- chapitre 1

1.9K 110 34
                                    



Il neigeait souvent dans cette région. Des vents d'hiver glacés d'amertume. Je m'y étais faite, car je devais m'y faire. Se plaindre n'avait jamais été dans les cordes de ma mère, alors je m'étais résolue à combattre l'impétuosité de la vie, quoi qu'il advienne. C'était du moins la seule chose qui m'étais permise de faire pour honorer la mémoire de mes deux parents perdus par la sévérité et la rudesse de leur allégresse.

Ce n'était pas comme dans les livres insidieux et illusoires dans lequel perdre sa famille rendait le personnage insensible et intrépide. Tout ce baratin se résumait à de la vulgaire poudre aux yeux. Faire le deuil d'une existence ne rendait jamais plus fort, cela nous consumait inexorablement. C'était comme cela, il fallait l'accepter. Alors on l'acceptait, parce que nous n'étions que des pauvres bêtes impuissantes et fébriles, dans un monde bien trop vaste pour nous. Je me croyais plus forte, usée par notre époque. Mais cela n'avait jamais été plus qu'une minable croyance. Et par ailleurs, cela également, il fallait l'accepter.

J'enfilai ma blouse beige, n'oubliant surtout pas de retourner une à deux fois mes manches. D'un bref geste de la main, je remis correctement les quelques mèches qui retombaient sur mon front. Je relevai la tête et soufflai brusquement, espérant évacuer une quelconque nervosité. J'essayais toujours d'être maître de choses que je ne pouvais inévitablement pas contrôler.

Je poussai doucement la porte en verre. J'eus l'impression que j'entrai dans une nouvelle vie, et cette pensée me déroutait autant qu'elle me rassurait. Certains internes avaient déjà pris place sur les quelques chaises. Je m'arrêtai un instant, quelques secondes à peine, pour me laisser le temps. Le temps de balayer du regard l'illustre pièce, les visages impatients des jeunes médecins. Les jeunes médecins insoucieux, ignorant du monde qui les attend et qui n'en fera qu'une bouchée. C'était toujours comme cela. On croyait invariablement tout savoir jusqu'à ce que la réalité mécontente, nous frappe.

Je m'assis près d'une large lucarne, au fond de la salle. Je pouvais de cette manière me divertir, passer le temps de l'attente à observer les flocons gambader dans le vent. Je n'aimais pas l'agitation, l'écho des rires forcés des gens tentant de se faire accepter. Je n'aimais pas l'atmosphère sournoise des rentrées, les faux semblants de bienséance, les formules de politesse toutes faites et véreuses. Les gens essayaient de se lier dès le début, pour mieux se desservir entre eux. Il fallait être lucide, nous étions malgré nous. Alors je préférai me muer dans une solitude protectrice, fidèle à une personne uniquement : moi-même.

Subitement, un silence se fit dans la pièce, alors je détournai les yeux de la tempête extérieure. Un homme vêtu de blanc se tenait sur une estrade, à l'avant. Je dus plisser plusieurs fois des yeux pour distinguer clairement sa figure blême, tant la pièce était immense. Je ne pus seulement me mettre d'accord sur le fait qu'il s'agissait d'un homme plutôt grand de taille.


- Bonjour à tous, je suis docteur Wang.


Il avait dit cela en redressant quelque chose sur l'arête de son nez, je compris alors qu'il portait des lunettes, ce qui lui donnait un air sérieusement stricte. Je retins difficilement un sourire à l'entente de quelques « bonjour » enfantins, tentant d'ores et déjà d'attirer l'attention du chirurgien qui contait nous professer.


- Inutile de vous dire qu'aujourd'hui vous êtes trente, mais dans un mois, vous ne serez plus que dix. dit-il d'un ton dur


Je posai ma tête au creux de ma joue, je trouvai cela ennuyeux.


- Bien, vous allez être séparer par groupe de dix. Chaque groupe aura comme responsable, un de nos chirurgiens.


