivre qu'elle tendit avec ses doigts crochus. C'était comme ça, les Ceux travaillaient pour les Cercleux. Le travail était récompensé à l'efficacité et Lia n'avait pas le physique suffisant pour ramener un ticket en fer ou même en argent. Elle tira d'un coup sec pour le dégager des mains de la guichetière avant de suivre le même couloir que les autres. Il la mena tout droit au dehors, à flanc de caverne. L'escalier qui la ramènerait au territoire des Ceux n'était qu'à quelques mètres de l'entrée de la raffinerie.
Elle leva les yeux et maudit les nobles. Perchés dans leurs stalactites, loin des soucis d'en bas. Aucun de ces maudits oiseaux ne respirerait jamais l'air pollué des charbonniers. Le plus proche de la noblesse dont un Ceux pouvait jamais espérer s'approcher était en allant à la Gare. Et là encore, les compartiments luxueux étaient réservés à l'élite, les beaux, les riches ... les nobles. Son regard passa de pic en pic pour se poser sur l'Académie. La stalactite la plus importante. Celle qui gérait les lois et surtout la Loi. Les mots autorisés c'était elle. Les mots interdits c'était elle. Mais l'innocent qui pourrissait injustement dans les geôles froides de l'institution, c'était Lia, elle-même et personne d'autre.
Elle se mâchouillait la lèvre inférieure quand quelqu'un la bouscula, la ramenant à la réalité. Son ticket lui avait échappé des mains et elle s'empressa de le ramasser. Les derniers ouvriers venaient de quitter l'usine et elle se retrouva seule à fixer sa fine feuille de cuivre. Le chiffre importait peu, il serait toujours insuffisant pour vivre correctement. Le ticket se vit vulgairement enfoncé dans la poche alors qu'elle rejetait l'escalier vers le bas pour suivre le mur de la caverne. Après une petite marche, elle descendit une petite pente en colimaçon qui s'enfonçait dans le sol. Elle n'avait pas l'intention de rentrer tout de suite.
Une dernière courbure laissa apparaître une porte de bois ronde joliment décorée. La faible lumière du néon laissait voir sa couleur verte éclatante. Une petite fleur de bronze polie trônait seule dans le linteau de la porte. Lia tira sur la cordelette qui sortait du mur et rapidement un des pétales de la fleur se transforma en tambour pour le petit marteau actionné mécaniquement qui servait de sonnette. La porte s'ouvrit.
Tout l'intérieur était en courbes. Les poutres, les portes et chaque meuble semblait vouloir faire part de ses inflexions au regard. La première fois, Lia avait trouvé ça très inconfortable à regarder, chaque coup d'œil avait alors provoqué chez elle un tangage certain. Puis elle s'y était fait et avait même fini par apprécier le style incurvé de l'endroit.
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Le Dealer de Mots
FantasyLes mots ont disparu. Du moins pas tous. Suite à la guerre, nombre de mots ont été purement et simplement bannis. Dans ce monde de prohibition où on ne s'exprime plus que simplement et techniquement, parler de sentiments est devenu difficile. Des re...