Chapitre 19 - Le point fixe de mes songes disparates

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(chanson en média, et pas n'importe la quelle!)

POINT DE VUE D'ALEX

Quand on perd un être cher, on a l'impression, les premiers jours suivant le décès, de tout vivre deux fois - une fois pour soi, et une fois pour cette personne. On entend les oiseaux chanter plus fort, on ressent le froid différemment et même l'intensité du vent semble décuplée. On est comme plongé dans une bulle, un coma permanent. Je suis bloqué dans ma tête et j'ai perdu les deux personnes les plus importantes de ma vie - le premier est mort, et l'autre m'a menti. J'avale ce qu'il reste de ma coupe de champagne. Le champagne. Voila bien la seule chose qui rend les enterrements supportables.

- Alex !, s'exclame tante Rita. Tu ne devrais pas boire autant. A ton age...

- Quoi, à son age ?, réplique oncle Roger. C'est un homme maintenant ! A ce propos... Tu as déjà réfléchi pour tes études supérieures ? Tu sais que nous cherchons quelqu'un pour reprendre le cabinet...

Je reste sans réaction. 

- Je ne pense pas que ce soit le moment de parler de ça, intervient mon père. Alex, j'ai besoin de toi en cuisine.

Je le suis jusqu'a la petite cuisine aux murs jaunes de notre maison de banlieue.

- Je dois faire quelque chose ?, je demande. 

Il me prend par les épaules et me conduit jusqu'a une chaise en bois dans le coin de la pièce.

- Assieds-toi un peu et respire. Je comprends que tu n'aies pas envie de parler à tous ces gens, Alex. Rien ne t'oblige à être agréable : tu viens de perdre ton frère, tu as mal.

- Papa ?

- Oui ?

- Je peux aller faire un tour ?

Il me fait un demi sourire. 

- Vas-y. Les clés sont dans le hall. Et sois prudent.

Je me lève, vais chercher les clés et je sors. L'air est plus frais, et chargé d'humidité. Le mois de juillet est derrière nous, maintenant. Il est parti et a emporté avec lui l'innocence et l'espoir qui nous habitaient, moi, Jane et tous les autres. Je ne crois plus en rien désormais. En partant, je ne sais pas vraiment où je vais. Tiens, ça me fait penser à quelqu'un. 

Jane, Jane, Jane.

Qu'as tu fait ? 

Le soleil se couche sur la plaine. J'aimerai aller jusqu'à lui mais il est si loin. "Je demande si les couchers de soleil sont les mêmes où que l'on aille". C'est Jane qui avait dit ça. Moi, je pense surtout que tout dépend d'avec qui on les partage et en l'occurence, aujourd'hui, je suis seul. Ce n'est pas une si mauvaise chose, d'être seul. Jane adorait cela, elle disait que la solitude, c'était le seul moment où elle pouvait être elle-même. Elle disait aussi que discuter avec moi, c'était comme être seule, avec la solitude en moins. C'était un compliment - en tout cas, je le prends comme tel. Moi aussi, j'avais l'impression d'être seul quand je discutais avec elle. Parce que je pouvais tout dire. Je pouvais être qui je voulais. Il y avait le coté magique de la première rencontre, bien sur, et de l'imprévu, mais étions-nous faits pour rester ensemble sur le long terme - six mois, une année, voire toute une vie ? J'aurai aimé le croire, pourtant aujourd'hui, comme je l'ai déjà dit, je ne crois plus en rien. Bientôt, le soleil va se lever de l'autre coté de la  terre, emportant tout l'espoir qui me restait pour l'emmener là-bas. Et la nuit va tomber. Encore une fois. La vie continue pour tout le monde alors que la mienne s'arrête.

Je m'arrête à une station essence, mais pas pour prendre de l'essence. Je me gare sur le coté. La blancheur des néons à l'intérieur du magasin rivalise avec la douceur du coucher de soleil. J'achète des sandwichs en triangle et une bouteille de vodka.

- Ca fera dix-sept dollars. 

Je pose un billet de vingt sur le comptoir et je m'en vais, emportant mon festin. Quand je rallume l'autoradio, c'est une chanson de Queen qui passe - et pas n'importe la quelle.            Love of my life. 

Ma mère adorait cette chanson, d'ailleurs, dès qu'une chanson de Queen passait à la radio, elle nous faisait taire. Elle nous faisait taire et, avec cette lueur d'excitation dans les yeux, elle nous disait, tout doucement "Ecoutez, les enfants. Ce que vous entendez la, c'est le plus grand artiste de tous les temps. Plus jamais vous n'entendrez quelque chose d'aussi bon. Les meilleures chansons ont déjà été écrites. Ca me désole."

Je ne sais pas si elle a raison, mais je sais que même si un jour, un groupe sorti de nulle part finissait par égaler Queen, elle ne serait pas là pour le voir. C'est peut-être ça, le vrai drame.

J'ouvre la bouteille de Vodka, décidé à faire l'impasse sur les sandwichs d'autoroute. L'odeur forte et entêtante me brûle le nez. 

Alex, qu'est ce que tu fais ? 

Alex, ne réfléchis pas.

Ne réfléchis plus.

Vivre, c'est mourir.

D'accord, vivre, c'est aimer.

Mais aimer, c'est souffrir.

Et je souffre. 


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