Suite à ces mots, il se dirigea vers son bureau, prenant entre ses mains un tas de papier. Il toussa légèrement, comme pour se donner une certaine contenance, avant de lire à voix haute les noms de chaque interne, afin de les répartir dans trois groupes distincts.


- Kim Soo.


Je me levai, et me dirigeai vers le groupe à sa gauche. Je sentais les regards sur ma personne. En réalité, je n'étais pas une grande sociétale. Quand bien même l'on me fixait avec toute la malveillance du monde, cela ne me déroutait en aucun point. Je n'étais vraisemblablement conscience des raisons qui me permettaient d'être immunisée face à tous ces regards appuyés. Peut-être était-ce dut au fait que j'étais restée à l'écart. Le genre de comportement tout-à-fait condescendant qui agace les plus impulsifs. Mais, à en juger le nombre de personnes qui me jaugeait fermement, il devait alors sans doute y avoir beaucoup, vraiment beaucoup, de gens impulsifs.


- Bonjour, je suis docteur John. Je suis chargé de m'occuper de votre groupe, veuillez me suivre.


Je sursautai et me retournai vers l'auteur de cette voix. C'était un homme plutôt grand de taille, cheveux teints en blond, le regard noisette. Il paraissait jeune, et déjà bien sévère. Notre groupe entreprit de le suivre, et je suivis le pas.

Docteur John nous montrait les différents endroits du bâtiment. Celui-ci était tout simplement immense, j'en étais émerveillée, véritablement. La couleur crème des murs était apaisante et le bruit de nos pas résonnant dans le couloir m'amusais.


Nous avions donc passé l'après midi à l'intérieur, parlant des valeurs que devait acquérir un futur éventuel chirurgien, parce que nous étions tous ici pour devenir ça. Un chirurgien. Cette personne qu'on laisse charcuter notre corps, avec entière confiance.

Vers seize heures, docteur John nous laissa champ libre. C'était un peu comme une pause, sauf que moi je n'en éprouvait aucunement le besoin. Alors, les mains dans les poches, je déambulai dans les couloirs de l'hôpital.

Je me trouvai devant les blocs opératoires, l'endroit où se déroulait les opérations. D'ailleurs, il y en avait une en cours. Je souriai et me dirigeai à l'étage, pour pouvoir voir cette opération dans des gradins situés en hauteur. Mais arrivée en haut, je fûs surprise de voir une dizaine de personne assise. Je soufflai et m'assis en retrait au bout des gradins en bois clair.

Je ne comprenais pas pourquoi autant de monde assistait à cette opération. Je clignai plusieurs fois des yeux, avant de m'attarder sur l'opération qui se déroulait sous mes yeux. Le chirurgien exécutait une chirurgie vasculaire, c'est à dire une chirurgie s'attardant sur les vaisseaux de notre organisme.


- Il est si impressionnant. murmura une fille à côté


Il était vrai que ce qu'il faisait était d'une minutie et d'une précision hors norme. Chaque geste qu'il faisait était fluide, il n'y avait aucune hésitation, rien qui puisse laisser croire que c'était un amateur. Je posai mes coudes sur mes genoux, rapprochant ma figure de la vitre nous séparant du bloc.

Puis, les gens commencèrent à applaudir. C'était la fin. Le chirurgien avait abouti avec brio son opération. Il enleva son tablier bleu, avant de lever la tête vers les tribunes de ses quelques admirateurs. Sans savoir pourquoi, ni comment, ses pupilles aussi sombres que la nuit se plantèrent dans les miennes, je sentis mon cœur louper un battement. Rien dans ce regard, ne pouvait être lu, ni compris. C'était comme si un gigantesque mur siégeait fièrement à l'intérieur de ses iris.

Ce moment ne devait durer qu'un court instant, mais il sembla durer aussi longtemps qu'une éternité, aussi longtemps que l'infini. Puis, il tourna la tête, plongeant son regard autre part, avant de quitter la pièce.



Paradoxe | P.JMOù les histoires vivent. Découvrez maintenant